3. L’ubiquité d’auteur

Gide adopte une position omnisciente face à sa création, c’est-à-dire qu’il garde un œil attentif sur chaque personnage, s’efforce d’être partout et de tout observer. Comme le narrateur des Nourritures terrestres, il s’assume comme un être sensuel et laisse venir à lui les émotions du monde pour s’en imprégner :

« Je sors dès le matin ; je me promène ; je ne regarde rien et vois tout ; une symphonie merveilleuse se forme et s’organise en moi des sensations inécoutées[1]. »

Cette vision d’esthète qui semble savourer la contemplation de ses propres sentiments, comme à l’écoute de lui-même, prédispose Gide à une attitude passive devant la vie et l’image qui nous en est donnée.  Ainsi, le désir d’une vie en quelque sorte vécue par procuration va compléter, tout en la relativisant, cette ubiquité d’auteur. Gide ressent le besoin et le plaisir d’éprouver ses émotions en liaison avec autrui. Il avoue même en être d’autant plus touché :

« D’autre part j’ai une grande abondance de larmes à répandre s’il s’agit des chagrins d’autrui, que je sens beaucoup plus vivement que les miens propres[2] »

Le fait d’être davantage affecté par ce qui touche l’autre nous incite à penser que Gide est plus impressionné par l’expression visuelle d’une émotion que par son motif. Il semble l’éternel spectateur du théâtre du monde, considérant d’un regard perçant mais distant les complexes manifestations sentimentales de ses semblables. Dès sa plus tendre enfance, Gide nourrit de l’intérêt pour les êtres qui lui font face, et surtout de la curiosité pour ce qu’ils peuvent ressentir, mais aussi pour la manière par laquelle ils perçoivent et appréhendent le monde. C’est le cas lorsque Gide apprend que son ami Mouton perd progressivement la vue et se demande ce qu’il peut distinguer :

« Je m’en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours, m’exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m’efforcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver[3]. »

Les sentiments compatissants de Gide se trouvent liés de façon significative avec son désir de se mettre à la place de son ami. On a l’impression que son extrême sensibilité – sensiblerie ? – le pousse à éprouver davantage que ses propres sensations et l’invite à prendre part au malheur d’autrui. Cependant, ce phénomène de substitution n’intervient pas toujours lors de scènes tristes, mais touche aussi les moments de joie. C’est le cas notamment lorsque l’enfant consulte avec son père un vieil ouvrage livré aux parasites :

« Le juriste, en consultant un vieux texte, avait admiré ces petites galeries clandestines et s’était dit : “Tiens ! cela amusera mon enfant.” Et cela m’amusait beaucoup, à cause aussi de l’amusement qu’il paraissait lui-même y prendre[4]. »

Remarquons d’emblée que ce qui rapproche le père et le fils ici est le plaisir curieux et studieux de la contemplation, c’est-à-dire de l’acquisition sans malice d’une image exempte de complexité ou d’arrières pensées. Cependant, le récit de Gide nous en donne une vision finalement très subjective puisqu’il avoue que son intérêt provenait davantage de la joie complice de son père que de la source même de cette joie, c’est-à-dire le festin incongru des insectes cellulophages. L’enfant se montre plus sensible à l ‘écho du plaisir provenant d’autrui, qu’à l’origine de ce plaisir. Pourtant, ce second degré se trouve à nouveau remis en question puisque Gide n’est même pas certain que son père ne fasse pas que paraître s’amuser pour convaincre son fils. Ainsi, d’une image basique et positive, on passe à une représentation ambiguë dans laquelle les deux personnages semblent s’observer mutuellement et rester sur leurs gardes.

Plus tard, à la mort de son père, Gide semble se tenir une fois de plus à distance de l’événement et de ses propres sentiments :

« En route j’appris tout. Pourtant mon chagrin n’éclata que lorsque je vis ma mère en grand deuil[5]. »

Là encore, l’enfant se montre plus impressionné par la représentation visuelle et imposée du deuil, que par ce qui l’a déclenchée, tout au moins dans un premier temps. Gide reçoit très vivement la signification du changement d’apparence de sa mère et se montre sensible à l’écho douloureux qu’il transmet. C’est l’image qui déclenche les sentiments et la réaction émotionnelle de l’enfant. Plus tard, lors d’un voyage en Italie avec Paul Laurens, Gide raconte quelle satisfaction ils éprouvent à discuter ensemble lors des repas :

« Nous y pesions toutes nos idées ; nous les passions au laminoir, au crible ; nous les contemplions dans l’esprit de l’autre se refléter, se développer, se parfaire[6] ».

Le processus d’écho semble cher à Gide qui peut contempler ainsi les reflets émis par les idées chez un autre esprit que le sien. Le dialogue devient donc l’alimentation en matières d’autrui puis l’observation attentive du résultat de l’interprétation de l’interlocuteur. Gide est plutôt celui qui se met en retrait face à la personne qui parle, qui guette et cherche à déceler l’émotion qui survient. La même démarche le guide en tant qu’auteur, et l’attente s’opère désormais devant le personnage, non plus devant la personne. Il paraît s’imprégner de la boutade de Nietzsche qu’il cite dans Si le grain ne meurt :

« Tout artiste n’a pas seulement à sa disposition sa propre intelligence, mais aussi celle de ses amis[7]. »

De cela Gide est convaincu et demeure conscient de la richesse disponible pour celui qui sait regarder et écouter. La vie par procuration de Gide devient une sorte de réserve dans son œuvre littéraire. Il est celui qui se met en retrait devant ses personnages, qui apprend à les observer, à les comprendre : auteur omniscient, il éprouve de la réticence à devenir omnipotent. Les personnages doivent vivre et évoluer par eux-même, acquérir presque seuls une autonomie. Gide s’en explique dans le Journal des Faux-Monnayeurs :

« Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont[8]. »

Si Gide est l’interlocuteur privilégié de ses personnages, il est aussi à leur service et à leur écoute : leur image doit se présenter d’elle-même au créateur et leur personnalité s’affirmer progressivement. Ainsi, il semble que plus les personnages prennent de liberté et de vie, plus leur auteur s’évanouit, devient presque transparent. Cet oubli de soi est aussi propre à Gide et participe de son éthique et de sa philosophie créative :

« De même dans la vie, c’est la pensée, l’émotion d’autrui qui m’habite ; mon cœur ne bat que par sympathie. C’est ce qui me rend toute discussion si difficile. J’abandonne aussitôt mon point de vue. Je me quitte et ainsi soit-il[9]. »

La prépondérance de la relation à autrui et l’attention portée à sa réflexion entraînent partiellement la mise en parenthèse de lui-même qu’assume Gide. C’est aussi une manifestation de l’attrait de Gide pour une complexe personnalité protéiforme, mais aussi pour une ubiquité qui le pousse à épouser d’autres idées que les siennes :  partager et éprouver les mêmes sentiments, c’est aussi exister dans l’autre. Gide s’en explique plus longuement :

« Ce besoin […] qui me fait sans cesse préférer autrui à moi-même, n’est peut-être, après tout, qu’un besoin de m’échapper, de me perdre, d’intervenir et de goûter à d’autres vies[10]. »

C’est cela aussi, sans doute, qui attire le romancier et le pousse à inventer des personnages qui ne feront que prolonger en les développant les esquisses de ses affinités, de ses désirs. L’auteur s’efface devant son œuvre pour mieux exister. C’est ce que signifiait cette formule des nouvelles Nourritures :

« La vraie éloquence résigne l’éloquence ; l’individu ne s’affirme jamais plus que lorsqu’il s’oublie. Qui songe à soi s’empêche[11]. »

Ce qui peut apparaître comme un paradoxe devient une certitude directrice pour Gide et va contribuer à lui faire voir plus lucidement et plus méticuleusement. Le désir de se perdre en contemplation, de se laisser de côté face au sujet pour mieux le laisser vous impressionner ne quittera plus Gide et lui fera écrire, lors de son voyage au Congo, durant une partie de chasse :

« Ah ! que je voudrais m’arrêter, m’asseoir, ici, sur le flanc de cette termitière monumentale, dans l’ombre obscure de cet énorme acacia, à épier les ébats de ces singes, à m’émerveiller longuement. […] Assurément je ne serais pas immobile depuis quelques minutes, que se refermerait autour de moi la nature. Tout serait comme si je n’étais pas, et j’oublierais moi-même ma présence pour ne plus être que vision[12]. »

Ici, l’oubli est à ce point prononcé que même les personnes se trouvent effacées du récit pour ne laisser que l’environnement végétal et animal, c’est-à-dire un gigantesque tableau vivant emprisonnant l’observateur et s’adressant à sa sensibilité visuelle. Gide pousse l’oubli de soi jusqu’à se dissimuler derrière le narrateur, s’effaçant comme auteur et s’entretenant parfois avec lui-même par narrateur interposé. Ainsi, dans Geneviève, Gide donne la parole à ses multiples aspirations, exposant des positions opposées et cependant personnelles :

« Nous voici bien loin, M. Gide, des considérations qui dictent vos livres. Vous disiez, il m’en souvient : “J’écris pour être relu” ; quant à moi, tout au contraire, j’écris ceci pour aider celui ou celle qui me lit à passer outre[13]. »

Gide sert de trait d’union au triptyque des L’École des Femmes et devient la personne à qui sont soumises successivement les correspondances des personnages. Grâce à ce jeu de narrateurs et d’auteur, il est juge et parti, et peut décliner encore différemment une ubiquité littéraire. On peut rencontrer des limites à ce processus qui se traduisent par un désir chez Gide d’unité et d’unicité. Ainsi, dans ses Feuillets d’Automne, il écrit :

« Oh ! ne pouvoir jamais être que quelque part ! ne jamais être que quelqu’un[14]… »

Dans ce cri pathétique, c’est la volonté de n’être plus que soi-même, en toute cohérence et en toute plénitude qui apparaît. D’habitude, le véritable Gide se tient en retrait derrière toutes ses formes et ses jeux d’existence, et ce n’est que leur totalité qui parvient à le définir fidèlement.



[1] p. 135, NT.

[2] p. 366, SGNM.

[3] p. 14, SGNM.

[4] p. 15, SGNM.

[5] p. 91, SGNM.

[6] p. 313, SGNM.

[7] p. 257, SGNM.

[8] pp. 75-76, Journal FM.

[9] p. 68, Journal FM.

[10] p. 107, Journal FM.

[11] pp. 182-183, NN.

[12] p. 847, Voyage au Congo.

[13] p. 1361. Gide, André, Geneviève, 1936 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[14] p. 15. Gide, André, Feuillets d’Automne, Livre de Poche, Paris, 1971.