4. L’enthousiasme dans l’admiration

C’est tout naturellement que Gide se livre à la contemplation de ce qui l’entoure, prenant pour credo un regard toujours neuf sans cesse mouvant. Nous avons vu comment son cheminement vers autrui le pousse à éprouver des sentiments qui ne lui sont pas forcément propres. Rien d’étonnant alors que Gide exprime une grande joie de partager les émotions. Il s’en explique tout d’abord à la date du 12 mai 1892 de son Journal :

« Si je n’écris plus de journal, si j’ai horreur des lettres à écrire, c’est que je n’ai plus d’émotions personnelles ; je n’ai plus d’émotions, que celles que je veux avoir, ou que celles des autres[1]. »

Gide reçoit les émotions des autres par l’observation et considère cette faculté comme une richesse et une garantie de dynamisme intellectuel :

« L’important, c’est d’être capable d’émotions ; mais n’éprouver que les siennes, c’est une triste limitation[2]. »

À la manière de Gygès, Gide semble à la recherche d’un anneau qui lui permettrait de disparaître et de s’oublier en autrui afin d’éprouver sans cesse des émotions variées, de devenir perpétuellement un être nouveau et irremplaçable. A défaut de pouvoir regarder par les yeux d’un autre, il reste l’espoir heureux de partager sa vision, d’éprouver durant un moment même très furtif la même sensation visuelle, le même émerveillement esthétique. C’est cette image ataraxique que Gide nous donne des premiers moments de bonheur entre Robert et Éveline :

« C’était si merveilleux de se perdre et de s’oublier dans une admiration commune que, devant la grande fresque de l’Angelico, sans y songer je lui ai pris le bras, ce dont je ne me suis aperçue que lorsque du monde est entré dans la petite chapelle, où jusqu’à ce moment nous étions demeurés seuls[3]. »

La douceur du moment est telle qu’elle enlève à Éveline la conscience de ses actions. La communauté visuelle des deux personnages entraîne un rapprochement physique et influe sur leur comportement. De cette joie résulte l’abandon de son intégrité pour l’ouvrir à une personne étrangère. À l’inverse, de la tristesse survient d’être le seul à contempler un objet. L’œuvre d’art se conçoit comme un référentiel censé concentrer les regards de plusieurs admirateurs pour mieux les unir, et au-delà rapprocher les êtres eux-mêmes. C’est ce qu’affirme le narrateur des nouvelles Nourritures :

« je préfère le repas d’auberge à la table la mieux servie, le jardin public au plus beau parc enclos de murs, le livre que je ne crains pas d’emmener en promenade à l’édition la plus rare, et, si je devais être seul à pouvoir contempler une œuvre d’art, plus elle serait belle et plus l’emporterait sur la joie ma tristesse.

Mon bonheur est d’augmenter celui des autres. J’ai besoin du bonheur de tous pour être heureux[4]. »

 

On discerne évidemment Gide derrière le masque de ce narrateur et sa grande préoccupation – presque obsessionnelle – d’autrui. Ainsi, mieux vaudrait renoncer à jouir égoïstement de la beauté d’un objet plutôt que de n’en récolter que tristesse et isolement. Gide veut refuser ce qui n’est pas partagé, et réfuter l’hypothétique bonheur d’un solipsisme visuel. La contemplation doit s’effectuer en harmonie avec le monde extérieur et participer à l’épanouissement personnel. C’est ainsi que Gide conçoit et met en œuvre l’admiration qui l’habite.

Attardons-nous quelques instants sur ce sentiment qui semble riche et développé dans l’œuvre de Gide. Admirer, étymologiquement admirari, c’est s’étonner, mais avant tout ad + mirari qui signifie regarder vers, tourner son regard, considérer précisément. Ainsi, l’admiration passe prioritairement par la vision même si par la suite il est possible d’admirer de la musique, une odeur ou une saveur. Le dictionnaire nous propose une signification plus généraliste et définit l’admiration comme un « sentiment de joie et d’épanouissement, de plaisir mêlé d’étonnement devant ce qu’on juge supérieurement beau ou grand. » Chez Gide, comme souvent, une plus grande complexité survient. Celui qui admire est d’abord un observateur du monde et de ceux qui y évoluent. Cependant, bien qu’au cœur de ce qui l’intéresse et le passionne, cet observateur reste en retrait face à ce qu’il contemple, délibérément extérieur à la vision. Il entre aussi dans l’admiration l’idée d’un jugement esthétique et même moral, lié au regard appliqué. C’est ainsi que l’observateur participe à au processus et livre ses propres convictions. L’écho du sentiment admiratif se manifeste dans le contentement ou l’épanouissement du spectateur, voire dans la reconnaissance de qualités curieuses ou étonnantes, qui méritent considération. Le personnage le plus conforme à cette sorte de cahier des charges est le pasteur de la Symphonie pastorale. En effet, on peut relever une dizaine d’occurrences appartenant au champ lexical de l’admiration dans les deux cahiers qui constituent l’œuvre. Pour le simple serviteur et l’humble créature de Dieu, s’efforcer d’observer sans préjugés et sans malice constitue déjà une sorte de prière :

À propos de Gertrude : « J’admire le peu de difficulté qu’elle trouvait à formuler ses pensées[5] » ; « j’admirais souvent avec quelle promptitude son esprit saisissait l’aliment intellectuel que j’approchais d’elle[6] » ; « ce que j’admire surtout en Gertrude, c’est sa mansuétude infinie[7] » ; « j’admire aujourd’hui la grâce rythmée des mouvements qu’elles arrivent à faire[8] ».

L’observateur se confond avec le juge et le tuteur. L’admiration est la gratification que récolte le maître face au développement harmonieux d’un bon élève. Lorsqu’il fait allusion à son fils Jacques, le pasteur est plus mesuré et utilise le conditionnel :

« si je ne souffrais de rencontrer, dans un si jeune esprit, déjà tant de raideur doctrinal, j’admirerais sans doute la qualité de ses arguments[9] ».

Il est intéressant de noter que c’est ce même conditionnel que le pasteur prête aux pensées de Gertrude lorsqu’il l’imagine regardant Jacques :

« si elle pouvait y voir, Gertrude ne laisserait pas d’admirer ce grand corps svelte, à la fois si droit et si souple, ce beau front sans rides, ce regard franc, ce visage enfantin encore, mais que semblait ombrer une soudaine gravité[10]. »

L’admiration dans l’esprit du pasteur reste directement liée à la vue puisque Gertrude semble en être exclue par sa cécité. C’est pourtant aussi ce qui la protège de la laideur du monde : le retour à la vue ne sera pour elle qu’un bref moment mortifère puisqu’elle sera incapable de concilier son univers sensuel familier et la nouveauté d’une vision bouleversante et traumatisante. Gide ne condamne pas du tout la vue mais plaide pour l’éducation et l’application rigoureuse de l’esprit critique à l’observation, l’admiration devenant l’aboutissement potentiel de ce processus.

Au cours des récits qu’il donne de ses voyages, Gide recourt volontiers au champ lexical d’admirer. Écoutons-le s’en expliquer, un peu plus de trois mois après le début de son récit, le 28 septembre 1925 :

« Route admirable ; ce mot revient souvent sous ma plume, surtout après une nuit de bon sommeil. Je me sens le cœur et l’esprit léger, point trop bête, et tout ce que je vois me ravit[11]. »

La récurrence de ce terme témoigne de l’ouverture d’esprit dont fait preuve Gide, et garantit le dynamisme et la vivacité de sa disponibilité. Lorsque les circonstances s’y prêtent, que tout va pour le mieux, que la conscience n’est pas  distraite, la vision se fait admiration, l’œil transfigure le réel pour mieux s’en imprégner puis s’en satisfaire. L’observateur va parfois considérer globalement ce qui lui est proposé, refusant tout tri susceptible de faire s’évanouir la magie de l’instant, toute analyse devant aboutir à une description purement littéraire au détriment de l’émotion esthétique :

« Je prends ces notes trop “pour moi” ; je m’aperçois que je n’ai pas décrit Brazzaville. Tout m’y charmait d’abord : la nouveauté du climat, de la lumière, des feuillages, des parfums, du chant des oiseaux, et de moi-même aussi parmi cela, de sorte que par excès d’étonnement, je ne trouvais plus rien à dire. Je ne savais le nom de rien. J’admirais indistinctement. On n’écrit pas bien dans l’ivresse. J’étais grisé[12]. »

Gide se laisse impressionner, au sens photographique du terme, par ce qu’il peut voir. Il est émerveillé par la nouveauté, et fasciné par la variété de cette nouveauté. La contemplation lui procure une sorte de vertige qui le pousse à s’y perdre, à s’engager plus avant dans la découverte renouvelée de cette réalité étrange. Souvent l’objet de l’admiration est mieux cerné, reconnu puis commenté. Ainsi, tous les règnes – humain, animal, végétal et minéral – seront tour à tour au centre de la vision de Gide. Tout d’abord les êtres humains :

« Hommes admirables pour la plupart[13] » ; aux « cris admirablement rythmés[14] » ; sont « admirablement vêtus[15] ».

Puis les animaux :

« quelques papillons admirables[16] »

à propos de papillons aux ailes dorées : « j’en capture ainsi une dizaine d’admirables, dans un état de fraîcheur parfaite[17]. »

à propos des antilopes : « J’admire leurs bonds prodigieux ; puis brusquement toutes s’arrêtent, comme obéissant à un mot d’ordre[18]. » ; « Je n’ai jamais vu bétail plus admirable[19]. » ; « Admirable troupeau de bœufs, que Marc photographie[20]. »

à propos de papillons rouges : « Pas très grands ; d’un admirable rouge minium un peu sombre[21]. ».

 

Puis les végétaux :

« En auto jusqu’à M’Baïki, admirable traversée de forêt[22]. » ; « Par endroits, à ras du sable, d’admirables fleurs mauves qui rappellent les cattleyas[23] » ; « Quelques arbres admirables, au large empattement[24]. » ; Et j’admire la constance de ces arbres, de résister aux incendies périodiques[25]. » ; « De-ci, de-là, sur des places, au détour des rues, d’admirables arbres, vénérés sans doute, du moins préservés[26]. » ; « Les touffes de papyrus sont d’un admirable ton de vert roux » et « J’admire l’effort de tant de végétaux des contrées équatoriales, vers une forme symétrique et comme cristalline[27] » ; « Amusement de retrouver, jaillie du sable, cette même orobanche que j’admirais dans les dunes, au sud de Biskra[28] » ; « Étrange alternance d’arbres, souvent admirables, et d’espaces découverts plantés d’herbes sèches[29]. ».

Puis le paysage :

« Admirable coucher de soleil, que double impeccablement l’eau lisse[30]. ».

On peut souligner que l’allusion lapidaire à ce coucher de soleil fait écho à la longue description du lever de soleil de cette même journée du 7 septembre. C’est un peu comme si, dans l’esprit de Gide, le fait de qualifier quelque chose d’admirable suffisait à en donner la mesure et rendait inutile toute description. Ici réside peut-être aussi l’attrait de Gide pour ce mot. Cependant, comme à son habitude, il prend le contre-pied  par la suite puisque une courte phrase (« Le “Grand Marigot” est admirable ; encore rien vu de si étrange et de si beau dans ce pays[31]. ») va initier une longue description.

L’admiration continue :

« tout à coup, à mi-route, une large et profonde rivière aux eaux admirablement claires[32] » ; « j’admire cette piste de sable, où l’on a tout ôté, sauf les fleurs[33]. » ; à propos d’un gros orage : « Je me suis relevé, vers minuit, et reste longtemps assis devant la case dans la contemplation de ce spectacle admirable[34]. » ; « Le ciel s’est un peu éclairci vers le soir et, tandis que j’écris ceci, la nuit monte dans un ciel admirable[35]. » ; « Je pus admirer à loisir et pleinement éclairées, encore que le jour fût près de s’éteindre, les belles décorations de ces parois[36]. » ; « Ce n’est que passé dix heures que le soleil parvient à triompher des nuées et rétablit un ciel admirablement pur[37]. » ; « l’admirable qualité de la lumière épandue[38]. » ; « Admirables feux de brousse[39] » ; « Paysage “pour lions”. Petits palmiers-doums ; brousse incendiée. Férocité admirable[40]. » ; « Une admirable lueur orangée se répand obliquement sur le vaste verger naturel où je m’avance avec ravissement[41]. »

Gide s’abandonne et s’oublie complètement dans la contemplation de ce pays nouveau qui ne cesse de le surprendre et de l’émerveiller. Cela nous ramène au sens propre de l’admiration, c’est-à-dire ce sentiment de plaisir mêlé d’étonnement. Gide lit et découvre le paysage comme il parcourt une œuvre littéraire. Ce parallèle est accentué par les considérations artistiques qui s’insèrent de temps à autre au milieu du récit de voyage. Même en excursion, Gide reste un lecteur et un critique attentifs, susceptibles d’admiration dans un domaine plus ou moins en décalage avec l’emplacement géographique :

« On a blâmé Conrad, dans le Typhon, d’avoir escamoté le plus fort de la tempête. Je l’admire au contraire d’arrêter son récit précisément au seuil de l’affreux[42] » ; « Je relis l’oraison funèbre d’Henriette de France. À part l’admirable portrait de Cromwell et certaine phrase du début sur les limites que Dieu impose au développement du schisme, je n’y trouve pas beaucoup d’excellent[43] » ; à propos de Britannicus : Souday « ne consent à voir, dans cette pièce admirable, “ni lyrisme, ni pensée[44]” » ; « Caractère d’Agamemnon, admirablement vu par Racine[45]. » ; « Je relève dans Le Rire, cette légende admirable d’une caricature médiocre[46] ».

Soulignons aussi que si le champ lexical de l’admiration revient souvent, il est lié de façon plus ou moins ténue au mystère et à la surprise. Les adjectifs étrange et bizarre sont eux-aussi copieusement utilisés devant la nouveauté, à tel point que Gide en est bien conscient :

« Passé la rivière (la Bodangué ?), durant un kilomètre ou deux, la forêt est de nouveau des plus étranges et des plus belles. J’associe volontiers dans ce carnet ces deux épithètes, car le paysage vient-il à cesser d’être étrange, il rappelle aussitôt quelque paysage européen, et le souvenir qu’il évoque est toujours à son désavantage[47]. »

Gide nous confesse ici le début d’une explication devant la récurrence de son admiration. C’est l’émerveillement qui la motive, et cet émerveillement provient du manque de repères, de points de comparaison. Gide parvient au Congo à poser un regard neuf, délivré de préjugés, à récolter une image primitive de la réalité, protégée des parasites de la comparaison ou du souvenir. L’enthousiasme du regard se trouve dynamisé par la liberté absolue dont il jouit.

Par la suite, lors de son séjour en U.R.S.S., Gide sera à nouveau amené à utiliser le vocabulaire de l’admiration pour dresser le récit de son voyage. Il va énumérer au fur et à mesure de son parcours tout ce qui mérite de retenir l’attention :

« Les réalisations de L’U.R.S.S. sont ; le plus souvent, admirables[48]. » ; à propos des visites impromptues dans des écoles de villages : « Et ce sont ceux que j’ai le plus admirés, précisément parce que rien n’y était préparé pour la montre[49]. » ; « le peuple est admirable », « une jeunesse admirable paradait », « mais comment n’admirer point un pays et un régime capable de les produire[50] ? » ; à propos du peuple qui défile : « un très grand nombre de pauvres gens que je voyais passer offraient à mes regards quelque chose de plus admirable encore que la beauté[51] » ; « les admirables forêts du Caucase », à propos d’un lac de montagne : « Point n’était besoin de cela pour me le faire trouver admirable[52]. » ; « Ce que j’admire en Léningrad, c’est Saint-Pétersbourg[53]. » ; « Nous admirons en U.R.S.S. un extraordinaire élan vers l’instruction, la culture », à propos de l’auto-critique : « Je l’admirais de loin et pense qu’elle eût pu donner des résultats merveilleux[54] » ; « à bord d’un cuirassé que l’on vient de me faire admirer[55] » ; Camp d’enfants situé dans « un site admirable[56] » ; « l’admirable ici, c’est que ce demi-luxe, ce confort, soient mis à l’usage du peuple », « L’admirable, à Sotchi, c’est cette quantité de sanatoriums », « L’admirable, à Sotchi, c’est Ostrovski[57]. » ; « Son admirable jardin date de l’ancien régime », « J’y admire une écurie modèle[58] ».

 

Dans ce foisonnement laudatif, le champ lexical de l’admiration est utilisé au-delà de toute mesure, parfois plusieurs fois dans la même page. Si Gide envisageait son voyage de façon résolument enthousiaste et optimiste, il déchante bien vite une fois sur place. En effet, il se trouve gêné par quantité de points sensibles touchant à la liberté personnelle, à l’épanouissement individuel, à la nature rigide du régime, qu’il se refuse à passer sous silence ou à « oublier » dans son récit. L’honnêteté intellectuelle le pousse à livrer en toute intégrité la véritable vision lucide qu’il a reçue de l’U.R.S.S. On imagine très bien dès lors un Gide partagé entre son envie de dire tout le bien et tous les espoirs qu’il attendait de la mise en place d’un régime communiste, et une soif de sincérité l’incitant à dénoncer vivement les dérives et les travers de celui-ci. L’écrivain va-t-il donner libre cours à son admiration originelle, n’hésitant pas à l’amplifier, à la restituer dans toute sa ferveur, afin de pouvoir s’attarder plus facilement sur l’aspect critique de son témoignage. Gide est bien conscient que c’est sa qualité de témoin bien disposé qui lui vaut son invitation en U.R.S.S. et s’aperçoit vite des préoccupations de ses hôtes soviétiques :

« Du reste, s’ils s’inquiètent tout de même de ce qui se fait à l’étranger, ils se soucient bien davantage de ce que l’étranger pense d’eux. ce qui leur importe c’est de savoir si nous les admirons assez[59]. »

Aussi Gide se prête-t-il au jeu de l’admiration à condition qu’elle n’empiète en rien sur sa liberté de parole. Il donne de lui-même l’image d’un invité « bon public », bonhomme, qui affiche une curiosité enthousiaste et polie. De façon inédite et paradoxale, il va même pratiquer ce qu’il nomme une « admiration de confiance » :

« Dans une des usines que nous visitons, qui fonctionne à merveille (je n’y entends rien ; j’admire de confiance les machines ; mais m’extasie sans arrière-pensée devant le réfectoire[60] […]) ».

De même :

« (quant à l’usine même, je n’y entends rien et admire de confiance[61]) ».

Gide concède donc ponctuellement son libre-arbitre quant à ce qui lui est présenté, abandonne sur un domaine la faculté d’analyse et de jugement qui motive habituellement l’admiration. Il s’agit pourtant bien d’une exception et globalement l’exercice d’observation, et potentiellement d’admiration, se déroule en toute intégrité. Gide s’appuie sur la vue pour approfondir la connaissance du monde qui l’entoure, y porter un regard critique et parfois recueillir de la joie et de l’épanouissement. Le jugement qui succède à la vision participe de l’enthousiasme et de l’enrichissement de l’observateur.

Le statut mouvant de cet observateur nous permet de faire une parenthèse en nous intéressant aux difficultés du cinéma ethnographique qu’ont rencontrées Gide et Allégret au Congo. Lors du tournage, l’objectif de la caméra était perçu comme l’œil intrusif d’un étranger. On retrouve la même mise à distance, le même recul dans l’acquisition cinématographique d’images que dans le processus d’admiration. Les blancs viennent filmer les noirs et recueillir d’eux la vision la plus naturelle et la plus ordinaire possible, tentant de se faire oublier. Il n’en est pourtant pas ainsi et Allégret doit édicter quelques règles qui illustreront notre étude du regard :

« Aussi, défense de regarder l’objectif, parce qu’une telle attitude trahirait le regard intrus de l’étranger, et son travail de remodelage[62]. »

Pour ne pas être démasqué et repéré par le futur spectateur, le cinéaste doit tâcher de limiter le plus possible l’influence de son propre regard sur ses sujets. L’image qui est offerte à la caméra veut se donner comme réaliste, mais finalement vise simplement à rendre crédible le naturel qu’elle propose. Cette règle d’oubli absolu de l’objectif est confirmée par son exception, une scène où apparaît un petit garçon :

« Une fois cependant, le sourire d’un enfant, éclatant de rire après avoir achevé devant la caméra de pétrir sa boule de manioc, a échappé au contrôle ; loin d’être censurée, cette grâce mutine a été retenue pour clore, sur un effet d’humour, le cycle consacré aux Bayas[63]. »

L’objectif de la caméra, et derrière lui le regard de l’étranger, ne parvient jamais à disparaître complètement, en se contentant de saisir les images d’un quotidien qu’il ne modifie pas. Aussi en retrait qu’il se place, le contemplateur extérieur déteint sur les autochtones et infléchit leur comportement. On est loin de ce qu’ambitionnait Allégret :

« Nous souhaitions que le spectateur fût aussitôt enveloppé, comme nous l’avions été nous-mêmes, par l’atmosphère de ce pays mystérieux ; et qu’il devînt indiscrètement l’observateur secret d’une humanité sans histoire[64]. »

Ces images dérobées, cette sorte de voyeurisme exotique ne seront possible qu’au prix de multiples mises en scène qui figeront un peu la spontanéité des protagonistes en garantissant un résultat minimal. Cependant, l’inquiétude curieuse provoquée par la caméra souligne le statut et l‘importance universelle de l’image pour les êtres humains :

« il était difficile de triompher de l’appréhension que l’appareil causait à ces êtres superstitieux, qui gardaient toujours une crainte vague, sachant que nous nous emparions de leur image ; une partie d’eux-mêmes entrait dans une boite et allait être emmenée on ne sait où[65]. »

La réaction des Congolais illustre la puissance accordée à l’image par chacun, comme reflet très personnel de notre identité mais aussi comme propriété précieuse et vulnérable. La curiosité de Gide et Allégret les pousse vers autrui à la recherche de nouvelles représentations. C’est le même désir de partager sa contemplation et son admiration qui anime l’écrivain et le cinéaste, une sorte d’enthousiasme positif et dynamique de la vision.



[1] pp. 30-31, Journal, t. I.

[2] p. 31, Journal, t. I.

[3] p. 1260. Gide, André, L’École des Femmes, 1929 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[4] pp. 194-195, NN.

[5] p. 893. Gide, André, La Symphonie pastorale, 1919 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[6] p. 899, ibid.

[7] p. 917, ibid.

[8] p. 920, ibid.

[9] p. 915, ibid.

[10] p. 904, ibid.

[11] p. 715, Voyage au Congo.

[12] p. 694, ibid.

[13] p. 686, ibid.

[14] p. 767, ibid.

[15] p. 851, ibid.

[16] p. 734, ibid.

[17] p. 773, ibid.

[18] p. 806, ibid.

[19] p. 835, ibid.

[20] p. 836, ibid.

[21] p. 854, ibid.

[22] p. 734, ibid.

[23] p. 749, ibid.

[24] p. 760, ibid.

[25] p. 769, ibid.

[26] p. 826, ibid.

[27] p. 829, ibid.

[28] p. 836, ibid.

[29] p. 848, ibid.

[30] p. 700, ibid.

[31] p. 740, ibid.

[32] p. 748, ibid.

[33] p. 749, ibid.

[34] p. 758, ibid.

[35] p. 763, ibid.

[36] p. 785, ibid.

[37] p. 796, ibid.

[38] p. 799, ibid.

[39] p. 801, ibid.

[40] p. 821, ibid.

[41] p. 828, ibid.

[42] p. 692, ibid.

[43] p. 699, ibid.

[44] p. 798, ibid.

[45] p. 821, ibid.

[46] p. 853, ibid.

[47] p. 748, ibid.

[48] p. 16. Gide, André, retour de l’U.R.S.S., 1936 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1936.

[49] p. 21, ibid.

[50] p. 26, ibid.

[51] p. 28, ibid.

[52] p. 32, ibid.

[53] p. 35, ibid.

[54] p. 51, ibid.

[55] p. 55, ibid.

[56] p. 58, ibid.

[57] p. 60, ibid.

[58] p. 61, ibid.

[59] pp. 53-54, ibid.

[60] p. 43, ibid.

[61] p. 69, ibid.

[62] pp. 14-15. Durosay, Daniel, article Images et imaginaire, paru dans le Bulletin des amis d’André Gide, Vol. XVI, octobre 1988.

[63] idem.

[64] p. 38, Allégret, Marc, article Voyage au Congo, paru dans le Bulletin des amis d’André Gide, Vol. XVI, octobre 1988.

[65] p. 39, ibid.