Chapitre 2 : Un aperçu du regard

Attardons-nous quelques instants sur ce regard qui est au centre de notre étude, et tentons de cerner au plus près sa nature profonde en nous demandant quelle est sa tâche, de qui il provient, dans quelle mesure s’étend sa diversité.

1. Quelle fonction ?

1.1. :Vecteur des émotions

Le regard chez Gide est d’abord le véhicule des émotions, le moyen privilégié pour les personnages de communiquer. Outre son utilité purement informative, il se trouve chargé de sentiments qui le dépassent pour devenir une sorte de vecteur, de médium. Cette faculté de créer instantanément un lien d’un être à un autre n’a pas échappé à Gide. Ainsi, dans son Retour de l’U.R.S.S., il constate :

« Aussi bien nulle part autant qu’en U.R.S.S. le contact avec tous et n’importe qui, ne s’établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt – parfois un regard y suffit – des liens de sympathie violente[1]. »

Le regard est la petite étincelle qui permet d’instaurer le contact, d’entamer la relation. Une fois la liaison établie, il est possible de communiquer des émotions. Dans les nouvelles Nourritures, Gide écrit qu’on peut partager son bonheur en le montrant sur soi :

« Il me parut que le meilleur et plus sûr moyen de répandre autour de soi le bonheur était d’en donner soi-même l’image et je résolus d’être heureux[2]. »

On ne connaît et maîtrise vraiment que son propre être. Ainsi, Gide s’utilise comme une sorte de miroir humain pour refléter et amplifier son bonheur intérieur. Il devient le support de l’image qu’il désire donner. Plus loin, le narrateur rayonne de sa félicité et réalise une forme de complicité – ou de synthèse – entre l’image qu’il offre et la vision qu’il adresse :

« Dans mes regards riait un amour épars, éperdu. Je pensais : la bonté n’est qu’une irradiation du bonheur et mon cœur se donnait à tous par le simple effet d’être heureux[3]. »

Tout naturellement pour Gide, le regard dépasse sa fonction de véhicule des émotions pour devenir aussi véhicule des sensations. Le plaisir du regard développe la sensualité de l’observateur, dépassant celui qui pourrait provenir des autres sens. Aussi n’est-on pas surpris de lire dans Les Nourritures terrestres à propos d’un jeune mousse :

« Mais même à la douceur de ses caresses, je préférais la contemplation des grands flots[4]. »

Gide, ici, est plus sensible à la vue qu’au toucher, plus intéressé par la nature que par l’humain. Cependant, il n’est pas insensible à la beauté des jeunes athlètes, à l’émotion esthétique du corps humain en mouvements gracieux. Et il exprime son admiration lors de son voyage en U.R.S.S. pour les jeunes sportifs d’un camp de pionniers :

« Un grand espace est réservé aux terrains de volley ball ; et je ne me lasse pas de contempler la robustesse, la grâce, la beauté des joueurs[5]. »

Le corps dans ses gesticulations ne renvoie plus seulement du bonheur mais une sorte de plaisir intellectuel qui, bien qu’indirect puisqu’il ne résulte pas d’une intention explicite, se suffit à lui-même, accède à une certaine autonomie, comme le spectacle des mains d’un pianiste virtuose par exemple. Une sensualité plus immédiate et instinctive est parfois véhiculée par le regard. C’est ce qui provoque l’embarras de Gide à Biskra face à l’Oulad Naïl En Barka :

« En Barka était beaucoup trop belle […] ; sa beauté même me glaçait ; je ressentais pour elle une sorte d’admiration, mais pas le moindre soupçon de désir[6]. »

Par la suite, Gide ressentira la même gêne devant Ali, un jeune arabe de Blidah, dont la beauté est presque paralysante :

« Ali certainement était très beau ; blanc de teint, le front pur, le menton bien formé, la bouche petite, les joues pleines, des yeux de houri ; mais sa beauté n’exerçait sur moi point d’empire ; une sorte de dureté dans les ailes du nez, d’indifférence dans la courbe des sourcils trop parfaite, de cruauté dans la moue dédaigneuse des lèvres, arrêtait en moi tout désir ; et rien ne me distançait plus que l’apparence efféminée de tout son être, par quoi précisément d’autres sans doute eussent été séduits[7]. »

C’est d’abord l’image physique du jeune homme qui focalise l’intérêt de Gide. Paradoxalement, c’est la pureté, voire la perfection de quelques unes de ses caractéristiques anatomiques – c’est-à-dire ce qui lui confère une beauté plutôt féminine – qui rebute Gide. Aucun critère moral ni intellectuel ne rentre en ligne de compte, et c’est seulement l’apparence qui détermine le jugement. Le regard acquiert donc une puissance et une supériorité extraordinaire sur autres sens : il devient l’outil privilégié de la perception critique du monde.

Chez Gide, de façon moins exclusive, le regard permet l’expression privilégiée d’une palette de sentiments très variés. C’est ainsi que s’exprime la tendresse du docteur Marchant dans Geneviève :

« Évidemment, il peut paraître très froid à première vue ; mais c’est, je crois, qu’il a beaucoup à se défendre contre les entraînements de son cœur. Dès qu’il se laisse aller, son regard se charge de tendresse[8]. »

Il est intéressant de constater que si l’apparence du docteur propose une première interprétation de son caractère, c’est son regard qui va la réfuter et la rendre positive. Le docteur est un personnage dont l’aspect physique est perçu comme ambigu[9]. Déjà enfant, Gide sait comme le regard est à même de renseigner un observateur attentif. Chez sa cousine, il peut y lire la complexité des sentiments mêlés de la fillette et de l’adulte :

« je sentais que je restais enfant ; je sentais qu’elle avait cessé de l’être. Une sorte de tristesse s’était mêlée à la tendresse de son regard, et qui me retenait d’autant plus que je la pénétrais moins[10]. »

 

Dans ses œuvres, Gide apprécie la subtilité de ce type de communication. Les autres sentiments qui sont exprimés par le regard relèvent tous d’un champ sémantique assez négatif, trahissant pour une bonne partie les défauts humains. La tristesse y trouve sa place et ce n’est plus l’œil qui renseigne l’observateur mais plutôt la larme qui y coule. C’est le cas entre Robert et Éveline dans L’École des Femmes :

« Le ton de Robert était si cassant (c’est la première fois qu’il me parlait ainsi) que les larmes me sont venues aux yeux. Il l’a vu, est redevenu aussitôt très tendre, m’a embrassée[11] ».

Le désarroi d’Éveline se distingue aussi dans son regard et son père s’en rend bien compte :

« Ces pauvres yeux battus en disent long[12]. »

La moquerie du père d’Éveline vis-à-vis de l’Église s’exprime d’un regard alors qu’Éveline se confie :

« Je […] dus lui avouer que je ne m’entendais plus avec l’abbé aussi bien que par le passé, ce qui le fit sourire et me regarder d’un petit air gouailleur[13]. »

Lors de la confrontation finale entre Robert et Éveline, celui-ci est habité successivement par diverses émotions et c’est notamment la haine qui est exprimée par ses yeux :

« Son regard se chargea soudain d’une sorte de haine[14]. »

Par la suite, les relations des deux personnages sont considérablement réduites puisque tout a été dit. Éveline conserve pourtant du mépris envers Robert :

« Ce ne sont point tant ses actes que je méprise, ce sont les raisons qu’il en donne. Peut-être a-t-il lu ce mépris dans mes yeux[15]. »

Du point de vue de Robert, , la tendresse du regard de Marchant n’est pas réelle. Lors de sa troisième grossesse, Éveline est gravement malade et Robert croit percevoir un regard dédaigneux du docteur vis-à-vis de l’abbé Bredel alors que celui-ci vient pour les derniers sacrements  :

« Marchant chargea de tout le dédain possible le regard qu’il me jeta ; il ouvrit lui-même la porte de la chambre.

“C’est bien. Allez lui faire peur”, dit-il en s’effaçant devant l’abbé[16]. »

À l’inverse, c’est dans les yeux de Robert que s’exprime la colère lorsque le docteur Marchant déclare son mépris pour l’institution du mariage :

« Il ne craignait pas de prononcer ces mots devant moi, si jeune que je fusse alors, et malgré les regards courroucés de mon père[17] ».

Un regard peut ainsi acquérir une véritable richesse et se voir chargé d’une palette de sentiments et de caractéristiques. C’est le cas de celui de Ménalque dans L’Immoraliste :

« Ménalque était élégant […] la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté[18]. »

Le personnage de Ménalque, qui est réticent à se livrer et est habité d’une profonde misanthropie, semble compenser la rareté de ses paroles par l’expressivité de son regard. Celui-ci devient un révélateur pertinent de l’esprit du personnage. Dans Isabelle, les regards des personnages sont interprétés de la même manière et traduisent l’état mental de ceux qui portent. C’est le cas lorsque Casimir se trouve devant Gérard et tourne « un regard où déjà l’interrogation faisait place à la confiance[19] ». Son interlocuteur, comme le narrateur mais aussi le lecteur, perçoit explicitement ce changement. C’est aussi le cas lorsqu’à la fin du roman, Gérard montre sa lettre à une Isabelle troublée :

« Elle était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux, le regard vague, les paupières battantes[20] ».

 

Tout dans la vision, des yeux au regard, devient donc expressif, acquiert une sorte d’indépendance, une autonomie telle que peut en disposer la voix ou l’ensemble du visage.

Le regard pour Gide est donc d’abord utilisé comme moyen de communication entre les êtres. Son efficacité est remarquable et parfois paralysante au point que les autres sens semblent parfois s’effacer devant lui. Il est ainsi un moyen privilégié pour transmettre des émotions ou des sentiments, de façon subtile et intense.



[1] p. 28, Retour de l’U.R.S.S.

[2] p. 195, NN.

[3] p. 216, ibid.

[4] p. 72, NT.

[5] p. 22, Retour de l’U.R.S.S.

[6] p. 311, SGNM.

[7] p. 348, ibid.

[8] p. 1393, Geneviève.

[9] « Son aspect bourru cachait une nature très tendre. » dit aussi Geneviève à propos du docteur Marchant, p. 1388.

[10] p. 122, SGNM.

[11] p. 1269, ÉDF.

[12] p. 1299, ibid.

[13] p. 1300, ibid.

[14] p. 1306, ibid.

[15] p. 1309, ibid.

[16] p. 1338. Gide, André, Robert, 1930 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[17] p. 1389, Geneviève.

[18] p. 114. Gide, André, L’Immoraliste, 1902 ; Mercure de France, « Le Livre de Poche », Paris, 1960.

[19] p. 61. Gide, André, Isabelle, 1911 ; Gallimard, « Le Livre de Poche », Paris, 1960.

[20] p. 177, ibid.