1.2. L’accès au beau

Le regard ne se limite cependant pas à cela : il permet aussi aux personnages d’accéder à la beauté, à l’admiration ou à la contemplation esthétique. Gide lui-même est naturellement sensible à ce qui s’offre à sa vue et s’applique à s’y intéresser de façon toujours neuve. Ainsi, lors de son voyage au Congo, il dresse une description minimaliste, presque symboliste, d’un paysage nocturne :

« La lune encore presque pleine transparaît derrière la brume, exactement à l’avant du navire, qui s’avance tout droit dans la barre de son reflet. Un léger vent souffle continûment de l’arrière et rabat de la cheminée vers l’avant une merveilleuse averse d’étincelles : on dirait un essaim de lucioles. Après une contemplation prolongée, il faut me résigner à regagner ma cabine, à étouffer et suer sous la moustiquaire[1]. »

Gide nous livre une véritable émotion esthétique qui résulte de la coïncidence d’un moment précis (la nuit juste tombée), d’une atmosphère irréelle (l’avancée dans la brume du navire) et d’un phénomène aussi beau qu’inhabituel (les gerbes d’étincelles rabattues par le vent). Pour rendre cette somme encore plus précieuse, Gide intervient sur la durée et ne s’accorde qu’une contemplation éphémère. Ainsi le saisissement est total et tout l’être tombe sous le charme de ce moment merveilleux. Une sorte de morale du regard s’impose à Gide et a pour conséquence de préserver la disponibilité de son regard, la curiosité alerte de son esprit. La vue se trouve liée aux sentiments et aux émotions ; et l’on peut lire dans la Ronde des maladies des Nourritures terrestres :

« Dans les Indes, me prit une maladie de langueur,

Qui fit ma peau admirablement verte et comme transparente ;

Mes yeux semblaient sentimentalement agrandis[2]. »

Quelle est cette “maladie de langueur” ? Est-ce celle qui entraîne une mélancolie douce et rêveuse, qui incite son porteur à paresser pour mieux observer… ? Notons aussi que le malade devient lui aussi un potentiel sujet d’admiration puisque son apparence est artistiquement modifiée. Ces “yeux agrandis” semblent avoir gagné en lucidité et désormais être en mesure de lire les sentiments exprimés visuellement. C’est sans doute ainsi que Gide considère le passage de la contemplation à l’observation, dans cette maturité de la perception. Telle est l’une des recommandations finales des nouvelles Nourritures :

« Ne te contente pas de contempler ; observe[3]. »

Au moment où le regard semble se suffire à lui-même, la contemplation devient pleinement possible :

« La nuit, je descendais jusqu’à la plage dont je connaissais la traîtrise. Je m’asseyais non loin du bord, uniquement épris de regarder. La lune se levait, plus pleine que la veille ; moins étonné je la pouvais mieux contempler[4]. »

Ici, l’action de regarder suffit à occuper le narrateur qui se trouve disponible face au monde qui l’entoure, apte à une vision lucide.

L’admiration peut survenir à la fin du processus qui a mêlé contemplation et observation : si l’objet regardé a passé l’épreuve du sens critique en méritant intérêt et considération, l’esprit est ravi de son épanouissement. C’est sans doute ce sentiment d’élévation spirituelle qui pousse Gide à placer en épigraphe de son Œdipe cette citation de Sophocle :

« Beaucoup de choses sont admirables ; mais rien n’est plus admirable que l’homme[5]. »

Si l’homme mérite la place d’honneur comme sujet de sa propre admiration, c’est sans doute qu’il est le seul être à savoir admirer, mais surtout à être conscient de l’admiration qu’il porte. Conformément aux préoccupations gidiennes, l’homme est remis au centre du monde, avec tout ce qu’il a d’imperfection, mais aussi de grandeur. Les personnages de Gide peuvent éprouver une admiration qui dépasse la simple relation au regard, comme El Hadj face au peuple[6], Geneviève pour Sara[7], ou même Gustave devant son père[8]. La vision permet donc de prendre conscience du beau, de contempler et d’observer mieux mais aussi d’organiser les conditions nécessaires à son propre dépassement, comme c’est le cas pour l’admiration.



[1] p. 698, Voyage au Congo.

[2] p. 84, NT.

[3] p. 242, NN.

[4] p. 361. Gide, André, El Hadj, 1899 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[5] Sophocle, Chœur d’Antigone.

[6] « Mais ce que j’admire à présent, ce qui m’emplit de patience, c’est de songer, ah ! pauvre peuple ! qu’elle était grande ta confiance ! ». El Hadj, p. 352.  Notons ici que la “patience” d’El Hadj doit aussi être prise au sens étymologique et fort de “souffrir”. Il est celui qui accompagne le peuple dans son parcours comme dans ses sentiments.

[7] « J’étais toute tremblante d’une admiration, d’un enthousiasme que j’eusse voulu pouvoir lui exprimer ». Geneviève, p. 1354. Ici encore, l’admiration a entraîné des sentiments difficiles à oraliser.

[8] « je crois que ce qu’il admirait surtout c’était cette aisance avec laquelle mon père changeait d’opinion comme on change de vêtement. ». Geneviève, p. 1373. L’admiration de Gustave est ici beaucoup plus générale et provient d’une connaissance intime de la personnalité de son père. Notons sa nature paradoxale puisqu’elle porte sur un point moralement répréhensible, l’inconstance et la mauvaise foi.