1.3. Le réconfort

Gide est aussi sensible au pouvoir rassurant, réconfortant du regard. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, on rencontre la métaphore de l’écrivain-navigateur capable de progresser de confiance, sans apercevoir son but :

« Naviguer durant des jours et des jours sans aucune terre en vue. Il faudra, dans le livre même, user de cette image ; la plupart des artistes, savants, etc… sont des côtoyeurs, et qui se croient perdus dès qu’ils perdent la terre de vue[1]. »

S’il peut s’affranchir de ce “vertige de l’espace vide”, c’est aussi que Gide a pris pleinement conscience de ce qu’il avait de rassurant, de la même façon qu’il est agréable de connaître son propre programme à l’avance. Pourtant, l’audace d’affronter le vide et l’inconnu mène parfois à des terres merveilleuses qu’aucune navigation à vue n’aurait pu mettre à jour. Gide connaît l’angoisse qui habite cette attente et nous ne sommes pas surpris de la retrouver dans Les Nourritures terrestres :

« Que de nuits, ah ! vitre ronde de ma cabine, hublot fermé, - que de nuits j’ai regardé vers toi, de ma couchette, en me disant : Voici, quand cet œil blanchira, ce sera l’aube ; alors je me lèverai et je secouerai mon malaise ; et l’aube lavera la mer ; et nous aborderons à la terre inconnue[2]. »

 

Avant que le soulagement ne survienne, que l’observateur en soit averti visuellement, le regard interminablement appliqué exprime l’attente fiévreuse et angoissée de l’aube. L’apaisement attendu sera d’autant plus vif que l’attente aura été obstinée et inconfortable. Peu après, la perspective de l’aube fait place à celle de la terre plus réjouissante mais plus incertaine aussi :

« Le doux port viendra-t-il, après ces décourageantes dérives, ces errements de-ci, de-là ? où mon âme enfin reposée, sur une solide jetée près du phare tournant, regardera la mer[3]. »

Le désir de toucher enfin terre vient se concrétiser dans l’idée de pouvoir retourner son propre regard, c’est-à-dire contempler les flots d’un point fixe, s’en extraire symboliquement.

Par ailleurs, lorsque les personnages gidiens menacent de se perdre dans leur errance, c’est souvent un regard amical qui vient les soutenir et paradoxalement les rattacher au réel. Ainsi, André Walter est visité par le souvenir d’une mystérieuse Émmanuèle :

« Mais je la vois aussi penchée sur moi et comme tutélaire. — Je levais les yeux pour la voir, et je rencontrais son regard abaissé[4]. »

Par la suite, André Walter imagine une scène domestique rassurante et paisible, dans laquelle on ne s’étonne pas de voir intervenir les vertus tranquillisantes de la vision :

« Ce serait l’automne ; au soir ; le feu clair et la lampe. Les regards familiers quand on lève les yeux, les sourires[5]. »

Dans L’Immoraliste, Michel, qui est malade, se trouve soulagé en contemplant Marceline, c’est-à-dire l’image d’une jeune femme ravissante, paisible et familière :

« Quand je me réveillai, Marceline était là. Je compris qu’elle avait pleuré. Je n’aimais pas assez la vie pour avoir pitié de moi-même ; mais la laideur de ce lieu me gênait ; presque avec volupté mes yeux se reposaient sur elle[6]. »

Dès lors que la vue reçoit des images connues et ordinaires, l’observateur est apaisé. La réciprocité et l’échange des regards apportent aussi une forme de compréhension subtile et réconfortante. El Hadj est demandeur du même type de soutien lorsqu’il discute avec son prince :

« j’attends la nuit et pleure que vous ne m’apparaissiez pas. Que ne vous laissez-vous mieux connaître ? Je ne souhaite connaître que vous. Ah ! si je pouvais voir ton visage, prince, j’en serais tout fortifié[7]. »

Le prince possède à ce moment une aura christique dans laquelle la vision s’est substituée au verbe : il ne s’agit plus d’entendre prononcer un seul mot pour être sauvé[8], mais de pouvoir contempler le visage du maître pour être soulagé. La finalité est pourtant la même puisque l’action considérée comme la plus simple et la plus naturelle aboutira à la reconnaissance de l’individu, lui donnera un statut et le sentiment d’être entendu dans sa détresse. El Hadj propose au prince de lui donner un substitut dont la vision le soutienne dans sa foi :

« Prince, lui dis-je, il faut un gage d’alliance, de ton alliance avec moi ; qu’à défaut de toi je possède et dans le cours du jour puisse regarder[9]. »

Le prince s’y refuse mais finit par accéder à la demande originelle d’El Hadj, non sans lui avoir expliqué que c’est lui qui est “gage d’alliance”, lui qui opère le lien entre le prince et son peuple. Gide propose ainsi une formule intéressante dans laquelle le regard est sans cesse relayé : le peuple se réconforte au contact d’El Hadj qui trouve pour sa part sa force dans sa relation au prince.

Enfin, attardons-nous sur le cas de Geneviève qui comporte une certaine ambiguïté plutôt intéressante. Alors que sa mère ne veut plus qu’elle fréquente son amie Sara, sa réaction illustre bien l’importance de la vision dans les relations humaines :

« — Oh ! non, maman, je t’en supplie, ne fais pas cela ; que je puisse au moins la voir[10]. »

Geneviève accepte de ne plus parler à son amie, mais elle se refuse à l’idée de changer de place dans la classe et de se trouver privée de sa vue. Paradoxalement, ses sentiments vis-à-vis de son père diffèrent radicalement :

« Quant à mon père il avait trouvé le moyen de me punir : c’était de ne plus avoir l’air de s’apercevoir de ma présence ; mais que pouvais-je souhaiter de mieux[11] ? »

L’importance du regard d’autrui dépend donc fondamentalement de l’estime et de l’importance qu’on lui accorde. C’est cela qui va déterminer sa qualité et ses vertus apaisantes et réconfortantes puisque son interprétation demeure très personnelle.



[1] p. 25, Journal FM.

[2] pp. 58-59, Nourritures terrestres.

[3] p. 59, ibid.

[4] p. 111. Gide, André, Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, 1891 ; Gallimard, « Folio », Paris, 1986.

[5] p. 160, ibid.

[6] p. 29, L’Immoraliste.

[7] p. 354, El Hadj.

[8] « Dis seulement un  mot et mon  enfant sera guéri. » dit un centurion  à Jésus. (Matthieu, 8 8).

« Mais dis un mot et que mon enfant soit guéri. » (Luc, 7 7). Voir aussi, Jean, 4 50-53.

[9] p. 355, El Hadj.

[10] p. 1383, Geneviève.

[11] idem.