1.5. La vision du doute

Gide, nous l’avons vu, est un être complexe et protéiforme, perpétuellement indécis et trop conscient que choisir, c’est d’abord écarter ce qu’on ne choisit pas :

« Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit[1]. »

Gide désire donner de lui une image conforme à son mode de pensée, c’est-à-dire en mosaïque subtile, tissée d’innombrables petites cohérences et jamais exempte d’une ambiguïté toute humaine. Il est un être multiple et potentiel, simplement limité par la réalité de ses interlocuteurs. Roger Bastide, dans l’introduction de son Anatomie d’André Gide, rapporte les paroles de l’auteur à ce sujet :

« Je suis mille possibles en moi ; mais je ne puis me résigner à n’en vouloir qu’un seul[2]. »

Cette indécision était autant humaine que littéraire et ses œuvres sont elles-aussi empreintes de l’indécision d’affinités contradictoires. Gide se perçoit et veut entretenir la perspective d’un auteur définitivement incernable :

« Si quelqu’un, dans mon dernier écrit, pense saisir enfin ma ressemblance, qu’il se détrompe[3]. »

La vision que l’on porte sur Gide ainsi que sur ses œuvres demeure perpétuellement incomplète et insatisfaite. Il refuse d’en livrer une image close et figée, préfère l’incertitude de l’informe à la méticulosité du catalogue. C’est une véritable logique de la déroute et de la déception qu’il inflige au lecteur. Roger Bastide le constate :

« Gide aussi, avons-nous dit, qui ne veut pas se laisser définir une fois pour toutes, écrit une sotie après un poème, dit les élans de son âme religieuse après avoir chanté l’immoraliste ; il prend, d’un livre au livre qui le suit, les apparences diverses de Protée, lion, oiseau, ou serpent rampant[4]. »

Ainsi, le regard que nous portons sur Gide ne peut rien nous apporter de véritablement stable, mais plutôt une expérience de sa complexité, une idée de l’attitude dubitative que l’on peut raisonnablement adopter. Il existe dans son œuvre un personnage qui reflète Gide de façon significative, dans une certaine mesure. Il s’agit de Robert dont la personnalité apparaît pour le moins comme déroutante aux yeux de son épouse :

« C’est là ce que cessa d’admettre Éveline, qui se refusait à comprendre que je pusse préférer en moi celui que je voulais être et que je tâchais de devenir, à celui que naturellement j’étais[5]. »

Fidèle à la philosophie naturelle, Gide est le jardinier des personnages : il les fait naître, aspirer à un développement harmonieux, les infléchit à l’image de leur tuteur, les confronte à leurs propres problèmes existentiels. Le personnage gidien n’est jamais immuable, mais il ne cesse de devenir, que ce soit ou non pour le meilleur. Plus loin, Robert poursuit sa façon d’autocritique :

« J’avoue que le culte de la sincérité entraîne notre être vers une sorte de pluralité fallacieuse, car dès que nous nous abandonnons aux instincts, c’est pour apprendre que l’âme qui ne se veut soumettre à aucune règle est forcément inconséquente et divisée[6]. »

 

Gide avoue donc sous le couvert de son personnage à quel point il lui semble difficile, voire impossible, de conserver une unité, une logique propre. L’être humain est la somme de tous ses “moi” potentiels plus ou moins exprimés, plus ou moins refoulés. Lors de ses entretiens avec Jean Amrouche, Gide évoque ce souci à propos d’André Walter et des circonstances de sa création :

« J’ai eu l’impression que celui que je croyais être était beaucoup plus important qu’il n’est en réalité et c’est par la suite seulement que je me suis rendu compte que l’être que j’étais était très différent de celui que je croyais être, et il m’est arrivé tout naturellement à préférer celui que j’étais vraiment et qui est devenu celui que je voulais être[7]. »

Au terme de cette vertigineuse explication, la question de l’identité de la personne par rapport à l’image qu’elle donne et qu’elle reçoit d’elle-même, reste confuse. Du point de vue du personnage comme de l’être humain, le regard permet d’appréhender la complexité du monde. C’est d’un coup d’œil qu’André Walter détermine quels sont ses choix, quelle route il va suivre :

« A R*** la veille du départ, au soir, j’étais monté sur la colline. J’allais quitter tout cela et je regardais dans la vallée de Thônes, devant moi, la route inconnue, s’enfuyant au loin, et que j’aurais pu prendre – plus loin ! […] et puis je suis parti sans plus rien voir ; laissant derrière moi, comme une traînée de tendresse[8]. »

C’est le regard qui engendre l’hésitation et permet au personnage de faire son choix en connaissance de cause. Il est le moyen idéal d’aborder la réalité de façon distante. Le narrateur de Paludes démontre que le regard est utile et nécessaire pour espérer connaître ce qui est important :

« Savons-nous quelles sont les choses importantes ? Quelle arrogance dans le choix ! — Regardons tout avec une égale insistance, et, qu’avant le départ excité, j’ai encore une calme méditation. Regardons ! Regardons[9] ! »

La complexité du monde nous pousse à la circonspection et la mosaïque d’images que nous en recevons ne fait que brouiller les pistes. Très tôt dans sa vie, Gide est amusé par la transformation que le kaléidoscope opère sur le réel. Il n’est pas très surprenant que l’objet ait autant fasciné l’enfant, mais c’est moins l’image symétrique obtenue qui passionne Gide que la permanence du changement :

« une sorte de lorgnette qui, dans l’extrémité opposée à celle de l’œil, propose au regard une toujours changeante rosace, formée de mobiles verres de couleur emprisonnés entre deux vitres translucides[10]. »

Difficile de ne pas considérer l’épisode de la découverte de ce jouet comme une métaphore de la manifestation du monde. Le réel s’offrait tout-à-coup à l’enfant dans toute sa fragile permanence, toujours appelé à se renouveler par lui-même et de façon progressive. Prendre sa place d’individu, c’est d’abord prendre conscience de la multiplicité des apparences, mesurer l’ambiguïté de notre vision et de notre perception. Par la suite, Gide est surpris par le caractère pluriel d’une même réalité, lors de l’épisode de la discussion avec son ami Bernard sur le Passage du Havre :

« J’entrevis aussitôt qu’il en savait aussi long ou plus long que moi sur ces matières ; et certes le regard qu’il y portait, droit, ferme et même quelque peu chargé d’ironie, était plus rassurant que mon désordre ; mais c’est précisément là ce qui me renversait : que le dragon que je m’étais fait de cela, on le pût considérer de sang-froid et sans frissonner d’épouvante[11]. »

Le jeune Gide découvre en quelque sorte la relativité ; c’est-à-dire qu’une même réalité perçue par deux êtres distincts est interprétée différemment, touche des sensibilités personnelles, provoque des émotions incomparables. C’est la prise en compte de cette multiplicité de regards qui éclaire les potentialités en chaque être. Sartre s’est interrogé sur la manière dont l’autre nous apporte cette dynamique de choix. Ainsi, selon lui :

« j’apprends mes possibilités du dehors[12] ».

C’est-à-dire que j’acquiers l’idée d’alternative par l’intermédiaire d’autrui et du regard que je porte sur lui. Cependant, pour Sartre, lorsque celui qui me fait face tourne les yeux vers moi, vers ce qui m’anime, je perds ma liberté et vois mes possibles se figer :

« je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités[13]. »

 

Comme c’est le cas pour la réalité du Passage du Havre, entre Gide et son ami Bernard, Sartre donne l’exemple de deux personnes face à une pelouse verte. Celle-ci existe de la même façon, aussi réelle, pour les deux, cependant la perception respective de la couleur reste un mystère :

« Je saisis la relation du vert à autrui comme un rapport objectif, mais je ne puis saisir le vert comme il apparaît à autrui. Ainsi tout à coup un objet est apparu qui m’a volé le monde[14]. »

À partir du moment où Gide discute et tente de partager sa perception du Passage du Havre avec une personne qui possède elle aussi sa vision propre de l’endroit, il se met en danger d’éprouver un bouleversement important. C’est bien ce qui se produit et entraîne une succession de sentiments très intenses chez l’enfant.

« Soudain quelque chose d’énorme, de religieux, de panique, envahit mon cœur […] comme le jour où je m’étais senti séparé, forclos ; tout secoué de sanglots, me précipitant aux genoux de mon camarade[15] ».

Rétrospectivement, Gide concède que « l’accent de [ses] paroles, [sa] véhémence, [ses] larmes étaient d’un fou[16] ». Puis, son émotion s’arrête abruptement dès qu’il commence à prendre conscience de la réelle lucidité de son ami. Enfin, quand le regard de Gide se fait introspectif, c’est pour s’interroger sur ce qu’il ressent :

« je demeurais pantois et prêt à ne plus sentir que mon ridicule[17] ».

On peut tout à fait interpréter ce Schaudern comme la manifestation naturelle du désarroi face à la prise de conscience d’une réalité plurielle, complexe et perpétuellement insaisissable. Cependant, conformément à ce que dit Sartre, il peut s’agir aussi d’une sorte de révolte inconsciente face à une altérité s’apprêtant à réduire ma liberté au bénéfice d’un élargissement de mon horizon :

« Ainsi autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet, c’est-à-dire l’être par qui je gagne mon objectivité[18]. »

Ce jeu de miroir avec un autrui qui ne cesse de me ressembler m’empêche d’envisager librement toutes les possibilités que le regard m’a ouvertes. Je suis indéfectiblement lié à l’interlocuteur qui me les a montrées, qui les a figées. Ici réside la plus grande ambiguïté de la relation à l’autre :

« Autrui, c’est ce moi-même dont rien ne me sépare, absolument rien si ce n’est sa pure et totale liberté, c’est-à-dire cette indétermination de soi-même que seul il a à être pour et par soi[19]. »

Pour Gide, la littérature est à l’image du monde, c’est-à-dire d’une complexité redoutable mais qui lui confère en partie sa richesse. À la manière d’un tableau, l’œuvre littéraire va être construite, plus ou moins réaliste, personnelle et acquérir au bout du compte une véritable autonomie. Gide utilise cette métaphore picturale pour livrer quelques reproches à Martin du Gard :

« se promenant ainsi tout le long des années, sa lanterne de romancier éclaire toujours de face les événements qu’il considère, chacun de ceux-ci vient à son tour au premier plan ; jamais leurs lignes ne se mêlent et, pas plus qu’il n’y a d’ombre, il n’y a de perspective[20]. »

Selon cette conception picturale de l’œuvre littéraire, le regard doit être décisif dans l’élaboration de la construction. C’est par la vision que les possibilités du romancier doivent apparaître, que les personnages vont commencer à exister et à évoluer. Plus concrètement, lors de son voyage au Congo, Gide a l’occasion de méditer sur le pouvoir que le regard exerce sur la volonté et l’imaginaire de l’Homme :

« Et quel désir pourrait avoir quelqu’un qui ne voit jamais rien de désirable[21] ? »

Le regard est donc le moteur du désir qui génère lui-même l’énergie du développement, et cela après avoir révélé l’étendue des possibilités, en laissant finalement le choix final à l’entendement.



[1] p. 280, ibid.

[2] p. 5. Bastide, Roger, Anatomie d’André Gide ; Presses Universitaires de France, Paris, 1972.

[3] pp. 5-6, ibid.

[4] p. 121, ibid.

[5] p. 1333, Robert.

[6] idem.

[7] p. 133. Marty, Éric, André Gide (Entretiens Gide-Amrouche annotés et introduits par Éric Marty) ; La Renaissance du Livre, Collection Signatures, Milanostampa (Italie), 1998.

[8] pp. 103-104, C&P d’André Walter.

[9] p. 136, Paludes.

[10] p. 12, SGNM.

[11] p. 193, ibid.

[12] p. 317. Sartre, Jean-Paul, L’Etre et le Néant ; Gallimard, Paris, 1975.

[13] idem.

[14] idem.

[15] p. 193, SGNM.

[16] idem.

[17] p. 194, ibid.

[18] p. 329, L’Etre et le Néant.

[19] p. 330, ibid.

[20] pp. 29-30, Journal FM.

[21] p. 726, Voyage au Congo.