3. Les nuances du regard

Le regard gidien est un regard en mouvement : il évolue et se modifie sans cesse pour devenir presque paradoxal en fin de compte. Il semble moins servir aux personnages qui l’utilisent pour percevoir le monde ou recevoir une image de la réalité, et davantage participer à la construction de leur caractère, en renseignant autrui sur les sentiments et les émotions qui les habitent. Pour Gide, on est, puis on devient, d’abord par sa manière de considérer le monde. Mon regard traduit déjà la façon dont mon esprit procède, ma nature véritable. Si la vision est primordiale, elle n’est pas immuable pour autant et certains personnages en changent significativement. Dans le rapport référentiel qu’ils entretiennent avec une image reçue comme fiable, certains personnages sont parfois amenés à changer de regard à l’occasion d’une sorte de renaissance qui leur confère l’impression de voir « comme pour la première fois ». Le motif est récurrent – plus ou moins explicitement – à travers les récits de Gide et semble prendre son essor dans L’Immoraliste où c’est le plus naturellement qu’il survient, comme une prémonition de la régénération du héros. Très tôt, le regard que porte Michel sur Marceline ressemble à une révélation :

« Elle était assise à l’avant ; je m’approchai, et, pour la première fois, la regardai. […] Je la connaissais trop pour la voir avec nouveauté[1] ».

Le regard est comme perturbé par l’intimité, ce qui peut empêcher Michel de percevoir naturellement et avec fraîcheur tout ce qui caractérise Marceline. Quelque chose a changé qui pousse le narrateur à considérer différemment et réellement sa compagne. C’est peut-être qu’il a su remettre son regard en question en se forçant à reconsidérer complètement l’image qu’il recevait de Marceline. De manière aussi explicite, ce n’est qu’au début de la maladie de son épouse que nous retrouverons presque les mêmes mots dans la bouche d’un Michel dont la convalescence est terminée et qui achève sa métamorphose :

« Dehors ! oh ! j’aurais crié d’allégresse. Qu’allais-je faire ? Je ne sais pas. Le ciel, obscur le jour, s’était délivré des nuages ; la lune presque pleine luisait. Je marchais au hasard, sans but, sans désir, sans contrainte. Je regardais tout d’un œil neuf ; j’épiais chaque bruit d’une oreille attentive ; je humais l’humidité de la nuit ; je posais ma main sur des choses ; je rôdais[2]. »

L’image que présente le monde au narrateur devient donc l’instrument de mesure du nouvel être, la confirmation d’une transformation en marche ou aboutie. Celui qui renaît se doit d’être en accord avec son environnement et c’est sans doute ce que signifie le dégagement métaphorique du ciel, subtilement éclairé par la lune. Ensuite, le nouvel être ne se limite pas à un épanouissement visuel, mais voit plutôt l’acuité de tous ses sens se développer harmonieusement. Gide met en œuvre une sorte de maïeutique visuelle pour ses personnages. On rencontre par ailleurs ce motif du regard qui accouche d’une nouvelle vision chez le pasteur. Il est le personnage qui évolue parallèlement à Gertrude dans La Symphonie pastorale. Lui qui paraissait le plus solide et le plus immuable se trouve profondément perturbé et pris de doute. Alors qu’il tente de faire renoncer son fils Jacques à fréquenter Gertrude après qu’il les eut secrètement observés ensemble à l’orgue du temple, son jugement évolue durant la nuit :

« Quand je retrouvai Jacques le lendemain, il me sembla que je le regardais pour la première fois. Il m’apparut tout à coup que mon fils n’était plus un enfant, mais un jeune homme ; tant que je le considérais comme un enfant, cet amour que j’avais surpris pouvait me sembler monstrueux. J’avais passé la nuit à me persuader qu’il était tout naturel et normal au contraire[3]. »

La nuit a porté conseil au pasteur et semble l’avoir incité à reconsidérer l’idée qu’il se faisait de son fils. Apparemment, c’est la raison qui semble avoir triomphé, et les yeux de l’esprit ont ouvert ceux du corps. Comme Michel, le pasteur connaît trop Jacques pour « le voir avec nouveauté », ce qui explique sa surprise et peut-être son exagération devant l’ampleur de la faute. Pour expliciter cette relation du regard au statut des personnages, on pourra rapprocher les passages précédents de celui-ci, dans lequel le pasteur réagit à propos d’une phrase de l’Évangile prononcée par Gertrude :

« d’entendre sa voix si mélodieuse, il me sembla que j’écoutais ces mots pour la première fois[4]. »

Le regard – ou l’ouïe dans ce dernier cas – témoigne du renouveau des personnages, constitue les signes extérieurs, tangibles des mutations qui les ont touchés plus intimement, plus secrètement. Lorsqu’un personnage se modifie ou évolue, cela entraîne pour lui, mais aussi pour les autres, une différence de perception des êtres et des choses. Gertrude est véritablement un personnage qui fait évoluer ses proches, dont le développement a sa propre influence. En voici un exemple significatif parmi d’autres, extrait du journal du pasteur :

« L’instruction religieuse de Gertrude m’a amené à relire l’Évangile avec un œil neuf[5]. »

Gertrude est donc bien un personnage dont la cécité est éclairante pour son entourage. En s’interrogeant sans se préoccuper de morale ou de censure, elle incite les autres personnages à rafraîchir leur regard sur le monde. S’il témoigne d’une évolution, le regard est pourtant bien un exercice qui se modifie dans le temps.

Dans ses œuvres, Gide accorde un soin particulier à la description du regard de ses personnages. Il connaît son importance dans le réalisme et la présence auxquels le personnage peut prétendre. Le regard va participer activement au souffle de vie qui habitera le personnage, lui donnera une véritable stature crédible. C’est aussi par la vision que pourra transiter une part de cette ambiguïté et de cette subtilité que Gide rêve pour ses créatures de papier. C’est le cas pour ce qui est du personnage de Ménalque dans L’Immoraliste, dont le regard à lui seul fait déjà forte impression :

« Ménalque était élégant […] la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté[6]. »

Michel est saisi par la richesse du regard de Ménalque et est conscient de sa représentativité. Ménalque possède un caractère très tranché et hors-norme qui trouble ses collègues professeurs. Seul Michel a su prendre la distance nécessaire et acquérir de lui une vision positive et compréhensive. Dans la trilogie qui constitue L’École des Femmes, les deux personnages principaux ont un rapport différent et presque opposé au regard. Éveline en a peur. Elle est celle qui fuit les regards et voudrait les rediriger vers son époux afin de lui donner admiration et célébrité. Elle redoute la vision aussi parce qu’elle sait l’interpréter avec justesse :

« J’ai supplié Robert de ne pas trop me regarder pendant le dîner. Je lis dans son regard tout ce qu’il pense[7] ».

Éveline ne s’accorde pas le mérite d’une telle lucidité mais la prend comme tremplin pour renforcer son attachement à Robert, son humilité et sa dévotion à l’homme de sa vie. Aussi ne sommes-nous pas étonnés de la voir utiliser une métaphore visuelle pour décrire son engagement auprès de Robert :

« Je suis là pour l’aider et non pour le détourner de sa carrière. C’est au delà de moi qu’il doit diriger ses regards[8]. »

Éveline découvre progressivement à quel point les apparences peuvent être trompeuses et cherche du coup à s’en détacher. Elle aimerait vivre cachée, dérobée au regard tout en se consacrant à autrui. C’est exactement le contraire qui motive Robert. Celui-ci recherche l’admiration de tous, même au prix d’une certaine duplicité. À l’inverse il considère comme une punition la privation d’autrui de son propre regard, notamment Geneviève :

« Quant à mon père il avait trouvé le moyen de me punir : c’était de ne plus avoir l’air de s’apercevoir de ma présence[9] »

Cette absence de considération visuelle par Robert prend valeur d’une absence de reconnaissance : Geneviève disparaît spatialement pour Robert mais ne semble paradoxalement pas en souffrir. Elle connaît les défauts de son père et sait que sa duplicité est incorrigible.

Dans la réalité, Gide est très attentif au regard des personnes qu’il côtoie et développe la même fascination que pour ses personnages. Dans Si le grain ne meurt, le regard est une composante indispensable de la remémoration et du récit de souvenirs, il acquiert par sa présence récursive le statut de véritable « petit effet de réel » Gide se souvient du « regard mauvais[10] » de Gomez, du « regard tendre[11] » d’Abel Richard, de « l’œil très vif[12] » d’Armand Bavretel. Il se livre aussi à une description du pianiste Rubinstein dans laquelle se mêlent subtilement présentation et dissimulation :

« visage plat aux pommettes marquées, large front à demi noyé dans une crinière abondante, sourcils broussailleux ; un regard absent ou dominateur […]. L’air hagard, il paraissait ivre, et l’on disait que souvent il l’était. Il jouait les yeux clos et comme ignorant du public[13]. »

 

De façon général, le récital donné par Rubinstein relève déjà de l’apparition (liée au principe du concert qui exhibe un instrumentiste devant un public dont les regards convergent tous vers la scène) et de l’échappement (puisque sa personnalité est insaisissable, que son interprétation donne l’image de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle ne peut pas être). Ensuite, le visage n’est visible qu’à moitié, le regard est ambigu, son expression se cerne difficilement. Personne ne peut dire si l’artiste est vraiment ce qu’il semble ou si ce n’est qu’une apparence offerte au public. Rubinstein lui-même s’extrait du spectacle en effaçant le public de son esprit : il refuse ainsi le contrat implicite du concert qui consiste à jouer pour satisfaire son auditoire, s’éclipse entre mépris et dédain. À ce titre, le regard est symbolique du comportement du musicien : absent ou dominateur, mais en tout cas, supérieur.

Gide se souvient aussi des « yeux globuleux[14] » du pasteur Bavretel. Le regard de M. Bouvy, un autre professeur de piano, est plus largement décrit et fait successivement écrire à Gide que son regard « s’éteignait », qu’il « regardait dans le vague », qu’il « cessait de […] voir » son élève, puis « levait vers le plafond un œil de vache[15] ». Le regard de M. Bouvy est en phase avec le récit de ses déboires matrimoniaux qu’il est en train de faire au jeune Gide. Dans les descriptions que dresse Gide des différentes personnalités qu’il a pu connaître, le regard est toujours mentionné et apporte généralement un éclairage psychologique. Ainsi, il mentionnera les « grands bons yeux pleins de larmes[16] » d’Albert Démarest, le « teint olivâtre et le regard languide[17] » de Marc de la Nux, « l’œil clair[18] » de Gauguin. Dans le cas de Heredia, Gide est déçu  par son apparence :

« À quel point Heredia ressemblait peu à l’idée que je me faisais alors d’un poète, c’est ce qui d’abord me consterna[19]. »

Gide trouve qu’il manque de mystère, de silence, de complexité, et il donne une description plutôt péjorative de quelqu’un qui possède un « regard singulièrement trouble et voilé, sans malice aucune[20]. » Il se rend compte à quel point chacun se prépare une image d’autrui en fonction de sa sensibilité, puis, en découvrant la véritable, en vient à être déçu. Si le regard est ce qu’on essaie de deviner à l’avance, c’est aussi l’une des caractéristiques dont on se souvient par la suite. C’est le cas pour Griffin qui possédait « un regard couleur de myosotis[21] » d’une grande « limpidité ». Gide avoue plus loin :

« je ne puis revoir son regard que couleur de myosotis[22] »

Comme nous avons pu le voir auparavant, le regard est ici directement lié au souvenir et s’impose de façon autoritaire à la mémoire de Gide. Cependant, la description du regard n’est pas toujours laudative chez Gide et peut, d’une formule lapidaire, éclairer le lecteur quant à  la nature d’une personne. Ainsi, Gide mentionnera le « regard fou[23] » de Moamed, le « regard haineux[24] » des Suisses, le « regard rapide[25] » de Wilde puis le « regard dur[26] » de Douglas.

Lors de son voyage en U.R.S.S., Gide sera agréablement surpris par le regard « clair et confiant[27] » des enfants de camps de pionniers. Il y voit le signe d’un grand dynamisme, d’un avenir radieux pour la jeunesse d’un pays dans lequel le régime politique lui-même est presque neuf. Pourtant, ce regard limpide deviendra de l’aveuglement au plus grand désarroi de Gide. Lorsqu’il sera juré à la Cour d’assises, il donnera une place importante à la description des regards dans les récits qu’il en fera. Ainsi, il évoquera le « regard un peu ahuri[28] » d’Arthur et « l’œil liquoreux[29] » d’Alphonse à l’occasion de sa première affaire, un cas assez embrouillé de vol. Plus tard, il souligne dans le cas d’un infanticide commis par une employée que sa patronne est une dame « aux yeux froids[30] » comme pour montrer que le regard étrange n’est pas uniquement l’apanage des accusés. Avec ironie et tristesse, Gide commentera à plusieurs reprises « les yeux hagards[31] » des jurés qui illustrent leur perplexité face aux affaires qui leur sont soumises. Dans l’épilogue de ses récits, Gide rapporte une scène à laquelle il assiste dans le train, entre Narbonne et Nîmes. Il s’ensuit alors une série de lieux communs sur la justice et les criminels, notamment alimentés par une grosse dame « au regard niais[32] ». Une fois de plus, Gide ne manque pas de remarquer que le regard reflète dans une certaine mesure la personnalité de son auteur. On peut donc affirmer que la vision prend à nouveau une dimension différente. Le regard est très important chez Gide puisqu’il est à la fois expressif et significatif de la nature de la personne ou du personnage, que ce soit dans ses œuvres ou dans ses témoignages.

 

 

Nous venons de donner un aperçu du regard chez Gide en montrant que ses fonctions multiples permettent la communication des émotions, l’accès au beau, l’admiration partagée dans la contemplation. Il peut aussi contribuer à réconforter et rassurer les personnages, à motiver ou décider l’action, mais aussi à participer à la réminiscence et au témoignage. Le regard met parfois en lumière les hésitations et les possibles de chacun, approvisionnant l’observateur en multiples apparences. Nous nous sommes demandé ensuite de qui émanait ce regard puisque la vision dépend beaucoup de la nature de l’observateur, mais aussi du lecteur. Enfin, nous avons évoqué le rapport de Gide à la description du regard, que ce soit dans sa vie ou dans son œuvre, en mettant en relief le caractère perpétuellement changeant du regard, qui évolue et semble, dans certains cas, engendrer une véritable renaissance.

 



[1] p. 22, Immoraliste.

[2] p. 163, ibid.

[3] p. 76, SP.

[4] p. 92, ibid.

[5] p. 104, ibid.

[6] p. 114, Immoraliste.

[7] p. 1273, ÉDF.

[8] p. 1276, ibid.

[9] p. 1383, Geneviève.

[10] p. 111, SGNM.

[11] p. 148, ibid.

[12] p. 169, ibid.

[13] p. 168, ibid.

[14] p. 178, ibid.

[15] p. 205, ibid.

[16] p. 233, ibid.

[17] p. 239, ibid.

[18] p. 244, ibid.

[19] pp. 260-261, ibid.

[20] p. 261, ibid.

[21] pp. 266-267, ibid.

[22] idem.

[23] p. 307, ibid.

[24] p. 323, ibid.

[25] p. 333, ibid.

[26] p. 351, ibid.

[27] p. 21, Retour de l’U.R.S.S.

[28] p. 621. Gide, André, Souvenirs de la cour d’assises ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954.

[29] idem.

[30] p. 638, ibid.

[31] p. 654, ibid.

[32] p. 671, ibid.