2. Flore et faune

On ne dira pas assez combien l’observation est importante pour Gide. Au-delà des relations entre les personnes, ou entre les personnages, le regard se trouve subtilement lié au paysage, mais aussi à l’environnement des animaux et des plantes. La nature présente un miroir dont les reflets ne cessent de fasciner Gide et semblent influer sur la narration. L’espace et le cadre romanesque parviennent à courber le déroulement de l’œuvre selon la perception qui nous en est donnée.

À plusieurs reprises dans nos œuvres, le paysage ne semble exister que par son observateur et se trouve comme subjectivé par lui. Dès Les Cahiers d’André Walter, le paysage est lié au regard que l’on y porte, à l’émotion que l’on en retire, c’est-à-dire plus généralement à la subjectivité de son spectateur. Le narrateur peut écrire :

« Pas le paysage lui-même : l’émotion par lui causée[1]. »

Cette relation intime au paysage souligne les affinités symbolistes de Gide et sa conviction que le rapport de l’observateur au paysage qu’il contemple est à double-sens. L’échange entre les deux est permanent et se déroule sous la forme d’allers-retours comme Gide s’en expliquera en 1896 dans sa « Préface pour une seconde édition du Voyage d’Urien » :

« Émotion, paysage ne seront plus dès lors liés par rapport de cause à effet, mais bien par cette connexion indéfinissable, où plus de créancier et plus de débiteur, — par cette association du mot et de l’idée[2] »

Cette subjectivation du paysage renforce ce qui lie l’observateur à l’objet contemplé. Le paysage se met à exister activement sous l’impulsion du regard d’un être vivant et offre à celui-ci, comme en échange, un véritable miroir de son âme, dans lequel il peut lire ses propres émotions et ses propres sentiments. Par la suite, Gide utilisera à nouveau cette idée dans Les Nourritures terrestres et fera de la variété du paysage décrit une sorte d’écran où se trouvent visualisées les émotions des personnages :

« L’infinie variété des paysages nous démontrait sans cesse que nous n’avions pas encore connu toutes les formes du bonheur, de méditation ou de tristesse qu’ils pouvaient envelopper[3]. »

Évoquant un souvenir de jeunesse, le narrateur poursuit ainsi et de façon encore plus explicite :

« ma tristesse parfois s’est soudain échappée de moi, tant elle se sentait comprise et reçue en le paysage – et qu’ainsi, devant moi, je la pouvais délicieusement regarder[4]. »

Comme vecteur d’émotions, le regard permet cette fois-ci d’assister au résultat de leur projection vers l’extérieur. Il se produit une sorte de recomposition et de nouvelle interprétation de l’espace par l’observateur selon son propre état d’esprit. La nature semble répondre aux sentiments éprouvés par celui qui la scrute. Gide lui-même, alors qu’il n’est qu’un enfant, mentionne une métamorphose semblable dans tout ce qui l’entoure lors d’une promenade avec sa domestique Marie :

« Je me souviens avec précision du jour où brusquement je m’avisai que Marie pouvait être jolie […] ; je m’écriai :

— Pourquoi ris-tu ?

Elle répondit :

— Pour rien. Il fait beau. —  Et la vallée aussitôt s’emplit visiblement d’amour et de bonheur[5]. »

De façon très personnelle et subjective, l’enfant projette sur le paysage la satisfaction et la joie qu’il éprouve à l’instant présent de la promenade. Ce dialogue implicite entre l’être humain et la nature participe à la fois d’une vision romantique où l’homme est intimement en phase avec les éléments minéraux, végétaux, voire animaux qui l’entourent, et d’une vision symboliste où le décor cesse d’être passif et objectif pour se déformer, être influencé par l’être sensible qui y transite. Le paysage devient une façon d’exprimer ses sentiments mais aussi d’en prendre plus profondément conscience.

Cependant, le paysage dont l’observateur se fait le témoin peut parfois être rendu de façon plus négative que s’il l’avait été en toute objectivité. Il peut surprendre le regard et lui donner une impression d’étroitesse, d’oppression, de contrainte. La vue est alors empêchée, presque dérobée à la sincérité de l’observateur. C’est le cas par la suite, dans Si le grain ne meurt, lors de la description de la maison de La Roque, composée par Gide et dont la rhétorique repose sur la contrainte, la dissimulation, l’isolement :

« Une cour devant la maison, entre la poterne et le bâtiment de la cuisine, laissait le regard, par-dessus le parapet de la douve et par-delà le jardin, s’enfoncer infiniment dans la vallée ; on l’eût dite étroite si les collines qui l’enclosaient eussent été plus hautes[6]. »

Ainsi, ce n’est pas seulement la vue à partir de la propriété qui est contrariée, mais Gide précise aussi que la route qui y mène n’est que rarement visible, et que La Roque, elle aussi, s’escamote derrière des haies. La vision de la maison se trouve donc perpétuellement différée et cette dissimulation augmente ainsi l’intimité du lieu. Seule une direction semble libérer le regard de l’observateur :

« La vue ne s’étendait qu’en aval, c’est-à-dire : que par-devant la maison ; là seulement s’ouvrait la vallée, au confluent de deux ruisseaux[7] »

Il existe bien dans l’emplacement de la maison de La Roque une ambiguïté qui la rend fascinante : il s’agit à la fois d’un lieu fondamentalement en retrait du monde que ce soit par son image voilée ou son isolement, mais qui possède aussi une face découverte, favorable à un regard sans véritable retenue. C’est l’élément liquide, par essence vierge d’obstacles, qui permet la cohabitation de ces deux principes.

Lors de son voyage au Congo, Gide a été déçu par les paysages de l’endroit. Il s’en est expliqué dans une conférence, répondant à la critique de ne pas avoir donné plus de vues de paysages aux spectateurs dans le film d’Allégret. Une fois de plus, il semble que ce soit une certaine forme d’oppression de la vue qui ait gêné Gide :

« L’on circule durant des jours et des semaines dans des régions d’une extrême monotonie, où sitôt au sortir de la forêt étouffante s’étend une sorte de savane informe, couverte de très hautes graminées qui empêchent la vue de s’étendre. Une steppe semée de-ci de-là d’arbres souvent gigantesques, mais dont l’œil ne peut guère mesurer la hauteur par absence de points de repère, et parce que tout dans ce pays illimité est énorme[8]. »

Comme pour La Roque, le paysage agit ici sur les personnes en leur inspirant un certain nombre d’émotions. Là encore, le paysage congolais tel que le perçoit Gide résulte de deux influences plus ou moins contradictoires : l’une qui étouffe le voyageur et restreint son regard en pesant de tous ses obstacles, l’autre qui émane de la piste et conserve un champ dégagé au regard. Ajoutons que la monotonie spatiale d’une vision toujours éconduite acquiert en se poursuivant sans fin, une dimension temporelle à l’origine de l’ennui des observateurs. Celle-ci se reflète inlassablement puisque la continuité du paysage ennuie les êtres y cheminant, ceux-ci étant confirmés à chaque pas dans leur sentiment, et illustrant de façon concrète mais particulière cette « connexion indéfinissable » dont parlait Gide dans sa Préface au Voyage d’Urien. Il faut aussi remarquer que c’est l’absence de points de repère qui semble déranger Gide et organiser la déroute visuelle qui s’en suit. Ici réside peut-être pour l’observateur une des principales difficultés à apprécier un paysage : la délicate mise à distance qui doit précéder l’interprétation et la prise de conscience.

C’est à l’observateur de savoir où regarder afin de voir le mieux possible. Par la suite, Gide reviendra sur cette nécessité d’être à la bonne distance pour bien admirer, non pas à propos du paysage mais d’une bande de tapisserie, équivalente dans l’idée. Celle-ci « débordait la table et retombait sur les côtés, verticale, de sorte qu’on ne la pouvait admirer que de loin[9]. » Non seulement la distance détermine les bonnes conditions de l’admiration, mais c’est aussi elle qui va fixer les frontières du familier et de l’étrange, de l’habituel et de l’extraordinaire. Ainsi, toujours lors de son voyage au Congo, Gide est fasciné par l’énormité et l’informité du paysage et s’en laisse volontiers dérouter et étonner :

« Mais ici cette perplexité de la nature, cette épousaille et pénétration des éléments, ce blending du glauque et du bleu, de l’herbe et de l’eau, est si étrange et rappelle si peu quoi que ce soit de nos pays […] que je n’en puis détacher mes regards[10]. »

Les sentiments dictés par le paysage ne sont plus les mêmes et le sont presque à son insu puisque c’est seulement l’entendement de l’observateur et son expérience qui vont être stimulés. Face à la beauté du monde, à son incroyable richesse, la réponse gidienne s’élabore par la philosophie d’une vision toujours renouvelée, en alerte et ouverte à tout. Le regard prend une valeur sensuelle universelle qui permet à l’homme de répondre à la brièveté de la vie, au Memento mori. Ainsi, dans Les nouvelles nourritures, le narrateur cherche-t-il à se détacher d’une spiritualité trop envahissante et néfaste à l’épanouissement humain :

« Plus rapide est la traversée, plus avide soit ton regard[11] »

Cette affirmation est aussi une manière pour Gide de montrer son attachement plus grand à l’individu qu’à la masse indistincte des êtres, à la personne plutôt qu’au groupe. Cela nous rapproche d’une des constatations de Si le grain ne meurt où Gide parle la morale visuelle qu’il possédait étant enfant :

« À l’âge que j’avais alors, le charme le plus proche est extrême ; une sorte de myopie désintéresse des plans lointains ; on préfère le détail à l’ensemble ; au pays qui se livre, le pays qui se dissimule et qu’on découvre en avançant[12]. »

La bonne distance est nécessaire afin de pouvoir saisir le spectacle qui nous entoure sans cesse, et l’angle de vue se modifie tout au long de sa propre vie. Si le paysage participe du dialogue qui s’établit avec son observateur, il faut aussi considérer la façon dont le regard l’examine pour mieux connaître la personne et assister au commencement d’un dévoilement. Pour Gide, l’espace et le cadre romanesque revêtent beaucoup d’importance par rapport à l’œuvre comme le souligne Pierre Masson :

« le paysage n’existe pas pour lui-même, mais comme révélateur du regard qui l’appréhende, ou de l’imagination qui le déborde, chacun de ces mouvements n’étant pas exclusif de l’autre[13]. »

Gide confirme cette importance en éprouvant personnellement cette projection de lui-même sur ce qui l’entoure, par une sorte d’égocentrisme tourné vers l’extérieur, plaqué sur le réel :

« Le “paysage”, au lieu de me distraire de moi-même, prend toujours désespérément la forme de mon âme lamentable[14]. »

Il faut prêter attention à la signification des guillemets que place Gide de part et d’autre du terme paysage : dans son idée, le décor doit impliquer son occupant mais aussi celui qui le contemple, reléguant ainsi son caractère descriptif à un plan plus secondaire. Gide se refuse à une description purement narrative qui se contenterait de planter le décor tout en essayant de se convaincre que les mots qui la constituent reflètent fidèlement la réalité dans toute sa complexité. Il accorde beaucoup d’importance à l’idée que le regard peut seul donner sa vraie valeur au rapport de l’observateur au paysage. Cette préoccupation apparaît plus ou moins subtilement dans de nombreuses œuvres et nous allons voir quelques scènes où le cadre romanesque influe notablement sur le regard des personnages.

Dans L’Immoraliste, la chambre où Marceline doit vivre l’accouchement de son premier enfant est perçue par les yeux de Michel alors que le plus terrible s’est déjà produit. L’atmosphère de la scène est lourdement significative de l’accident qui vient de survenir :

« La chambre était peu éclairée ; et d’abord je ne distinguai que le docteur qui, de la main, m’imposa le silence ; puis, dans l’ombre une figure que je ne connaissais pas. Anxieusement, sans bruit, je m’approchai du lit. Marceline avait les yeux fermés ; elle était terriblement pâle que d’abord je la crus morte ; mais, sans ouvrir les yeux, elle tourna vers moi sa tête. Dans un coin sombre de la pièce, la figure inconnue rangeait, cachait divers objets ; je vis des instruments luisants, de l’ouate ; je vis, crus voir, un linge tâché de sang[15]… »

Ici, la pièce apparaît comme oppressante du fait de son faible éclairage mais aussi du silence imposé et respecté. La présence d’une personne étrangère augmente sensiblement l’inquiétude de Michel et l’étrangeté de la scène. L’espace se trouve presque réduit, confiné. Le regard est contrarié dès l’origine par les ténèbres de la pièce mais aussi par les yeux clos de la malade dont la blancheur tranche avec l’obscurité de l’environnement. Michel distingue alors des éléments qui viennent confirmer son inquiétude et semblent prolonger cette blancheur : les “ instruments luisants”, l’ouate, le linge ; l’angoisse du narrateur continue d’évoluer puisqu’à l’éclat du tissu s’oppose la terrible signification du sang. Ce linge renvoie implicitement Michel, mais aussi le lecteur, au mouchoir tâché du sang de la tuberculose, qu’il tentait lui aussi de dissimuler aux regards. Gide organise tout un réseau de signes qui se mêlent et s’appellent mutuellement pour tisser allusivement la réalité de la scène. Les non-dits sont aussi lourds que les non-vus et confèrent à la scène une allure onirique, presque fantastique.

Dans Isabelle, Gérard découvre progressivement la Quartfourche ainsi qu’une partie des mystères qu’elle abrite. C’est tout d’abord le lieu de la réclusion, du secret, du regard voilé et empêché, puis les événements semblent se dissiper et la libération des secrets comme de la vue survient :

« Il faisait trop sombre pour que je pusse rien distinguer de la façade du château ; la voiture me déposa devant un perron de trois marches, que je gravis, un peu ébloui par le flambeau qu’une femme […] tenait à la main[16] »

Le regard est tout d’abord arrêté par l’obscurité de la nuit qui s’oppose à la clarté éblouissante du flambeau de Mademoiselle Verdure. Il est significatif de remarquer que la réalité se dérobe soit par trop-plein, soit par défaut de lumière, comme s’il fallait une fois encore à l’observateur faire le point correctement, de la même façon qu’il lui fallait se placer à bonne distance en d’autres occasions. À partir de la chambre de Gérard, la contemplation continue à se voir compromise :

« Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans doute jouir d’une vue plus étendue ; mon regard était aussitôt arrêté par les arbres ; au-dessus d’eux, à peine restait-il la place d’un peu de ciel où le croissant venait d’apparaître, recouvert par les nuages presqu’aussitôt[17]. »

La Quartfourche persiste à vouloir détourner le regard inquisiteur de Gérard et celui-ci se voit attribuer une chambre sans vue prometteuse. En écho à cette installation, la campagne et la météorologie renvoient elles-aussi l’image d’une vision impossible que tout semble destiné à contrarier, à contrer. Ce n’est qu’à partir du lendemain que le regard se libère parallèlement au ciel :

« En poussant mes volets, j’eus la joie de voir un ciel à peu près pur[18] ».

Le visiteur a été accepté par l’espace et se voit accorder une sorte de permis de contempler, à la fois par la maison avec ses volets qui s’ouvre sans résistance, mais aussi par la nature avec la fuite des nuages et de tous les obstacles à la lumière. Par la suite, on retrouve ce type d’approbation muette et implicite de la part du temps :

« Le ciel s’était éclairci[19] », peut constater Gérard.

Après l’assentiment du cadre romanesque, les découvertes de Gérard vont pouvoir débuter et se poursuivre de façon progressive jusqu’à le mener à la rencontre d’Isabelle. Lors de son retour, un an après son passage initial, la situation de la Quartfourche a complètement changé. Son propriétaire n’est autre qu’Isabelle et celle-ci a profondément modifié l’espace, lui donnant une nouvelle orientation très significative :

« Je trouvai la grille du parc grande ouverte ; le sol de l’allée était abîmé par les charrois. […] je constatai que la hache avait déjà frappé les plus beaux arbres. Avant de m’enfoncer dans le parc, je voulus revoir le petit pavillon où j’avais découvert la lettre d’Isabelle ; mais suppléant la serrure brisée, un cadenas maintenait la porte (j’appris ensuite que les bûcherons serraient dans ce pavillon des outils et des vêtements[20]). »

Après l’oppression du premier soir, l’espace semble avoir triomphé dans une certaine mesure. La grille est désormais ouverte, les arbres en partie abattus n’arrêtent plus le regard et c’est à la fin d’un monde clos que Gérard assiste. Les familiers de la maison n’y sont plus, ou ne se montrent pas et les personnes de l’extérieur ont envahi la Quartfourche. Il y a même beaucoup de passage puisque la route en est abîmée. Cependant, si certaines portes sont grandes ouvertes à présent, d’autres se sont fermées et le mystère du lieu a cédé la place à une sorte de trivialité comme en témoigne la mise en place du cadenas et l’utilisation qui est faite du pavillon. Le personnage le plus en vue, Isabelle, était celui qui était le plus mystérieux auparavant et qui avait tant fasciné Gérard. Le rêve et le mystère disparaissent de la même façon que l’épais manteau d’arbres protecteur.

Dans La Symphonie pastorale, la première maison de Gertrude dans laquelle le pasteur fait sa connaissance, possède quelques éléments similaires à la chambre de Marceline et relève de la même esthétique de l’effacement. Le pasteur vient en visite et découvre les lieux :

« J’attachai le cheval à un pommier voisin, puis rejoignis l’enfant dans la pièce obscure où la vieille venait de mourir.

La gravité du paysage, le silence et la solennité de l’heure m’avaient transi[21]. »

 

L’obscurité, la gravité, le silence, le caractère simple et solennel de la scène confèrent au paysage une tonalité protestante. Ceci résulte des sentiments que le pasteur projette sur ce qui l’entoure. le paysage semble résulter du regard des personnages comme si celui-ci constituait un prisme modificateur, inféodait l’environnement – et de ce fait la description  qui nous en est donnée – à la subjectivité des observateurs. La maison est habitée par une atmosphère feutrée et oppressante propre au mystère et qui incite le pasteur à la rêverie :

« Toutefois, il ne paraissait guère probable qu’il y eût dans un recoin de cette misérable demeure quelque trésor caché… […] La voisine prit alors la chandelle, qu’elle dirigea vers un coin de foyer, et je pus distinguer, accroupi dans l’âtre, un être incertain, qui paraissait endormi ; l’épaisse masse de ses cheveux cachait presque complètement son visage. »

L’oppression provient du manque de lumière de la pièce mais aussi de la pauvreté générale de la demeure. Celle qui s’avèrera être Gertrude semble elle-même se dérober aux regards du fait de son emplacement – dans un coin sombre –, de sa position – accroupie –, de son caractère ambigu – l’“être incertain” qui “paraissait endormi” –, et de son apparence – masquée par ses cheveux. Semblable au lieu qui l’abrite, Gertrude n’est pas épanouie, n’existe pas vraiment au monde ; suite à sa venue dans la famille du pasteur, dans une vaste maison pleine de vie, la jeune aveugle va se métamorphoser.

Le cadre romanesque conditionne donc le regard des personnages qui y évoluent en le renforçant ou en le rendant presque inopérant. Enfin, le paysage devient parfois une sorte d’être fantastique qui prend vie, stimule le regard ou le détourne, et semble se faire le reflet tout entier de la vision, comme dans cette étrange métaphore visuelle de la fin du chapitre V de la première partie des Faux-Monnayeurs. Le narrateur s’y interroge en considérant Édouard :

« Déjà, la douce rive de son pays natal est en vue, mais, à travers la brume, il faut un œil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l’horizon rougissant déjà se soulève[22]. »

Une fois encore, Gide appelle son lecteur à affûter son regard, à devenir celui dont la vue est aussi lucide que perçante, celui qui sait se placer face au paysage. La côte française est déjà visible mais le regard d’Édouard est-il assez pénétrant pour la distinguer ? Gide laisse au lecteur le soin d’apporter sa propre réponse. Notons aussi l’association du soleil levant à une sorte de gros œil en train de s’ouvrir, tel celui de l’auteur qui décide du réveil, un par un, de ses personnages.

On se doute que la curiosité de Gide, si attentif au paysage, ne s’y est pas arrêtée et qu’il l’a reportée inlassablement sur chacun des éléments constitutifs. L’observation des animaux, des plantes, de la nature signifie pour lui une sorte de retour aux sources, un niveau de référence toujours fiable vers lequel on peut se tourner en cas de doute ou d’hésitation, comme il l’écrit le 1er juin 1919 :

« Dans un fauteuil, auprès de moi, ma vieille chatte allaite les deux petits bâtards qu’on lui a laissés.

Quand tout serait remis en question (et tout est remis en question) mon esprit se reposerait encore dans la contemplation des plantes et des animaux. Je ne veux plus connaître rien que de naturel[23]. »

Cette profession de foi énoncée clairement, dans une période troublée, juste après la première guerre mondiale, n’est pourtant pas le début d’une nouvelle philosophie. Il est naturel de regarder autour de soi et d’accorder son intérêt aux éléments de la nature. Dès Paludes, Gide sent que la nature est une sorte d’instigatrice de l’œuvre, qu’elle est susceptible de fournir l’inspiration et l’état d’esprit de l’auteur. Si elle n’est pas active face à l’observateur, elle est à même de motiver des sentiments et des émotions esthétiques chez les personnages. C’est le cas du narrateur qui se perd dans la vision des bassins d’un jardin :

« Il y pousse les plantes qu’on y laisse pousser ; il y nage beaucoup d’insectes. Je m’occupe à les regarder ; c’est même un peu cela qui m’a donné l’idée d’écrire Paludes ; le sentiment d’une inutile contemplation, l’émotion que j’ai devant les délicates choses grises[24]. »

Cependant, si la nature est propre à disposer le personnage à la créativité, elle n’en fera pas davantage et Gide semble prendre un malin plaisir à présenter de façon grotesque les relations qu’entretiennent les protagonistes avec le milieu naturel. Que ce soit lors d’une chasse à la panthère[25] au cours de laquelle les armes ont un recul exagéré ou s’enrayent au moment fatidique, ou que ce soit lors d’une chasse au canard[26] dans laquelle le camouflage vire à la plongée sous-marine, le résultat est le même et les personnages sont ridicules. Cela autant à cause du fiasco de leurs entreprises que parce qu’ils n’ont pas su capter la magie et l’état d’esprit de la nature. La rupture du lien subtil unissant l’homme à son environnement confère son caractère cocasse aux deux scènes.

Dans Les Nourritures terrestres, la contemplation est d’une autre nature et semble suivre fidèlement l’esprit qui habite leur composition : « Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu ne t’arrêteras nulle part.[27]. ». Le narrateur va promener inlassablement son regard d’élément en élément, afin de donner une sorte de catalogue de tout ce qu’il a rencontré d’admirable. D’abord les jardins :

« Nathanaël, je te raconterai les plus beaux jardins que j’ai vus[28] »

puis les animaux :

« nous regardions, pendant des heures, les vaches ; nous regardions choir, éclater les bouses[29] »

puis l’ensemble :

« Espaliers ; jardins enclos de murs au soleil. Route ; animaux revenant des pâtis ; coucher de soleil inutile à voir – admiration déjà suffisante[30]. »

et encore au-delà :

« Elle tourna les yeux vers les naissantes étoiles[31]. »

Ici, ce n’est plus le témoignage qui est capital, pas plus que la recherche de réel ou la volonté de vérité, mais bien davantage l’action de voir, c’est-à-dire de faire l’effort de tourner son regard sur autre chose que soi. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’enseignement du narrateur qui désire inciter ses lecteurs à se désintéresser de sa propre personne pour mieux comprendre tout le reste[32].

Mis en scène à nouveau, mais de façon moins mystique et plus mythologique, le rapport des êtres vivants à la nature trouve de nombreux échos dans Perséphone, écrit en 1933. Conformément au mythe, Perséphone a été enlevée par Pluton pour la plus grande tristesse de sa mère Déméter. Finalement, un compromis est trouvé et Perséphone passera la moitié de l’année avec Pluton comme reine des enfers dans son palais, et l’autre moitié à la surface de la terre avec sa mère Déméter. La légende de cette divinité est aisée à interpréter : Perséphone, enfermée dans les Enfers, n’est autre que les grains de blé, ensevelis sous la terre durant l’automne et l’hiver. Au retour du printemps, à la germination des plantes correspond le retour de Perséphone auprès de sa mère. L’idée d’une déesse aussi proche de la nature ne pouvait que séduire Gide qui lui fait prononcer un vibrant éloge du printemps :

« Loin de toi, Déméter, moi, ta fille égarée

J’admire au cours sans fin de l’unique journée

Naître de pâles fleurs, où mon regard se pose

Les bords gris du Léthé s’orner de blanches roses

Et, dans l’ombre du soir, les ombres s’enchanter

Du reflet incertain d’un souterrain été[33]. »

On retrouve dans ces vers le profond attachement de Gide à la nature et l’admiration recueillie qu’il éprouve pour elle. Il s’agit aussi de l’évocation d’une transfiguration qui enchante le regard et ravit l’esprit de l’observateur.

Cependant, avant même d’être auteur, Gide est déjà fasciné dans la réalité par les animaux et les plantes. Très jeune, il est attiré par la petite vie mystérieuse des animaux et s’en fait le témoin le plus assidu. Dans Si le grain ne meurt, il raconte à quel point les lapins de son cousin l’intéressaient :

« des fascines entassées suppléaient les terriers ; là je passais des heures assis ou couché sur la paille, en l’absence de mes amies, à contempler les ébats de ce petit peuple fantastique[34]. »

Comme pour les êtres humains, l’observation des lapins doit se faire sans témoin et, si possible, en toute discrétion afin de ne pas troubler leur comportement, de les surprendre au naturel. Les « fascines entassées » permettent de supposer  que la scène comporte un jeu de voilement / dévoilement, apparition / dissimulation qui pimente l’observation. Le contemplateur devient aussi chasseur d’image à l’affût, guetteur de l’instant. Ce sentiment est confirmé plus loin par l’attrait de Gide pour les insectes :

« Ce que j’aimais, ce n’était pas la collection, c’était la chasse[35]. »

Gide renvoie dos-à-dos deux activités liées au regard dans lesquelles la finalité est de pouvoir observer de beaux spécimens de coléoptères. Seulement, la collection les présente de façon rationnelle et aseptisée, alors que la chasse les conserve dans leur habitat naturel, animés et insoumis : il faut mériter son image, par la patience, l’adresse ou la vivacité, savoir la reconnaître avant qu’elle ne se dérobe. Il s’agit moins d’une quête de l’insecte que de son apparence, puis de l’émotion qui va en résulter. C’est par exemple le cas lorsque le jeune Gide surprend une colonie de rhinocéros, c’est-à-dire d’oryctes nasicornes :

« Je fus comme fou la première fois que je les vis[36]. »

L’émotion survient à la contemplation de la vie en mouvement dans toute sa diversité. À ce titre, Gide est déçu par les végétaux, beaucoup plus difficiles à surprendre dans leur développement et leur croissance. C’est sur la poussée d’un glaïeul que l’enfant accorde toute son attention en espérant surprendre le tremblement de la feuille qui se développe. Cependant, l’existence de la vie n’est pas aussi flagrante que chez les animaux et Gide finit par avouer sa perplexité :

« Mais j’en venais à croire que la plante donnait d’un coup toute sa poussée dans la nuit, car j’avais beau rester les yeux fixés sur la feuille[37]… »

Ainsi, le jeune garçon préfère en revenir à l’observation des animaux, plus chaleureuse et plus concrète, mais surtout, selon lui, « infiniment plus récompensante[38] ». Il s’ensuit donc l’épisode des souris que Gide a remarquées, sortant d’un trou dans le mur :

« c’était là qu’était leur gîte ; c’est de là que je m’attendais à voir sortir la portée ; et du coin de l’œil je guettais tandis que M. Richard me faisait réciter ma leçon[39] ».

Cette scène est dominée par des mouvements visuels qui sont plus complexes qu’il n’y paraît. En effet, le regard ne tend vers le véritable centre d’intérêt que de façon détournée. Gide récite sa leçon face à son précepteur mais s’applique à conserver le trou dans son champ de vision. Finalement, lorsque monsieur Richard s’apprête à ébouillanter les souris que l’enfant lui a naïvement indiquées, ce dernier se refuse à contempler la scène et détourne les yeux à nouveau, mais pour une autre raison. Dans cet épisode, le regard semble aussi « pervers » que le précepteur, incapable de se résoudre à observer franchement ce qui pourtant le fascine. La vision balaie la scène, mais demeure toujours différée. Cet échec du regard est symbolique et son influence se poursuit jusqu’aux animaux suivants de Gide : un couple de tourterelles offert par monsieur Richard en consolation du chagrin des souris. Notons que le regard semble temporairement mis de côté, d’une part au profit de l’ouïe puis l’enfant est surtout fier du son de ses oiseaux :

« Les premiers jours je fus enthousiasmé par le roucoulement de mes tourterelles ; je n’avais rien encore entendu de plus suave[40] »

L’enfant est comme fâché avec l’image et s’ouvre à d’autres sens. Cependant, le regard n’est pas complètement délaissé, mais il ne porte plus directement sur les animaux et ceux-ci constituent un obstacle supplémentaire à la satisfaction de la curiosité qui vise à présent les œufs :

« ne voulant pas déranger la couveuse, j’attendais interminablement qu’elle voulût bien se soulever pour me laisser voir que les œufs n’étaient pas éclos[41]. »

 

L’attente des oisillons fait évidemment écho à l’attente de la porté de souriceaux qui avait été déçue. Cette déception semble d’ailleurs discrètement liée à l’observation des animaux chez Gide, comme si la joie de la contemplation était décuplée par la privation et le plaisir augmenté par le fait d’avoir été brimé d’abord, puis assouvi tardivement, mais aussi par la rareté d’un instant toujours différé. Ainsi peut s’expliquer le « petit cadenas », installé par M. Richard, qui ferme la cage le jour de l’éclosion tant attendue et va empêcher l’enfant d’observer librement les oisillons. Le regard biaisé et détourné va encore une fois se retourner contre son auteur dans la scène du double de la clé, qu’il faut sans doute comprendre comme une réminiscence de celle où Gide guettait ses souris, non plus devant M. Richard, mais devant son épouse. Nous aurons l’occasion de revenir à cette scène puis de commenter ce très riche passage par la suite.

Son voyage au Congo donnera à Gide de nombreuses occasions d’observer la flore et la faune d’un pays qu’il ne connaissait pas du tout. À Cotonou, l’affrontement d’un lézard et d’un serpent va lui permettre de s’approcher sans crainte pour mieux voir :

« Combat d’un lézard et d’un serpent d’un mètre de long, noir lamé de blanc, très mince et agile, mais si occupé par la lutte que nous pouvons l’observer de très près. Le lézard se débat, parvient à échapper, mais abandonnant sa queue, qui continue longtemps de frétiller à l’aveuglette[42]. »

Cette scène présente une sorte de variation minimaliste sur le motif du regard. Il y a d’abord l’opposition chromatique des deux animaux, l’un uniformément gris, l’autre bi-colore et contrasté, qui ajoute à l’idée d’une chorégraphie artistique à laquelle sont conviés impromptus les observateurs. L’opposition des deux acteurs est renforcée par leur différence de taille. La violence et la vivacité du combat permettent aux spectateurs de s’approcher beaucoup plus près que si les deux animaux avaient été au repos. Enfin, au terme du combat, le lézard a faussé compagnie au serpent et ne demeure présent dans la scène que par sa queue qui frétille significativement « à l’aveuglette », comme si le caractère furtif de sa disparition ne lui avait pas permis de se dérober complètement à la vue.

D’autres animaux beaucoup plus impressionnants fascinent Gide et semblent lui faire retrouver l’enchantement de sa jeunesse lorsqu’il observait de gros insectes :

« Je ne me lasse pas de regarder, sur les bancs de sable, ces énormes crocodiles qui se lèvent nonchalamment au passage du bateau et parfois glissent sur le sable, jusqu’à l’eau[43] »

C’est l’intérêt inépuisable de la contemplation qui transparaît dans cette constatation. À l’état de trace, on distingue encore le lien du regard à la dissimulation puisque les crocodiles s’escamotent parfois dans l’eau dès qu’ils ont été aperçus. Au Congo, c’est d’abord le royaume animal qui façonne le paysage, impressionne l’observateur et engendre un puissant exotisme :

« Mais la faune, plus que la flore encore, fait l’intérêt constant du paysage. Par instants les bancs de sable sont tout fleuris d’échassiers, de sarcelles, de canards, d’un tas d’oiseaux si charmants, si divers que l’œil ne peut quitter les rives, où parfois un grand caïman, à notre passage, se réveille à demi pour se laisser choir dans l’azur[44]. »

C’est le Gide ornithologue et naturaliste qui écrit ces mots, charmé par le spectacle auquel il assiste sans aucun effort, enchanté d’un monde qui se donne à voir sans retenue et dans un renouvellement constant. L’éblouissement est amplifié d’autant par la surprise de découvrir des animaux inhabituels, ornés de couleurs aux alliances de teintes aussi audacieuses qu’étranges, évoluant sans trouble dans leur milieu naturel. C’est d’abord l’irrésistible attrait pour l’inconnu et la surprise qui motive Gide à s’engager dans la forêt, à y progresser toujours plus avant :

« puis, suivant le sentier devant nous, qui pénètre dans la forêt,  nous nous sommes enfoncés presque anxieusement dans une Brocéliande enchantée. Ce n’était pas encore la grande forêt ténébreuse, mais solennelle déjà, peuplée de formes, d’odeurs et de bruits inconnus[45]. »

Mais aussi, un peu plus loin :

« Parfois d’étroits couloirs liquides s’ouvrent profondément sous les ramures, où l’on souhaite s’aventurer en pirogue ; et rien n’est plus attirant que leur mystère ténébreux[46]. »

C’est donc un monde nouveau qui s’ouvre devant l’occidental et stimule chez lui tout un inconscient de fascination et d’appréhension, de rêve et de réalité merveilleuse mêlés. Pourtant, cet état ne dure pas et Gide est rapidement déçu par la forêt ; celle-ci ne semble pas tenir ses promesses ni parvenir à conserver l’aura qu’elle semblait refléter sur ses visiteurs. Une fois qu’elle a été pénétrée et presque apprivoisée, l’attrait est déplacé vers un hypothétique ailleurs :

« Si intéressante que soit cette circulation parmi les végétaux inconnus, il faut bien avouer que cette forêt me déçoit. J’espère trouver mieux ailleurs. Celle-ci n’est pas très haute ; je m’attendais à plus d’ombre, de mystère et d’étrangeté[47]. »

Cependant, quelques pages plus loin, Gide pondère cette critique et reconnaît que cette forêt est tout de même intéressante pour qui sait l’observer. On retrouve une fois de plus ici l’idée que pour bien voir, il faut savoir garder son esprit ouvert et attentif, savoir aussi se mettre à bonne distance afin d’avoir une vision suffisamment proche pour distinguer les détails et convenablement éloignée pour embrasser le paysage dans sa totalité. Ici, le va-et-vient entre l’enchantement et la surprise augmente la difficulté :

« On marcherait ainsi pendant des heures, requis tous les vingt pas par une surprise nouvelle[48]. »

Le goût de Gide pour la flore et la faune constitue donc la prolongation logique de son insatiable curiosité pour le monde. Lorsque sa disponibilité le maintient en alerte et le pousse sans cesse à découvrir de nouveaux horizons, il peut trouver un vaste terrain d’étude lui procurant des satisfactions toujours renouvelées. Le regard devient ainsi un outil d’investigation pertinent pour appréhender la réalité.

Ce regard porté sur les animaux devient aussi le moyen de mieux connaître ses semblables. Parfois, les animaux sont perçus chez Gide comme de véritables reflets des hommes et vice et versa. Ces rapprochements sont significatifs et apportent un éclairage différent sur les personnes et personnages. Durant le récit de son voyage au Congo, Gide rapporte cette cocasse et minimaliste scène de regard lors d’une baignade improvisée :

« Un petit écureuil est venu me regarder, semblable aux écureuils de nos pays, mais de pelage beaucoup plus sombre[49]. »

La vision est mutuelle et les deux regards se croisent comme pour se comprendre. Cependant, l’échange en reste là et à défaut de connaître les pensées et sentiments de l’animal, nous connaissons celles de l’être humain : l’image de l’écureuil renvoie celui-ci à sa propre expérience, à son passé, mais aussi à son pays. Au plus profond de la forêt, la petite bête se singularise et se distingue, tout en forçant le parallèle avec ses homologues européens, comme par un éclair de nostalgie.

Dans Si le grain ne meurt, on rencontre d’autres analogies. Lorsque Gide et son précepteur cherchent un appartement, il a recours pour en parler à une métaphore filée du domaine de la chasse :

« Nous chassions de préférence le matin. Il arrivait souvent que le gîte n’était pas vide et que nous surprenions à leur petit lever les habitants. […] Nous chassions à l’entour du lycée Condorcet […] ; je laisse à penser le gibier que parfois nous levions[50]. »

Cette métaphore suppose implicitement le rapport qui peut exister entre les hommes et les animaux. Gide et M. Richard sont finalement autant à la chasse d’un nouveau logis que des habitants étranges qui le peuplent. Pourtant cette recherche est plus complexe et plus subtile qu’il n’y paraît puisqu’elle est davantage visuelle que matérielle, plus spirituelle que sensuelle. Gide précise d’ailleurs qu’elle se déroulait « autant par jeu que par besoin » et qu’elle succédait à de simples flâneries dans les rues au cours desquelles les deux personnes se trouvaient « reflétant, observant, réflexionnant », c’est-à-dire pratiquaient déjà une activité intensément liée au regard et à l’esprit. Remarquons aussi que le résultat de certaines de ces chasses pour l’enfant était d’en ressortir « éberlué », puisqu’il avait eu « le temps néanmoins d’en voir beaucoup ». Cette quête visuelle, sorte de traque humaine ramenée à l’animalité, rappelle celle de Michel dans L’Immoraliste lorsqu’il épie les paysans qui travaillent.

Plus loin, Gide se souvient d’une phrase que Douglas s’amusait à répéter à propos de deux serviteurs, Athman et Ali :

« Athman, dites à Ali que ses yeux sont comme ceux des gazelles[51]. »

Le royaume animal est ici utilisé pour une comparaison laudative puisque l’on connait la place qu’occupe la gazelle dans la littérature amoureuse orientale : symbole de féminité, de douceur, de charme, de sensualité.

Dans Paludes, Gide propose par l’intermédiaire du narrateur, une sorte de Mythe de la Caverne revisité et assumé par des animaux, en guise de l’une des innombrables définitions de Paludes :

« c’est l’histoire des animaux vivant dans les cavernes ténébreuses, et qui perdent la vue à force de ne pas s’en servir[52]. »

Ici encore, la symbolique des animaux fait écho à celle des homme, et leur vue semble faire référence à l’entendement des humains. Cette idée sera reprise par Gide dans Les Faux-Monnayeurs, lorsque Vincent parlera à lady Griffith des créatures qui vivent dans les fosses océaniques[53] et qui, contrairement à toute attente, ne sont pas aveugles, possèdent des yeux et de antennes, et émettent même de la lumière pour certains d’entre eux. C’est ainsi la duplicité de l’apparence et des raisonnements trop abstraits qui est dénoncée ici.

 

 

Nous avons donc pu voir comment Gide appréhende le monde et en donne une image étymologiquement admirable, que ce soit par de simples scènes de regard dans lesquelles un personnage en observe un autre, que ce soit aussi dans la contemplation attentive du paysage, ou dans l’étude de la flore et de la faune. Celui qui regarde est solidement lié à l’objet qu’il voit et d’une certaine façon existe en même temps que lui. Les animaux possèdent aussi leur intérêt pour Gide et semblent renvoyer une image épurée et allégorique du comportement des hommes. Même lorsque le regard n’est que la prise en compte de l’image positive et directe qui émane de la réalité, c’est-à-dire l’acquisition de savoir et de connaissances à un degré simple, il renseigne l’observateur, augmente sa lucidité et son épanouissement.



[1] p. 47, C&P d’André Walter.

[2] p. 1464, Notice du Voyage d’Urien, in Romans, récits et soties, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[3] p. 118, NT.

[4] idem.

[5] p. 57, SGNM.

[6] p. 70, ibid.

[7] p. 71, ibid.

[8] p. 34, Conférence de Bruxelles.

[9] pp. 163-164, SGNM.

[10] p. 829, Voyage au Congo.

[11] p. 177, NN.

[12] p. 115, SGNM.

[13] p. 29. Masson, Pierre, André Gide ou la peur de décrire, article paru dans les Cahiers du Séminaire Espace et Littérature (S.E.L.), N°1, 1996.

[14] p. 22, Journal, t. I.

[15] p. 124, Immoraliste.

[16] p. 22, Isabelle.

[17] p. 30, ibid.

[18] p. 33, ibid.

[19] p. 118, ibid.

[20] p. 164, ibid.

[21] p. 13, SP.

[22] p. 57, FM.

[23] pp. 35-36, L’esprit NRF : 1908-1940.

[24] p. 103, Paludes.

[25] p. 132, ibid.

[26] p. 134, ibid.

[27] p. 20, NT.

[28] p. 54, ibid.

[29] p. 105, ibid.

[30] p. 119, ibid.

[31] p. 161, ibid.

[32] « Que mon livre t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à lui-même, – puis à tout le reste plus qu’à toi. », p. 15, ibid.

[33] p. 316, Perséphone.

[34] p. 99, SGNM.

[35] p. 100, SGNM.

[36] idem.

[37] p. 140, ibid.

[38] idem.

[39] idem.

[40] p. 142, ibid.

[41] idem.

[42] p. 687, Voyage au Congo.

[43] p. 848, ibid.

[44] p. 822, ibid.

[45] p. 703, ibid.

[46] idem.

[47] pp. 704-705, ibid.

[48] p. 707, ibid.

[49] p. 752, ibid.

[50] p. 189, SGNM.

[51] pp. 350-351, ibid.

[52] p. 118, Paludes.

[53] Cf. pp. 149-150, FM.