2.2. La théâtralité à l’encontre de toute sincérité, de tout naturel

Dans nos récits, chaque appel au drame, que ce soit pour sa thématique ou pour sa forme, se fait toujours au détriment du vrai, du spontané, de l’authentique ; c’est un peu comme si Gide avait des réticences à l’utilisation de rôles préconçus, à l’épanchement de grands sentiments emphatiques ou à la solennité de déclarations potentiellement publiques. Lui-même se percevait sans doute à la frontière du drame et de la réalité puisqu’il écrivit : « Comédien peut-être, mais c’est moi que je joue. ». Il en va de même dans son œuvre. Dans L’Immoraliste, Michel se prépare et répète le rôle qu’il devra interpréter pour expliquer à Bocage les relations ambiguës qu’il entretient avec le paysan Bute :

« L’insupportable instant ! Tous les grands sentiments seront de mise ; je vais être forcé de le prendre au sérieux. Quelles explications inventer ? Comme je vais jouer mal ! Ah ! je voudrais rendre mon rôle[1]… » dit Michel.

Cependant, il supporte mal cette duplicité imposée et souffre du mauvais personnage qu’il doit incarner. Heureusement, il n’aura pourtant pas à fournir d’explication puisque l’aveuglement total de Bocage face à la véritable situation l’en dispensera. Si Michel est réticent à jouer la comédie en ne laissant qu’à grand regret sa sincérité et son naturel, ce n’est pas le cas de tous les autres personnages. Ainsi, dans Isabelle, Gérard fait appel de meilleur gré à la dramaturgie pour justifier son imminent départ de la Quartfourche dont il ne supporte plus l’atmosphère :

« Au déjeuner je jouai donc la petite comédie que j’avais préméditée[2] » dit Gérard.

Il va s’en suivre une scène où les procédés d’exagération, d’amplification vont le disputer aux effets visuels et aux répétitions. Pour être convaincant et inciter les autres personnages à lui donner la réplique, Gérard se doit d’être très explicite sur sa supposée situation et les sentiments qui l’habitent :

« — Allons bon ! Quel ennui !… murmurai-je en ouvrant une des enveloppes que m’avait tendues Madame Floche ; et comme, par discrétion, aucun de mes hôtes ne relevait mon exclamation, je repris de plus belle : Quel contretemps ! en jouant la surprise et la déconvenue, tandis que mes yeux parcouraient un anodin billet. […] — Oh ! rien de très grave, répondis-je aussitôt. Mais hélas ! je vois qu’il va me falloir rentrer à Paris sans retard, et de là vient ma contrariété[3]. » continue Gérard.

Gérard va assister en spectateur clandestin à une scène de tragi-comédie qui se déroule entre Isabelle, Mme de Saint-Auréol et Mme Floche, celle dont la signification demeure ambiguë :

« J’étais comme au spectacle. Mais puisqu’elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie ? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère[4]… » dit Gérard.

Un peu plus loin :

« Isabelle avait pris une attitude méditative, les mains retombées et croisées devant elle, le regard perdu[5]… » dit Gérard.

« Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix[6] » dit Gérard.

Les personnages acquièrent ici un autre statut en devenant personnages-comédiens, sans le savoir pour un autre personnage, lui-même devenu personnage-spectateur. On comprend dès lors la perplexité de Gérard, être fictif à l’existence fugace, confronté comme observateur secret à une scène dont la signification lui échappe. L’action ici semble s’échapper du réel et de la logique des événements. Elle ressemble à une facétie de l’auteur qui s’accorde une parenthèse comme pour mieux observer son lecteur : celui-ci n’est-il pas en quelque sorte penché depuis le début de la narration au-dessus de l’épaule de Gérard ?

Dans Les Faux-Monnayeurs, c’est la scène finale qui relève ouvertement du théâtre puisque tous les éléments sont réunis pour construire une véritable mise en scène :

« Et bientôt Ghéridanisol dit à Boris, à voix mi-haute et sans le regarder, ce qui donnait à ses paroles, estimait-il, un caractère plus fatal : “Mon vieux, tu n’as plus qu’un quart-d’heure[7].” »

Il y a des sorties et des entrées d’acteurs :

« Une angoisse intolérable s’empara de lui [Philippe] et, bien que l’étude fût sur le point de finir, feignant un urgent besoin de sortir, ou peut-être très authentiquement pris de coliques, il leva la main et claqua des doigts comme les élèves ont coutume de faire pour solliciter du  maître une autorisation ; puis, sans attendre la réponse de La Pérouse, il s’élança hors du banc. Pour gagner la porte, il devait passer devant la chaire du maître ; il courait presque, mais chancelait[8]. »

« Presque aussitôt après que Philippe fut sorti, Boris à son tour se dressa[9]. »

La solennité est très accentuée pour cette épreuve d’admission rituelle inventée par Ghéridanisol :

« Boris s’avança donc jusqu’à la place marquée. Il marchait à pas lents, comme un automate, le regard fixe[10] ».

La mise en scène est élaborée dans les plus petits détails :

« La place fatale était, je l’ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu’en se penchant[11]. »

« La Pérouse se pencha. Et d’abord il ne comprit pas ce que faisait son petit fils, encore que l’étrange solennité de ses gestes fût de nature à l’inquiéter[12]. »

 

Ces jeux de voilement et de dévoilement démontrent à quel point l’image n’est pas quelque chose d’universel, de fermement objectif. Dans une même scène, les personnages sont plus ou moins lucides, plus ou moins conscients. De la même manière que Moktir n’arrivait pas à imaginer pourquoi Michel ne l’avait pas dénoncé et quelles étaient les raisons qui l’y avaient poussé, les personnages qui gravitent autour de Boris ne sont pas tous très perspicaces face à la gravité de l’action qui se déroule. Ils sont victimes de l’aveuglement dû aux apparences et de l’absence de naturel que génère la mise en scène.

À l’intérieur de notre passage, même la mort de Boris est presque chorégraphiée :

« Le coup partit. Boris ne s’affaissa pas aussitôt. Un instant le corps se maintint, comme accroché dans l’encoignure ; puis la tête, retombée sur l’épaule, l’emporta ; tout s’effondra[13]. »

C’est une véritable tragédie antique : chez Philippe se manifestent la terreur et la pitié chères à Aristote ; mais aussi classique puisque les trois unités de temps (à la fin de l’étude), de lieu (dans une salle d’étude, presque devant l’estrade du surveillant) et d’action (l’épreuve de Boris) sont respectées. On peut même trouver une résonance d’oracle à la phrase de La Pérouse qui avait voulu se suicider avec le même pistolet :

« La vérité, si je ne me suis pas tué, c’est que je n’étais pas libre. Je dis à présent : j’ai eu peur ; mais non : ce n’était pas cela. Quelque chose de complètement étranger à ma volonté, de plus fort que ma volonté me retenait… Comme si Dieu ne voulait pas me laisser partir. Imaginez un marionnette qui voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce… Halte-là ! On a encore besoin de vous pour le final[14]. » dit-il.

Pourtant, cette scène est aussi celle de l’ambiguïté et du contre-nature. Aucun personnage présent, si ce n’est peut-être Ghéridanisol, n’a une connaissance globale de l’action ; Philippe et Georges – et Boris ? – pensent que le revolver n’est pas chargé, La Pérouse se trouve en décalage et réalise trop tard ce qui se passe. La salle d’étude devient le théâtre des apparences trompeuses et de la cruauté, de la duplicité de trois lycéens. La théâtralité chez Gide constitue une sorte de mise en scène voilante qui aboutit à une image déformée de la réalité.



[1] pp. 146-147, L’Immoraliste.

[2] p. 74, Isabelle.

[3] pp. 74-75, ibid.

[4] p. 147, ibid.

[5] p. 144, ibid.

[6] p. 146, ibid.

[7] p. 372, FM.

[8] p. 373, ibid.

[9] idem.

[10] p. 374, ibid.

[11] idem.

[12] idem.

[13] idem.

[14] p. 244, ibid.