2.3.2. Entre fatigue et paresse

 

Les éléments qui risquent de contrarier ou de compromettre la vision proviennent parfois directement de celui qui observe. Dans L’Immoraliste, le regard apparaît à l’intérieur de quelques scènes comme l’action la moins pénible et qui pourtant coûte au héros convalescent, qu’il se soit fixé sur Marceline :

Marceline « lit ; elle coud ; elle écrit. Je ne fais rien. Je la regarde. Ô Marceline ! Marceline !… Je regarde. Je vois le soleil ; je vois l’ombre ; je vois la ligne de l’ombre se déplacer ; j’ai si peu à penser, que je l’observe. Je suis encore très faible ; je respire très mal ; tout me fatigue, même lire[1] » dit Michel.

… ou sur les enfants :

« Les enfants, durant ces tristes jours, furent pour moi la seule distraction possible. Par la pluie, seuls les très familiers entraient ; ils s’asseyaient devant le feu, en cercle. J’étais trop fatigué, trop souffrant pour autre chose que les regarder[2] » dit Michel.

Ici, la vue n’est pas véritablement faussée mais plutôt simplifiée, ramenée à l’essentiel. Il ne s’agit plus de porter un regard critique sur le monde, de le décrypter pour mieux le comprendre, mais d’abord et avant tout de regarder, d’observer. La mobilité du regard de Michel devient emblématique de sa soif de vivre, de survivre : il est ainsi vital de contempler comme de respirer. Plus tard, ce sera au tour de Marceline malade d’avoir recours au regard pour communiquer[3] parce que les autres moyens lui semblent trop ardus, pour garder le contact avec l’image du monde :

« Je me penche pour la faire boire, et lorsqu’elle a bu et que je suis encore penché près d’elle, d’une voix que son trouble rend plus faible encore, elle me prie d’ouvrir un coffret que son regard me désigne[4] » dit Michel à propos de Marceline.

Marceline est trop faible pour articuler un remerciement et c’est, une fois de plus, les yeux qui vont prendre la parole :

« Un regard chargé de larmes et d’amour me récompense[5] » de la part de Marceline, malade,  à l’intention de Michel.

Il ne s’agit pas ici d’un phénomène de vision contrariée mais de la manifestation d’une activité essentielle, celle de voir. On remarque que lorsqu’un personnage est malade ou très faible, sa force vitale passe souvent par la vision et s’exprime davantage en regards plutôt qu’en paroles.

On peut noter que l’idée d’un regard physiquement éprouvant pour son auteur devait intéresser Gide, puisque dans Les Caves du Vatican, on retrouve sur un mode cyniquement comique le même motif :

Anthime réalise « l’expérience que voici : six rats jeûnants et ligotés entraient quotidiennement en balance ; deux aveugles, deux borgnes, deux y voyant ; de ces derniers un petit moulin mécanique fatiguait sans cesse la vue. Après cinq jours de jeûne, dans quels rapports étaient les pertes respectives ? Sur de petits tableaux ad hoc, Armand-Dubois, chaque jour, à midi, ajoutait de nouveaux chiffres triomphaux[6]. »

Que ce soit dans la douloureuse convalescence de Michel, dans l’agonie de Marceline ou dans les fantaisistes expériences d’Anthime, le regard comme action la moins pénible réclame tout de même un minimum de lucidité et une grande volonté tout en modifiant sensiblement la vision elle-même.



[1] p. 32, L’Immoraliste.

[2] p. 53, ibid.

[3] On pourra anecdotiquement mentionner l’exploit de l’écrivain Jean-Dominique Bauby complètement paralysé qui dicta tout un livre (Le scaphandre et le papillon) en battant des paupières.

[4] p. 126, ibid.

[5] idem.

[6] p. 14, CdV.