2.3.3. L’image mouvante de certains personnages

Au-delà d’une dissimulation volontaire mise en place par les personnages que nous verrons plus loin, il faut considérer d’abord l’évolution involontaire et parfois inconsciente de l’apparence des acteurs de nos récits. Cette évolution apparaît aussi comme une limite à la vision, empêchant le regard d’être aussi clair, aussi perçant qu’il pourrait l’être. Ainsi dans L’Immoraliste, Michel est frappé par la métamorphose “citadine” de Charles :

« Je vis entrer, à la place de Charles, un absurde Monsieur, coiffé d’un ridicule chapeau  melon. Dieu ! qu’il était changé ! Gêné, contraint, je tâchai pourtant de ne pas répondre avec trop de froideur à la joie qu’il montrait de me revoir ; mais même cette joie me déplut ; elle était gauche et ne me parut pas sincère. Je l’avais reçu dans le salon, et, comme il était tard, je ne distinguais pas bien son visage ; mais, quand on apporta la lampe, je vis avec dégoût qu’il avait laissé pousser ses favoris[1]. » dit Michel.

Gide propose une illustration de la corruption de l’apparence, à l’image de celle de l’âme. Le temps agit comme révélateur et organise l’évolution négative du personnage. Le naturel et la chaleur de l’enfant de la campagne ont laissé place à la futilité et à la duplicité inconsciente du nouveau citadin. La déchéance du personnage gidien est amplifiée par la présence des mêmes qualités qu’auparavant, mais dénaturées et éclairées de façon négative. De la même façon, il sera déconcerté lorsqu’il reviendra à Biskra pour retrouver les enfants de sa convalescence :

« Je ne reconnais pas les enfants, mais les enfants me reconnaissent. Prévenus de mon arrivée, tous accourent. Est-il possible que ce soient eux ? Quelle déconvenue ! Que s’est-il donc passé ? Ils ont affreusement grandi… En à peine un peu plus de deux ans — cela n’est pas possible… quelles fatigues, quels vices, quelles paresses, ont mis tant de laideur sur ces visages, où tant de jeunesse éclatait[2] ? » dit Michel.

Michel éprouve par expérience le désarroi d’un Ménalque[3] face au temps qui passe, l’impuissance à empêcher l’altération physique et morale des personnes qu’il a connues. Cette confusion est la même que celle de Gérard, dans Isabelle, lorsqu’il place en regard l’Isabelle du médaillon et celle du présent, à la manière d’un portrait de Dorian Gray  inversé[4] :

« Si je continuais mon histoire, ce serait celle d’une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l’Isabelle du médaillon[5]. » dit Isabelle.

Dans Le Roi Candaule, la femme de Gygès va se trouver victime de la comparaison avec Nyssia, épouse du roi, reconnue comme la plus belle femme du royaume. Même si objectivement Trydo n’a pas évolué, la confrontation avec la reine pour l’aspect physique, et le récit de Sébas pour l’aspect moral, l’a révélée comme insoutenable pour Gygès :

« Tu pouvais croire que ta femme était belle…

Mais je t’ai vu soudain qui voyais Nyssia,

Et aussitôt Trydo ne t’a plus paru belle[6]. » dit Candaule à Gygès.

 « Non ! mais il ne faudrait pourtant pas que cette ordure

S’en vienne comme ça faire le fier devant moi,

Et prétendre qu’il est le seul à toucher cette femme[7]… » dit Sébas à la cour à propos de Trydo.

 

À la fin de la pièce, Gygès devenu roi sera celui qui tente de s’opposer à toute perturbation, à toute évolution, notamment quant à la visibilité de Nyssia, comme pour empêcher cette perversion de l’image qui survient chez les personnages :

« [Hostilement] Ce visage si beau, Madame,

Je croyais qu’il devait rester voilé[8]. »  dit Gygès.

 « Voilé pour vous, Gygès. Candaule a déchiré mon voile. »  répond la reine, méprisante.

 « Eh bien ! recousez-le. » insiste finalement Gygès.

On peut souligner aussi que le cadre romanesque subit lui aussi une certaine perversion. Le Biskra que retrouve Michel n’a plus le même éclat ni le même attrait que celui où il renaquit. De même, la Quartfourche dans laquelle revient Gérard est en profonde décomposition comme le répète  Gratien :

« j’aurais mieux aimé mourir avant d’avoir vu tout cela[9]. » dit Gratien à Gérard.

Pourtant, ces deux théâtres souffrent à cause de leurs occupants et la déliquescence de l’espace provient directement de celle, plus liée au temps qui passe, des personnages.

Nous avons pu montrer comment se manifeste la duplicité visuelle des personnages, par des situations où l’observateur devient aussi l’observé, par des moyens de dissimulation dont se servent les personnages, par la modification de l’apparence de ceux-ci plus ou moins consciemment, et par l’utilisation de la théâtralité dans le but de déguiser la vérité, de travestir l’image naturelle. Gide se sert donc de ces fonctionnements pour mettre en lumière le travail corrosif du temps sur ses personnages et la déchéance plus ou moins marquée qui les frappe. L’image mouvante qu’ils proposent ne va généralement pas en s’améliorant, loin s’en faut.



[1] p. 134, L’Immoraliste.

[2] pp. 169-170, ibid.

[3] Cf. p. 170 : « Ménalque avait raison : le souvenir est une invention de malheur. » constate Michel.

[4] À la vue de la déclaration d’Isabelle, on ne peut s’empêcher de songer à la phrase de clôture d’une nouvelle de Borges, La forme de l’épée. Durant un long récit, le narrateur raconte son histoire infamante à la troisième personne du singulier tout en plaçant un de ses amis à la première personne ; ce n’est qu’à la toute dernière phrase que se produit l’inversion rectificative qui donne son sens à toute la nouvelle : « Je suis Vincent Moon ; maintenant méprisez-moi. » conclut le narrateur.

[5] pp. 183-184, Isabelle.

[6] p. 211, Le Roi Candaule.

[7] p. 202, ibid.

[8] p. 247, ibid.

[9] p. 168, Isabelle.