3. La fuite troublante du regard

 

L’exercice du regard entraîne parfois une gêne[1], un malaise. Cependant, le rapport à l’observateur peut varier et l’observateur n’est pas toujours celui qui perturbe. Quittons ici l’univers du regard et attardons-nous devant les effets de celui-ci sur ceux qui sont “regardés”. Nous sommes ainsi à nouveau face au phénomène de puissance – ou tout au moins, de désir de puissance –que concède le regard à celui qui le met en œuvre. On distingue trois schémas qui mêlent de manière différente le statut et l’importance de celui qui voit. Le premier de ces schémas illustre la gêne d’être vu : quelqu’un me regarde et j’en suis troublé. L’importance du regard est ainsi prouvée en quelque sorte. C’est le cas de la première rencontre de Michel avec Bachir dans L’Immoraliste :

« Il s’appelle Bachir, a de grands yeux silencieux qui me regardent. Je suis plutôt un peu gêné, et cette gêne déjà me fatigue[2]. » dit Michel.

Ici la situation est intéressante puisque Michel pensait observer Bachir pour distraire sa longue convalescence et c’est celui-ci qui finit par se trouver à l’origine du regard, provoquant même un certain embarras chez le narrateur. Ce renversement inconfortable pour Michel accrédite l’idée d’un mystérieux pouvoir que serait susceptible de détenir celui qui observe. Pourtant ce qui dérange surtout notre narrateur, c’est la présence de Marceline ; il ne veut pas être surveillé lorsqu’il observe les enfants :

« Mais ce qui me gênait, l’avouerai-je, ce n’était pas les enfants, c’était elle. Oui, si peu que ce fût, je fus gêné par sa présence[3]. » dit Michel.

Conformément à notre hypothèse d’un regard qui possède lorsqu’il est porté, le trouble de Michel devant Marceline pourrait bien s’avérer être une sorte de reste de pudeur ou d’orgueil face à un pouvoir subtil qui lui échappe, un refus de voir un proche assister à son abdication. C’est une confusion d’un autre ordre qui agace Michel lorsqu’il quitte Biskra pour la Normandie, les enfants pour les paysans, quand Bocage remplace Marceline :

« La présence de Bocage me gênait, il me fallait, quand il venait, jouer au maître, et je n’y trouvais plus aucun goût[4]. » dit Michel.

Ici, Michel désire s’oublier, se perdre dans la contemplation des ouvriers. On comprend qu’une telle activité ne supporte pas un regard tiers, d’autant plus si celui-ci force le rappel d’une certaine autorité. Pour Michel, l’observation ne se conçoit qu’en huis-clos, à l’abri de regards aussi indiscrets que dérangeants, aussi étrangers qu’incompréhensifs. Gide recherche à travers ces scènes l’illustration d’une complicité sensible et fragile qui pourrait se situer sur un autre plan, peut-être moins noble, que les relations affectives ou familiales. Rien d’étonnant alors que son personnage se sente gêné et embarrassé en présence de son épouse. Déjà, dans Les cahiers d’André Walter, Gide faisait allusion au malaise qui peut provenir du regard de l’être aimé, en citant le Cantique des Cantiques (VI, 5) :

« Bien aimée, ah ! détourne, ah ! détourne de moi

Tes yeux, car ils me troublent[5]. »

La relation à l’autre, celui qui a été choisi et qui est aimé, se doit d’exister et de s’épanouir sur un autre plan, plus intime et plus implicite. Comme Michel, le personnage de Gérard, dans Isabelle, est très sensible au regard que les autres portent sur lui, par exemple celui de l’abbé :

« L’abbé cependant m’observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu’à la grimace ; j’étais si nerveux que, sous l’investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif[6]. » dit Gérard.

Gérard ressent de façon oppressante le pouvoir de l’abbé s’exercer sur lui par l’intermédiaire du regard. Le personnage observé subit instantanément une sorte de régression qui le force à s’interroger sur ses éventuelles fautes. L’œil devient une sorte de phare psychanalytique qui se braque sur l’être et l’éblouit pour un instant. Face à Isabelle, Gérard éprouve la même gêne mais peut-être de façon plus naturelle :

« Et sans oser la regarder encore, je sentais son regard m’envelopper[7]. » dit Gérard à propos d’Isabelle.

La confusion que l’on retrouve ici est à rattacher au domaine sentimental. Le jeune homme est pétrifié devant la jeune femme et subit son joug. La situation présente un écho remarquable de la scène de Michel avec Bachir dans L’Immoraliste : Gérard voudrait pouvoir contempler Isabelle mais c’est l’inverse qui se produit et il se trouve comme dominé par elle, troublé et soumis par son regard.

Dans Le Roi Candaule, la reine ne souhaitera plus paraître à la cour et en demande la promesse à Candaule car elle a été impressionnée et embarrassée par le meurtre de la femme de Gygès et par ses circonstances :

« Que plus jamais tu ne relèveras mon voile / Devant d’autres yeux que les tiens[8]. » demande Nyssia à Candaule.

On peut se demander si, par le biais du voile, Nyssia décide de se couper visuellement du monde, d’empêcher qu’on puisse la contempler ou bien de se priver elle-même de la vision du monde extérieur ; il serait intéressant de savoir si le regard empêché  au moyen du voile sera bilatéral ou simplement unilatéral.

Dans La Symphonie pastorale, le pasteur est parfois troublé. Il appréhende le regard qui lui sera porté par Gertrude une fois guérie :

 « L’idée de devoir être vu par elle, qui jusqu’alors m’aimait sans me voir – cette idée me cause une gêne intolérable[9]. » dit le pasteur encore au sujet de Gertrude.

Le doute du pasteur est presque religieux, semblable à celui que Dieu pourrait nourrir face à l’une de ses fidèles : une fois qu’elle m’aura vu, croira-t-elle toujours en moi ? Mais il s’agit aussi  d’autre chose ici : le pasteur craint l’épreuve de la réciprocité qu’il devra immanquablement affronter si Gertrude retrouve la vue. Jusque-là, il portait un regard libre et sans danger sur un être lui-même sans regard, sans jamais risquer de rencontrer sa vision. C’est toute cette liberté de contemplation qui se verra contrariée, toute la façon dont est perçue Gertrude qui sera remise en cause si celle-ci devient voyante. Le passage du statut d’être-observant à être-observé trouble et contrarie par avance le pasteur.

De la même façon, Bernard incarne parfois, dans Les Faux-Monnayeurs, l’image d’un jeune homme peu sûr de lui et facilement gêné par le regard des autres. Son trouble est perceptible et révélé dans sa relation avec Sarah qui lui exprime clairement son inclination. Lors du banquet des Argonautes, celle-ci devient celle qui observe et Bernard, celui qui est observé :

« Tout en causant avec Passavant, elle souriait à Bernard qui était demeuré près d’elle. Ses yeux amusés brillaient d’un éclat extraordinaire. Bernard, qui dans l’obscurité n’avait pu la voir, était frappé de se ressemblance avec Laura. […] ses regards remuaient il ne savait quoi de trouble en son cœur. Un peu gêné, il se tourna vers Olivier[10]. »

Sarah n’est que regards dans ce passage, tantôt amusés, tantôt pénétrants, et si ses paroles vont à Passavant, son esprit et son intérêt sont tournés ailleurs. À l’inverse, Bernard est non seulement celui qui est vu et s’en trouve mal à l’aise, mais Gide nous rappelle bien aussi qu’il est celui qui n’a pas pu voir Sarah, dont la vision a été empêchée. Plus tard dans la soirée, alors que Passavant devient pressant envers elle, Sarah poursuit à nouveau le regard de Bernard :

« Sarah, jusqu’à présent, ne s’était que peu défendue, mais ses regards cherchaient ceux de Bernard et lorsqu’ils les rencontraient, elle souriait, comme pour lui dire :

“Regardez ce que l’on peut oser avec moi[11].” »

Le personnage de Sarah est lié à la vision : elle s’efforce de communiquer avec Bernard par le regard mais aussi par l’apparence qu’elle pense donner d’elle-même. Ce qui devrait apporter de la témérité à Bernard contribue en fait à le troubler davantage. Peu après, alors qu’ils sont dans le noir et sous une table pour se protéger des facéties de Jarry, Sarah bénéficie de l’obscurité pour surprendre et approcher Bernard :

« Bernard n’était resté sous la table qu’un instant ; juste le temps de sentir les deux lèvres brûlantes de Sarah s’écraser voluptueusement sur les siennes[12]. »

Les circonstances de cette scène ne sont pas sans rappeler celles de leur première rencontre, survenue quelques heures plus tôt, dans le couloir de la pension Vedel. Enfin, après la nuit qu’ils ont passée ensemble, il subsiste toujours une gêne entre Bernard et Sarah. Armand, potentiel voyeur qui semble comprendre Bernard, sait qu’il représente un regard dérangeant :

« Il quitte la chambre, descend l’escalier ; il se cachera n’importe où ; sa présence gênerait Bernard ; il ne veut pas le rencontrer[13]. »

Pourtant, même avec ces précautions, Bernard éprouvera de lui-même un certain trouble qui le pousse à partir sans attendre le réveil de Sarah :

« Il s’efforce de ne point penser, gêné de devoir incorporer cette nuit sans précédents, aux précédents de son histoire[14]. »

Bernard semble ici davantage dérangé par l’image qu’il reçoit de lui-même que par l’ambiguïté de ses sentiments pour Sarah. Que ce soit son propre regard ou celui des autres, dès lors qu’il s’applique sur soi, il nous renvoie violemment au réel et nous pousse à nous mettre en perspective dans ce que nous sommes en train de faire. C’est cette soudaine et rude confrontation à la réalité présente, ainsi que la distanciation qui en découle, qui génère l’embarras chez certains personnages.

Dans Si le grain ne meurt, Gide se souvient, alors qu’il était enfant, du regard troublant d’un de ses camarades, un petit Russe :

« il était peu considéré par les copains et participait rarement à leurs jeux ; pour moi, dès qu’il me regardait, je me sentais honteux de m’amuser avec les autres, et je me souviens de certaines récréations où, surprenant tout à coup son regard, je quittais tout net la partie pour venir auprès de lui[15]. » écrit-il.

 

De la même façon que le regard d’un petit enfant timide pèse sur le jeune Gide et provoque un certain embarras qui va même jusqu’à l’empêcher de continuer à s’amuser, celui de plusieurs garçons sera ressenti comme hostile et agressif dans l’épisode de la “Peignée du Luxembourg” décrit peu après. Dans des contextes différents et avec des motivations apparemment opposées, Gide propose deux scènes dans lesquelles la nature du regard semble communier : le regard de l’autre, dès lors qu’il est conscient et orienté, influence celui qui en est la cible et modifie la perception qu’on ressent de soi-même.

« En rentrant de l’École à travers le Luxembourg et passant, contrairement à mon habitude, par la grille en face du petit jardin, ce qui ne me déroutait pas beaucoup, j’avais croisé un groupe d’élèves, de l’école communale sans doute, pour qui les élèves de l’École alsacienne représentaient de haïssables aristos. Ils étaient à peu près de mon âge, mais sensiblement plus costauds. Je surpris au passage des ricanements, des regards narquois ou chargés de fiel, et continuai ma route du plus digne que je pouvais ; mais voici que le plus gaillard se détache du groupe et vient à moi. Mon sang tombait dans mes talons. Il se met devant moi. Je balbutie :

Qu’est-ce… qu’est-ce que vous me voulez ?

Il ne répond rien, mais emboîte le pas à ma gauche.

Je gardais, tout en marchand, les yeux fichés en terre, mais sentais son regard qui me braquait ; et, dans mon dos, je sentais le regard des autres. J’aurais voulu m’asseoir. Tout à coup :

Tiens ! Voilà ce que je veux ! dit-il en m’envoyant son poing dans l’œil[16]. »

Cet épisode répond correctement au premier schéma que nous avons défini dans lequel le narrateur est troublé par un regard extérieur, mais par un intéressant phénomène d’écho, il illustre aussi ce que sera notre troisième schéma, c’est-à-dire une scène où le narrateur observe quelque chose qui le gêne. Ici, la confusion du jeune Gide est telle qu’il n’ose même plus regarder ses offenseurs.

Enfin, lors d’une autre occasion, toujours dans Si le grain ne meurt, Gide se trouve gêné par les regards de ses camarades[17] au point de rougir et de se cacher les yeux. Cette scène se produit quand Gide, de façon exceptionnelle, surpasse Pierre Louÿs en lui prenant sa place de premier de la classe :

« — Premier, Gide !

Je sentis se diriger vers moi tous les regards. Je fis, pour ne pas rougir, un effort énorme, qui me fit rougir davantage ; la tête me tournait ; mais je n’étais point tant satisfait de ma place, que consterné à l’idée de mécontenter Pierre Louis. Comment prendrait-il cet affront ? S’il allait me haïr ! En classe je n’avais d’yeux que pour lui ; il ne s’en doutait pas, assurément ; jusqu’à ce jour je n’avais pas échangé avec lui vingt paroles ; il était très exubérant, mais j’étais déplorablement timide, perclus de réticences, paralysé de scrupules. […]

Second, Louis.

Et de loin, de plus loin que jamais, me disais-je, je le regardais qui appointait un crayon, avec l’air de ne rien entendre, mais un peu crispé, un peu pâle, me semblait-il. Je le regardais entre mes doigts, ayant mis ma main devant mes yeux, quand je m’étais senti rougir[18]. » raconte Gide.

Cette scène est très riche de jeux de regards variés : tout d’abord, les regards des camarades – excepté Pierre Louÿs – qui convergent tous sur le jeune Gide ; puis ce dernier qui essaie de s’en protéger en se couvrant de sa main tout en observant à la dérobée la réaction de son ami qui ne regarde que son crayon et fait mine de ne rien entendre. N’oublions pas non plus le rôle minimal mais essentiel du professeur Dietz qui expose la scène « de sa voix la plus haute, comme on jette un défi, avec accompagnement d’un gros coup de poing sur le pupitre de la chaire, et, circulairement, par-dessus ses lunettes, un sourire amusé qui débordait. ». Par la complexité de son organisation quasi picturale, par son déroulement hautement dramatique, par l’ambiguïté des rapports de ses protagonistes, cette scène pourtant issue du vécu réel de l’auteur est remarquablement gidienne.

Le petit Boris, dans Les Faux-Monnayeurs, est dérouté et intimidé par le regard de son grand-père La Pérouse car il “ne veut pas se donner en spectacle[19]” :

« Son regard [de La Pérouse] inquiet s’était d’abord posé sur Boris, et ce regard gênait Boris d’autant plus qu’Azaïs, dans son discours, présentant aux enfants leur nouveau maître, allait devoir faire une allusion à la parenté de celui-ci avec l’un d’eux[20]. »

Le regard n’est pas ici redouté pour ce qu’il est mais plutôt pour ce qu’il sous-entend, pour sa capacité à mettre en relief ce qu’il désigne. C’est une sorte d’indicateur secret à même d’être décodé et compris par un autrui suffisamment attentif et subtil.

Le personnage d’Édouard est lui aussi soumis à la même gêne que Michel, dans L’Immoraliste, , et se trouble en présence d’un regard tiers :

« nos regards [d’Olivier et Édouard] se croisèrent et certainement si je ne rougis point, c’est qu’aucun des autres n’était en état de m’observer[21]. » dit Édouard.

Ici le trouble ne résulte pas d’un regard émis pas la personne observée comme c’était le cas de Michel avec Bachir ou de Gérard avec Isabelle, mais pourrait survenir si un personnage extérieur prenait conscience de l’échange visuel d’Édouard et d’Olivier. L’épreuve de réciprocité des regards dont nous parlions à propos du pasteur de la Symphonie pastorale, est tout à fait assumée par Édouard, mais pas encore vis-à-vis des autres.

Afin de montrer à quel point les jeux de regard sont subtils, on peut les trouver mêlés dans la situation de la phrase suivante. Il existe un paradoxe quant au regard aimant d’Édouard qui se doit de rester caché et secret pour s’épanouir. Ainsi, même le destinataire du regard risque de l’interpréter incorrectement :

« Précisément pour ne le gêner point, j’affecte devant lui une sorte d’indifférence, d’ironique détachement. Ce n’est que lorsqu’il ne me voit pas que j’ose le contempler à loisir[22]. » écrit Édouard à propos d’Olivier.

En ce qui concerne Édouard, il s’agit toujours d’une gêne d’être vu en train de regarder, mais pour Olivier, nous touchons à notre deuxième schéma : la gêne de voir pour celui qui est vu, c’est-à-dire : je regarde quelqu’un qui s’en trouve embarrassé. Olivier a ce pouvoir, cette emprise sur Édouard. C’est le domaine du pouvoir de l’observation que nous explorons alors. Édouard de son côté connaît la puissance intimidatrice du regard et sait ne pas l’imposer aux autres personnages :

« Dans la crainte de la gêner, je détournais d’elle mon regard[23]. » dit Édouard à propos de Rachel.

Paradoxalement, le regard ne participe plus à l’intimité mais constitue un élément susceptible d’isoler à tout moment deux personnes ayant du mal à communiquer. La connaissance de la puissance du regard par Édouard et son usage à bon escient témoignent de ses qualités d’écoute et de compréhension. Le pasteur, dans La Symphonie pastorale, est parfois celui qui gêne par son regard, mais il sait lui aussi faire preuve de délicatesse :

« Je sentais que mon regard la gênait, et c’est le dos tourné, m’accoudant à la table et la tête appuyée contre la main que je lui dis[24] » dit le pasteur à propos d’Amélie.

De ce fait, le pasteur prend volontairement le parti de ne pas imposer son regard à Amélie. Cette attitude facilite le contact et permet au pasteur de rattraper légèrement la dureté des paroles qu’il vient d’avoir.

Revenons aux rapports d’Édouard et Olivier dans Les Faux-Monnayeurs : une fois encore il est difficile d’interpréter la situation :

Olivier « regardait Édouard et s’étonnait d’un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Édouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu’Olivier ne le jugeât trop vieux[25]. »

Est-ce qu’Olivier a peur de déranger Édouard par l’insistance de son observation ou – ce qui relèverait de notre troisième schéma – est-il gêné par le regard qu’il porte ? Ce dernier schéma rassemble les situations dans lesquelles on est embarrassé de voir pour des raisons variées : je regarde quelqu’un, ça me gêne. Il est difficile de trancher dans notre situation.

Olivier, qui est très émotif, craint que sa gêne ne se révèle par son regard ; pourtant l’absence, le détournement de ce regard est bien plus significatif :

« Olivier devint très pâle. Son émotion était si vive qu’il ne pouvait regarder Bernard[26]. »

Cette incapacité à soutenir un regard extérieur, cette sorte de paralysie du mode visuel sont le signe d’un grand trouble. Les personnages, comme les personnes, savent à quel point un regard peut être pénétrant. Ainsi, mieux vaut s’en protéger lorsque l’on ne se sent pas suffisamment fort pour le soutenir potentiellement. Une image, comme un regard, peut avoir un impact émotionnel très important sur un sujet. Il en est ainsi de Michel, dans L’Immoraliste, qui redoute l’exercice de son propre regard sur Marceline agonisante :

« J’ose à peine la regarder ; je sais trop que mes yeux, au lieu de chercher son regard, iront affreusement se fixer sur les trous noirs de ses narines ; l’expression de son visage souffrant est atroce[27]. » dit Michel à propos de Marceline.

À force de bien se connaître mais aussi d’avoir appris à ne pas sous-estimer l’influence de la vision, Michel peut espérer éviter l’embarras lié à l’observation. Enfin, fondée sur ce dernier schéma visuel, on peut recenser dans Le Roi Candaule une situation encore plus complexe. Le roi se méfie des regards d’Archélaüs qui pourraient mettre la reine mal à l’aise :

« Ce soir il n’y aura pas de joueuses de flûtes…

La reine sera là…

Si tu les regardais comme tu fis hier,

Sa pudeur en serait gênée[28]. » dit Candaule à Archélaüs.

Contrairement à celui de Gygès, le regard d’Archélaüs émanerait d’une personne visible et pourrait éventuellement être croisé. Ici, la gêne provient davantage pour la reine de se savoir observée que d’être observée. Candaule se préoccupe de tous les échanges de regards, même de ceux qui ne concernent pas Nyssia. Cette dernière pourra être embarrassée de voir quelqu’un qui regarde avidement une autre personne.

Au-delà de son œuvre, Gide a pu lui aussi devenir le sujet d’une telle vision gênante portée par un autre être, comme nous avons pu le souligner dans Si le grain ne meurt avec l’épisode du « petit Russe »[29] : cela se passait dans un train qui reliait Biskra à Alger et cet être était Madeleine. Gide raconte bien plus tard la scène dans Et nunc manet in te :

« Dans le train qui nous ramenait de Biskra, trois écoliers, regagnant leur lycée, occupaient le compartiment voisin du nôtre à peu près plein. Ils s’étaient à demi dévêtus, la chaleur étant provocante, et, seuls dans ce compartiment, menaient un train d’enfer. Jes les écoutais rire et se bousculer. A chacun des fréquents mais brefs arrêts du train, penché à la petite fenêtre du côté que j’avais baissée, ma main pouvait atteindre le bras d’un des trois écoliers, qui s’amusaient à se pencher vers moi, de la fenêtre voisine, se prêtait au jeu en riant. […] Puis le train repartait. Je me rasseyais, haletant, pantelant, et feignais d’être absorbé par la lecture. Madeleine, assise en face de moi, ne disait rien, affectait de ne pas me voir, de ne pas me connaître…

Arrivés à Alger, seuls dans l’omnibus qui nous emmenait à l’hôtel, elle me dit enfin, sur un ton où je sentais encore plus de tristesse que de blâme : “Tu avais l’air ou d’un criminel ou d’un fou[30].” » raconte Gide.

Madeleine est gênée à ce point par la conduite de son mari qu’elle cesse temporairement de le voir, et ainsi de reconnaître sa présence : elle ne veut pas donner de caution à son comportement.

On pourrait presque dégager un quatrième schéma par lequel le regard manifeste son caractère troublant mais c’est en fait une sorte de variante de celui que nous avons décrit en second. Le narrateur deviendrait alors le témoin passif mais cependant lucide d’une scène où quelqu’un est embarrassé par le regard des autres. Dans ses Souvenirs de la Cour d’Assises, Gide rapporte, alors qu’il assiste au jugement d’un cas d’infanticide (une patronne dont l’employée a tué son nouveau-né), la scène suivante :

« Tandis que le jury délibère, une rumeur circule dans la salle : le fils de la patronne est dans la salle ; on se le montre, assis à côté d’elle. Gêné par les regards hostiles, il tient la tête basse, appuyé contre le pommeau de sa canne, et je ne parviens pas à le voir[31]. »

Dans nos œuvres, le regard se trouve lié de manière ténue avec la difficulté qui existe à le soutenir, à l’infliger aux autres comme un dialogue muet et apparemment déplacé. Nous avons vu de quelle manière les jeux de regards pouvaient entraîner la confusion chez leurs acteurs. Parfois la fuite du regard devient perte du regard et acquiert une signification plus profonde :

« Régnier me paraissait soucieux ; il laissait tomber son monocle ; son regard se perdait[32] ».

Chez Régnier, la perte du regard traduit (amplifié par la symbolique du monocle qui tombe) la préoccupation du temps qui passe, de l’âge qui progresse : « je m’apprête à passer le cap de la trentaine. » dit-il.

À la manière des personnages et des objets, les événements semblent eux aussi vouloir fuir le regard, se dérober à la vue. Dans Isabelle, Gérard s’avoue étonné par le déroulement de son séjour à la Quartfourche :

« j’ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à nos yeux le côté par où ils nous intéresseraient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer[33]. »

De même, il met au défi ses aspirations de romancier face à la situation :

« Décrite ! Ah, fi ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de découvrir la réalité sous l’aspect[34]… »

Dans une autre tonalité, Michel, dans L’Immoraliste, quitte Ménalque après avoir passé la dernière soirée avant son départ en sa compagnie, et pense à son futur nouveau-né alors qu’il est déjà décédé à l’instant où il y songe :

« Je me penchais vers l’avenir où déjà je voyais mon petit enfant me sourire[35] ».

La vision chez Gide est souvent ambiguë et propose de nombreux pièges et de fausses pistes au lecteur. Le regard n’est jamais vraiment omniscient et possède ses propres limites qui réduisent sa pertinence et sa lucidité. Il est aussi influencé par d’autres facteurs externes, sujets ou objets, qui viennent ajouter à sa vulnérabilité.



[1] On peut rappeler que Gide lui-même était parfois désemparé devant le regard d’une autre personne comme en témoigne une page[1]de janvier 1890 de son Journal dans laquelle il consigne sa dernière entrevue avec sa tante Briançon : « Elle me regarde avec des yeux vagues et je reste debout, ne sachant que dire. » écrit-il, p. 14, Journal 1889-1939, ed. Pléiade.

[2] p. 32, L’Immoraliste.

[3] p. 43, ibid.

[4] p. 131, ibid.

[5] p. 73, C&P d’André Walter.

[6] p. 110, Isabelle.

[7] p. 174, ibid.

[8] p. 220, Le Roi Candaule.

[9] p. 134, SP.

[10] p. 286, FM.

[11] pp. 289-290, ibid.

[12] p. 291, ibid.

[13] p. 296, ibid.

[14] idem.

[15] pp. 83-84, SGNM.

[16] pp. 88-89, ibid.

[17] Gide se décrit bien « habitué depuis nombre d’années à travailler seul, nerveux et beaucoup moins stimulé que gêné par la présence de vingt-cinq camarades. » dans Si le grain ne meurt, p. 217.

[18] pp. 217-218, ibid.

[19] p. 346, FM.

[20] p. 247, ibid.

[21] p. 110, ibid.

[22] p. 124, ibid.

[23] p. 236, ibid.

[24] p. 88, SP.

[25] p. 79, FM.

[26] p. 15, ibid.

[27] p. 174, L’Immoraliste.

[28] p. 178, Le Roi Candaule.

[29] pp. 83-84, SGNM.

[30] p. 1134. Gide, André, Et nunc manet in te ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954.

[31] p. 639, Souvenirs de la cour d’assises.

[32] p. 265, SGNM.

[33] p. 15, Isabelle.

[34] p. 48, ibid.

[35] p. 123, L’Immoraliste.