Chapitre 5 : Réflexion sur la réflexion

La problématique du regard nous pousse à étendre nos investigations jusqu’à l’étude de l’image qu’offre – consciemment ou inconsciemment – celui qui est observé. La mise en perspective de son propre moi donne une sorte d’aperçu de ce qu’autrui aura pour tâche de démêler, de décoder puis d’interpréter afin d’appréhender l’être qui lui fait face. À ce titre, les phénomènes de reflets dans toute leur diversité nous intéressent et vont nous permettre d’en apprendre plus long, surtout lorsque l’on sait les mystérieux rapports que Gide entretenait avec son image. Ainsi, ce n’est rien d’autre que les raisons et les motivations d’une certaine fascination de l’image renvoyée, que nous allons nous efforcer d’éclairer.

1. Du double à l’autre soi-même

 

Le motif du double sera significatif en ce qu’il substitue une altérité à part entière au reflet virtuel habituellement renvoyé par le miroir ou le regard des autres. Chez Gide, les jeux et les problèmes de réplication rapportés  à soi-même, aux autres ou même aux personnages, sont très nombreux. Roger Bastide avance un début d’explication dans son Anatomie d’André Gide :

« On a souvent remarqué que les personnages de Gide n’étaient jamais que des images, extériorisées, de lui-même, des porte-parole, non des créations du romancier. La remarque est juste ; Gide est bien à la fois Édouard et Georges, Lafcadio et Fleurissoire. Mais ce n’est point par impuissance de créateur, incapacité de forger des êtres vivants, de mettre au monde des enfants qui se détacheront, un moment, de vous pour mener leur vie propre. Il s’agit d’une nouvelle tactique encore pour élucider les ténèbres du chaos intérieur, en les découpant, en les analysant en autant de parcelles qu’il se pourrait pour les mieux résoudre, comme dirait Descartes ; en d’autres termes, il s’agit de transformer les rumeurs sauvages du dedans en voix qui dialoguent[1]. »

Si Gide auteur semble évoluer d’œuvres en œuvres, de cahiers poétiques en pièces dramatiques, de récits en soties, c’est aussi la multiplicité de ses personnalités qui s’y dévoile progressivement. Plus que de simples doubles, on y découvre des échos, des reflets, d’autres “soi-même”. Avant de considérer plus spécifiquement les jeux de miroirs qui s’opèrent de façon réelle ou symbolique, examinons quelques exemples où des personnages semblent disposer de leur double.

Dans Œdipe, la complicité des deux frères Étéocle et Polynice est mise en relief par la dissemblance d’Antigone et de sa sœur Ismène. Dans l’acte II, cette dernière en discute avec Étéocle :

Ismène : « C’est si rare de te voir seul ! Toujours avec ton frère. Comment fais-tu pour t’entendre si bien avec lui ? »

Étéocle : « N’est-il pas naturel d’être mieux compris par un frère que par un ami étranger ? »

Ismène : « Antigone et moi, nos goûts diffèrent tellement, que je la querelle sans cesse. Tout ce que j’aime, elle le blâme et me dit que c’est défendu. Je n’ose même plus rire ou jouer devant elle. Je sais bien qu’elle est plus âgée que moi, mais c’est à croire qu’elle n’a jamais été jeune. »

Étéocle : « Polynice et moi, nés à la fois, élevés ensemble, nous avons eu tout en commun. Je ne goûte pas une joie et n’ai pas une pensée, je crois, qui ne soit aussitôt la sienne, et qui, par son reflet en lui, ne se trouve aussitôt renforcée. »

Ismène : « Je ne suis pas sûre que cela me plairait beaucoup d’avoir un double, ni même que ce double je ne le détesterais pas. Du reste, il est des choses que l’on ne peut partager. »

Étéocle : « Jusqu’à présent nous n’en avons pas rencontré[2]. »

Gide propose deux couples de personnages dont l’un, celui de Polynice et Étéocle, semble proche en toutes choses, et l’autre, celui d’Antigone et Ismène, opposé sur de nombreux points. Dans notre extrait, Ismène essaie de comprendre la complicité qui lie les deux frères et font d’eux comme les deux faces d’une même pièce, ou d’une certaine façon deux échos réciproques de la même nature et d’une même vision du monde. Ce jeu de reflets touche aussi le parangon du héros tragique, Œdipe, dont l’exemple pour ses fils Étéocle et Polynice ajoute une certaine profondeur aux réseaux entretenus dans la pièce par les personnages. Créon dit à Œdipe à propos de ses fils :

Créon : « Pareils tous deux à ce que je devais être à leur âge. Tu dois te reconnaître en eux. »

Œdipe : « Parfois. »

Créon : « Des tourmentés. Mais eux, du moins, ont devant leurs yeux ton exemple[3]. »

L’influence du regard se manifeste ainsi par l’exemple et cette idée appelle la notion de ressemblance physique et morale. Les fils s’influencent mutuellement mais sont sujets d’une même inspiration paternelle. Pourtant, ces phénomènes de réplication possèdent leurs limites, leurs risques et Gide s’en méfie. Il s’en explique dans le Journal des Faux-Monnayeurs :

« Il n’est pas bon d’opposer un personnage à un autre, ou de faire des pendants (déplorables procédés des romantiques[4]). »

Ces réticences d’auteur ne sont pas uniquement l’illustration d’un refus obstiné du manichéisme et des contrastes sans nuances. Ils étaient déjà perceptibles de façon quasi-symboliste dans les doutes et les errances intellectuelles du narrateur des nouvelles Nourritures aux prises avec son Dieu. Le penseur et créateur finit par devenir la victime de ce qu’il projette, de ce qu’il récolte :

« Je reconnais que je me suis longtemps servi du mot Dieu comme d’une sorte de dépotoir où verser mes concepts les plus imprécis. Cela finit par former quelque chose de fort peu semblable au bon Dieu à barbe blanche de Francis Jammes, mais de guère plus existant. […] Cessé-je de le penser, il cessait d’être. Seule mon adoration le créait. Elle pouvait se passer de lui ; Lui ne pouvait se passer d’elle. Ce devenait un jeu de glaces, où je cessai de m’amuser quand j’eus compris que j’en faisais seul tous les frais. […]

Mais, tout de même, ce que j’appelais Dieu, jadis ce confus amas de notions, de sentiments, d’appels, et de réponses à ces appels qui, je le sais aujourd’hui, n’existaient que par et qu’en moi, tout ceci me paraît aujourd’hui, quand j’y songe, beaucoup plus digne d’intérêt que le reste du monde, et que moi-même et que toute l’humanité[5]. »

L’aboutissement du périlleux exercice de création, de réplication de soi-même donne la mesure des risques qui existent à vouloir projeter son image dans une œuvre afin d’en recevoir un reflet de soi. Ce procédé sur lequel nous reviendrons renferme de nombreuses ramifications avec une sorte de narcissisme qui, chez Gide, ne va pas sans questionnements.



[1] p. 8, Anatomie d’André Gide.

[2] p. 276, Œdipe.

[3] p. 271, ibid.

[4] p. 13, Journal FM.

[5] pp. 207-208, NN.