2. Image problématique et « jeu de miroirs en mouvement »

Bien que notre « Narcisse gidien », c’est-à-dire une partie de nos personnages, soit à la recherche de son image, la réussite de cette quête n’est jamais totalement assurée. Elle aboutit à une connaissance imparfaite et oscillante de soi et du monde à la manière de ce “jeu de miroirs en mouvement” dont parle Borges[1]. Cet échec se manifeste d’abord par le décalage du monde des apparences et du réel. Gide exprime clairement sa position dans son Journal :

« Ne pas se soucier de paraître. Être, seul est important[2]. »l

Cette opposition sera développée à nouveau dans Les Faux-Monnayeurs par le personnage d’Édouard, lui aussi dans son journal :

« Je commence à entrevoir ce que j’appellerais le “sujet profond” de mon livre. C’est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie[3]. »

 

Le sentiment de ce clivage entre les apparences du monde et le monde réel lui-même trouve un prolongement dans l’hésitation du jeune Gide entre le rêve et ce qu’il appelle une seconde réalité. « Gide semble avoir eu tout jeune un goût ou un besoin de mystère qui le poussait à “épaissir” la réalité en lui supposant un double-fond, un arrière plan clandestin et prometteur. » précise P. Masson[4]. Ici, c’est entre le réel, un autre réel et le rêve que subsiste l’hésitation. À l’occasion du récit d’une réception chez ses parents, Gide tente de s’en expliquer :

« Et quand je me retrouve dans mon lit, j’ai les idées toutes brouillées et je pense, avant de sombrer dans le sommeil, confusément il y a la réalité et il y a les rêves ; et puis il y a une seconde réalité.

La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d’autre, à côté du réel, du quotidien, de l’avoué, m’habita durant nombre d’années ; et je ne suis pas sûr de n’en pas retrouver en moi, encore aujourd’hui, quelques restes[5]. »

La confusion du réel et des apparences peut même amener l’auteur à croire que sa vision intellectuelle, sa pensée entraîne l’apparition ou la disparition de certains éléments de l’espace :

« Je ne parviens jamais à me persuader tout à fait de l’existence réelle de certaines choses. Il me semble toujours qu’elles n’existent plus quand je n’y pense plus ; ou tout au moins qu’elles ne se soucient plus de moi quand je ne me soucie plus d’elles. » ; puis « Il ne faudrait vouloir qu’une chose et la vouloir sans cesse. On est sûr alors de l’obtenir. Mais moi, je désire tout ; alors je n’obtiens rien. Je découvre toujours et trop tard que l’une m’était venue tandis que je courais à l’autre[6]. » écrit Gide[7].

Si l’être doit trouver son reflet dans les manifestations de la réalité, paysage ou personnages, il lui faut parfois devenir à son tour le miroir de ce qu’il admire :

« il faut être capable de refléter même les choses les plus pures[8] ».

L’être doit s’effacer devant le monde, un peu à la manière du précepte final des Nourritures terrestres à Nathanaël : « Que mon livre t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à lui-même, — puis à tout le reste plus qu’à toi[9]. ». Le cheminement était clair de notre côté aussi : les personnages prennent le pas sur leur environnement, y trouvent leur propre reflet, leur vérité, puis c’est à eux de disparaître, de devenir les faire-valoir de ce qui leur est extérieur.

Plus concrètement, le miroir possède un pouvoir ambigu chez Gide. C’est le plus souvent un témoin, mais un témoin gênant pour celui qui s’y trouve reflété, sorte de révélateur pour le lecteur quant à l’action qui se déroule. C’est le cas dans L’Immoraliste dans la scène[10] des ciseaux dérobés où Michel observe Moktir par le biais du miroir. De même dans Isabelle :

Isabelle « s’arrêta devant une console qui supportait un grand miroir et, pendant que la vieille fouillait dans un tiroir, s’avisant à son reflet du ruban d’émeraude qu’elle portait autour du cou, elle le détacha prestement, le roula autour de son doigt[11]… » dit Gérard.

Dans La Symphonie pastorale, le pasteur semble très attentif à tout ce qui pourrait peiner Gertrude en lui rappelant son infirmité. Ce n’est que dans l’adaptation cinématographie de Jean Delannoy en 1946, avec Michèle Morgan dans le rôle de Gertrude, que l’on découvre une scène plus que significative : Gertrude parcourt une pièce en s’aidant de ses mains pour reconnaître les murs et les objets lorsqu’elle arrive devant un miroir. “Ah ! une vitre.” dit-elle. Un des enfants du pasteur esquisse une rectification : “Non…”, mais le pasteur l’interrompt et confirme Gertrude dans son erreur. Le miroir devient ici le rappel du regard extérieur porté ou renvoyé sur la relation de Gertrude et du pasteur. Ce dernier éprouve d’ailleurs la même gêne que lorsque Gertrude lui demande s’il la trouve jolie. Pour lui, admirateur des âmes, le miroir – et l’exercice de la vision, en général – acquiert la substance et la signification d’un regard tiers et réprobateur.

Le miroir comme témoin gênant mais révélateur pour le lecteur peut devenir aussi l’interlocuteur visuel des personnages, l’intermédiaire le plus immédiat avec l’image qu’ils offrent d’eux-mêmes :

« cette barbe me gêna […] Rentré dans la chambre d’hôtel, je me regardai dans la glace et me déplus ; j’avais l’air de ce que j’avais été jusqu’alors : un chartiste[12]. » dit Michel.

… voire une sorte d’artifice dramatique qui permet aux personnages de dialoguer en se tournant le dos, d’élaborer des jeux de regard plus complexes que s’ils se faisaient simplement face. Dans Les Faux-Monnayeurs, par exemple, Lady Griffith discute avec Vincent :

« Elle [Lady Griffith] dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d’arranger ses cheveux rebelles ; mais Vincent rencontra son regard dans la glace[13]. »

Enfin, de façon plus métaphysique, Édouard confère à son journal une importance essentielle puisque le réel doit y transiter pour y être reconnu, validé et accepté en tant que tel :

« Le nouveau [carnet de Journal], sur quoi j’écris ceci, ne quittera pas de sitôt ma poche. C’est le miroir qu’avec moi je promène. Rien de ce qui m’advient ne prend pour moi d’existence réelle, tant que je  ne l’y vois pas reflété[14]. »

Il n’est pas innocent que ce soit le personnage du romancier qui dresse de son journal un portrait proche de celui qu’un Stendhal donnait du roman : « Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »[15].

De façon plus anecdotique, on pourra souligner le statut de la bague dans Le Roi Candaule. En effet, c’est une espèce d’anti-miroir qui, non seulement, ne duplique pas, ni ne reflète l’image de son possesseur, mais va même jusqu’à supprimer la vision de l’être original en le dérobant aux regards lorsqu’elle est activée.

Nos personnages à la recherche de leur image possèdent donc une connaissance imparfaite de soi perceptible au décalage qui existe parfois entre l’apparence et le réel, mais aussi dans l’indétermination de ce réel. Ils peuvent devenir, à leur tour, miroir de ce qu’ils observent ou admirent, mais le rôle du miroir comme objet reste important : parfois un témoin gênant ou un interlocuteur privilégié pour les personnages, tantôt une sorte de révélateur pour le lecteur. D’autres objets font écho au caractère réflectif et spéculatif miroir comme le journal intime ou l’anneau de Gygès.



[1] « A game with shifting mirors, » dans la nouvelle La mort et la boussole, du recueil Fictions.

[2] p. 18, Journal, t. I.

[3] p. 201, FM.

[4] p. 23 de son article André Gide ou la peur de décrire, dans les Cahiers du Séminaire Espace et littérature N°1, 1996.

[5] p. 27, SGNM.

[6] p. 20, Journal, t. I.

[7] On ne peut s’empêcher de voir dans ce passage une sorte de littérarisation du Principe d’incertitude de Heisenberg. En effet, cette théorie, dite de l’indétermination, avance que les particules (ce que Gide appelle “certaines choses”) n’existent que lorsque l’on cherche à les mesurer, c’est-à-dire à en connaître la position ou la trajectoire, la mesure précise de l’une de ces valeurs excluant de manière inversement proportionnelle celle de l’autre (peut-être ce que Gide souligne dans “l’une m’est venue tandis que je courrais à l’autre”). Ainsi certains philosophes et scientifiques ont pu avancer que le monde que nous percevions n’était que le résultat des incessantes mesures de nos cinq sens. Cependant, on ne doit pas oublier l’adhésion de Gide à la philosophie de Schopenhauer dans laquelle la contemplation occupe une place fondamentale.

[8] p. 31, Journal, t. I.

[9] p. 153, NT.

[10] Scène que nous avons détaillée (Cf. II, 1), qui se trouve pp. 54-55.

[11] p. 144, Isabelle.

[12] pp. 68-69, L’Immoraliste.

[13] p. 66, FM.

[14] p. 155, ibid.

[15] Le Rouge et le Noir, Stendhal, Chap. 19, Livre second, p. 387, Folio, Gallimard, 08/1994.