1.3. Être et paraître

 

La dualité être / paraître recouvre chez Gide de nombreux aspects et se manifeste de façons très variées comme la subjectivité de la perception, l’élaboration de masques par les personnages, ou la manière par laquelle ceux-ci recherchent et obtiennent véritablement la dissimulation. Lorsque la vision semble se détacher voire s’opposer à la réalité, elle revêt un caractère trompeur et perd sa fiabilité. La confiance qu’on lui prêtait se trouve remise en cause.  Dans El Hadj,  il se produit des mirages dans le désert :

« Mais le lendemain, le désert se couvrit de mirages ; depuis longtemps les oasis avaient cessé ; à peine, où de l’eau croupissait, montait un maigre bois de palmes, par le mirage foisonné tellement qu’il apparaissait de loin comme une oasis merveilleuse. Et rien je vous assure — villes hautes, palmes et eaux — n’était pour nous, Allah ! plus décevant que ces mirages. Parfois, dès l’aube, nous marchions vers eux, et jusqu’au soir, pour nous désoler de les voir, d’abord lentement écartés, dans l’effacement du soleil, se dissoudre[1]. »

Ces mirages sont des sortes d’objets illusoires qui abusent la vision seule, des sortes d’images dérobées au réel. Il y a deux facettes qui habitent ces mirages : ils sont à la fois ravissants et merveilleux, capables de dépasser une réalité morne et désolée ; mais finalement, après avoir donné un change qui a soulagé et motivé l’esprit des voyageurs, ils finissent par s’évanouir et par laisser une grande amertume à leur suite. Gide n’écrit sans doute pas ces lignes sans songer à la responsabilité du romancier qui édifie pour son lecteur une réalité aussi belle que factice pour son divertissement, tout en le laissant finalement, la dernière page parcourue, seul et de nouveau confronté brutalement au monde. Les mirages d’El Hadj prennent ainsi une profondeur inattendue. Le caractère fugitif du regard incapable de donner une image valable est dénoncé dans Les Nourritures terrestres et comparé à l’esprit, finalement plus franc et peut-être mieux à même de comprendre le monde :

« L’esprit saisit plus aisément la pensée

Que notre main ce que notre œil convoite[2]. »

La vision devient douteuse, soumise à une caution que les personnages ne peuvent jamais valider. Dans Saül, les apparences sont insuffisantes pour savoir de quoi souffre le roi et Saki, son serviteur, est désemparé :

« Je ne sais pas : on voit seulement qu’il est très tourmenté[3]. »

La vue est le seul moyen qui reste à Saki pour tenter de déduire ce qui contrarie son maître. Gide lui-même est tout à fait conscient que le regard est insuffisant à donner une image correcte de la réalité et qu’il faut s’efforcer de dépasser le premier regard et la première impression. Dans Si le grain ne meurt, il raconte à la manière d’une parabole l’un de ses amusements de jeunesse :

« Mais c'est principalement une autre flore qui recevait le tribut de mon admiration ; je veux parler de la sous-marine, que je pouvais contempler une ou deux fois par semaine, quand Marie m'emmenait promener aux îles de Lérins. Il n'était pas besoin de s'écarter beaucoup du débarcadère, à Sainte-Marguerite où nous allions de préférence, pour trouver, à l'abri du ressac, des criques profondes que l'érosion du roc divisait en multiples bassins. Là, coquillages, algues, madrépores déployaient leurs splendeurs avec une magnificence orientale. Le premier coup d'œil était un ravissement ; mais le passant n'avait rien vu, qui s'en tenait à ce premier regard : pour peu que je demeurasse immobile, penché comme Narcisse au-dessus de la surface des eaux, j'admirais lentement ressortir de mille trous, de mille anfractuosités du roc, tout ce que mon approche avait fait fuir. Tout se mettait à respirer, à palpiter ; le roc même semblait prendre vie et ce qu'on croyait inerte commençait timidement à se mouvoir ; des êtres translucides, bizarres, aux allures fantasques, surgissaient d'entre le lacis des algues ; l'eau se peuplait ; le sable clair qui tapissait le fond, par places, s'agitait, et, tout au bout de tubes ternes, qu'on eût pris pour de vieilles tiges de jonc, on voyait une frêle corolle, craintive encore un peu, par petits soubresauts s'épanouir[4]. »

 

D’emblée, Gide renvoie son lecteur à la mythologie et se présente à la fois comme une sorte de dieu omniscient régnant sur un “petit peuple de l’eau”, et à la fois, de façon très significative, comme Narcisse penché sur son miroir naturel. Ici se dévoilent clairement les affinités de Gide avec la contemplation appliquée et minutieuse, l’affût, l’admiration soutenue et de façon générale l’esthétisme visuel. La peine de scruter longuement et attentivement est enrichissante pour celui qui y a consenti, contrairement à celui qui « s’en tenait au premier regard », et la récompense apparaît sous la forme d’un féerique ballet, d’une globale et fastueuse émotion artistique. Gide, cependant, reste lié à l’observateur moyen et s’inclut parmi les premiers surpris de l’agitation animale du bassin lorsqu’il précise : « ce qu’on croyait inerte ». La patience et la curiosité lui permettent comme observateur attentif de découvrir le spectacle aquatique, émerveillé de bonne foi. Plus loin dans la même œuvre, Gide réitère sa certitude en l’incapacité  humaine à juger les événements, à dépasser de façon confiante les apparences qui dissimulent souvent la vraie nature des choses, la véritable image qui se dérobait tantôt :

« Les faits dont je dois à présent le récit, les mouvements de mon cœur et de ma pensée, je veux les présenter dans cette même lumière qui me les éclairait d'abord, et ne laisser point trop paraître le jugement que je portai sur eux par la suite. D'autant que ce jugement a plus d'une fois varié et que je regarde ma vie tour à tour d'un œil indulgent ou sévère suivant qu'il fait plus ou moins clair au dedans de moi. Enfin, s'il m'est récemment apparu qu'un acteur important : le Diable, avait bien pu prendre part au drame, je raconterai néanmoins ce drame sans faire intervenir d'abord celui que je n'identifiai que longtemps plus tard. Par quels détours je fus mené, vers quel aveuglement de bonheur, c'est ce que je me propose de dire. En ce temps de ma vingtième année je commençai de me persuader qu'il ne pouvait m'advenir rien que d'heureux ; je conservai jusqu'à ces derniers mois cette confiance, et je tiens pour un des plus importants de ma vie l'événement qui m'en fit douter brusquement. Encore après le doute me ressaisis-je - tant est exigeante ma joie ; tant est forte en moi l'assurance que l'événement le plus malheureux en première apparence reste celui qui, bien considéré, peut aussi le mieux nous instruire, qu'il y a quelque profit dans le pire, qu'à quelque chose malheur est bon, et que si nous ne reconnaissons pas plus souvent le bonheur, c'est qu'il vient à nous avec un visage autre que celui que nous attendions[5]. »

Gide manifeste son optimisme face à l’existence mais aussi sa perplexité face aux chemins impénétrables qu’emprunte le bonheur pour nous atteindre. Il s’agit bien ici de savoir reconnaître au sens propre du terme le visage du bonheur, personnalisé par Gide mais toujours changeant. Semblable à ce visage, le regard de Gide est aussi d’une difficile interprétation. Dans un passage consacré au récit d’une visite chez lui, Jacques Lanzmann  écrit ceci en conclusion :

« Aujourd’hui, je sais que le regard n’est pas forcément la fenêtre de l’âme, pas plus qu’il n’est lucarne ou vasistas de la personnalité. Tout juste peut-on y déchiffrer un sentiment passager. En aucun cas, un caractère permanent[6]. »

 

C’est peut-être là que se trouve l’intérêt du regard, incapable de montrer ou de trahir la véritable nature du monde et des hommes, d’autant plus intéressant pour cela, pour tout le flou subjectif qu’il permet et accorde.

La dualité « être-paraître » trouve aussi des échos dans la récurrence de masques chez Gide, que ce soit directement chez lui ou chez les personnages qu’il met en scène. Il semble écartelé entre le besoin de se montrer et de se dissimuler, entre l’envie de paraître sincèrement à la lumière, ou de rester en retrait dans l’ombre, représenté par ses créations littéraires. Cette dualité est fondamentale chez Gide et participe de la complexité d’un auteur protéiforme de surcroît. Nous allons d’abord observer ce qu’il en est chez lui.  Dans son Journal, à la date du 7 août 1891, Gide rapporte une sorte de débat intérieur qu’il a eu avec lui-même en voiture :

« Mon esprit ergotait tantôt, pour savoir s’il faut d’abord être, pour ensuite paraître ; ou paraître d’abord, puis être ce que l’on paraît ? (Comme ceux qui achètent d’abord à crédit, puis après, s’inquiètent de la somme qu’il faut pour solder leur dette ; paraître avant que d’être, c’est s’endetter envers le monde extérieur.)

Peut-être, disait mon esprit, l’on n’est qu’en tant que l’on paraît.

D’ailleurs les deux propositions sont fausses, séparées :

1. C’est pour paraître que nous sommes ;

2. C’est parce que nous sommes que nous paraissons.

Il faut joindre les deux dans une réciproque dépendance ; on obtient alors l’impératif souhaité : Il faut être pour paraître.

Le paraître ne doit pas se distinguer de l’être ; l’être s’affirme en le paraître ; le paraître est la manifestation immédiate de l’être.

Puis, qu’est-ce que cela fait[7] ! ! ? »

Cette courte dissertation – et surtout son amusante conclusion – nous aide à y voir un peu plus clair sur la position de Gide  : celle-ci est réfléchie mais indécise, ambiguë même. C’est le même Gide qui écrit la même année dans ses Cahiers et Poésies d’André Walter :

« Alors se taire, se retirer en soi-même, sourire aux autres ; ils préfèrent le masque ; au bout d’un peu de temps, ils le croient réalité[8] ! »

Tel qu’il est perçu par les autres, Gide joue perpétuellement un rôle, ni vraiment lui-même, ni tout à fait un autre, il se complet à entretenir une sorte de masque qui réalise l’adéquation entre ce qu’il se sent et l’image qu’il veut donner. Dans l’introduction de l’édition Pléiade des Récits et Soties, Maurice Nadeau écrit :

« André Gide cherche un nouveau miroir : les autres, qui lui renverront son image et lui permettront peut-être de faire figure ; mais il lui faut s’accrocher à un rôle.

Il veut être artiste : alors qu’au moins il le paraisse ! Il revêt la cape et prend des airs penchés, oubliant que sous la défroque se laisse voir le jeune puritain aux lèvres droites, la Bible sous le bras. Il n’est plus tout à fait ce jeune puritain ; il n’est pas encore cet artiste. Il est difficile qu’il paraisse vraiment ce qu’il est, avec franchise et naturel. […] Devant le public qu’il affronte avec terreur, craignant les huées et les sifflets, le rôle s’effrite. Il l’assume mais il sait que c’est un rôle et qui ne l’exprime pas tout entier. Il s’arrange de telle sorte que ce rôle le trahisse, invite quelques perspicaces à découvrir l’homme sous le déguisement. […] Il force son jeu, il en remet, montrant par là qu’il joue. […]  S’avançant masqué il voulait et craignait en même temps qu’on le démasque. Désirant être vrai il paraît “faux[9]”. »

À la lecture de ces quelques lignes qui dressent un portrait aussi juste que pertinent de Gide, on se rend compte à quel point rien n’est simple et comme la complexité du personnage est organisée et pensée dans une certaine mesure. C’est dans les contrastes et les oppositions que Gide s’efforce de s’épanouir tout en ménageant également ce pour quoi il se donne comme ce qu’il sent être réellement. Dans Si le grain ne meurt, il se rend ainsi à l’évidence : l’atmosphère des salons mondains ne lui convenait pas beaucoup et il semble dans son récit y décrire l’opposition de deux mondes qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer et diffèrent profondément :

« Fort heureusement je n’avais rien en moi qui me permît de briller beaucoup dans le monde ; les salons où je me fourvoyai, j’y faisais figure d’oiseau de nuit[10] ».

Comme il lui semblait percevoir deux « réalités », Gide présente une personnalité multiple dont les reflets sont variés. Le masque n’est pas vraiment une façon de se cacher mais plutôt de parvenir à être découvert plus subtilement, plus secrètement. Roger Bastide est lucide sur ce point…

« Ne peut-on même pas dire que le secret postule le masque, puisqu’on présente au regard d’autrui, une image qui n’est que partiellement vraie, qui ne correspond pas à la réalité essentielle de votre être — bref une apparence trompeuse, donc un masque[11] ? »

… et possède le mérite de tenter d’analyser la perception du masque par Gide :

« L’attitude de Gide envers le travestissement est ambigu et s’il accepte le masque grec, celui qui est symbole, qui désigne un sexe, un statut social, un rôle dans la tragédie qui est celle de l’homme — il refusera le masque qui dissimule, qui trompe, celui de l’histrion, qui a perdu, derrière un écran de carton, son vrai visage, nu[12]. »

Ce masque n’est souvent même pas nommé explicitement et se devine simplement par le décalage que Gide perçoit entre les apparences et la véritable nature des choses ou des gens. Mais c’est d’abord quant à lui-même qu’il est sensible à ce décalage. Dans Si le grain ne meurt, il raconte l’importance qu’il accorde à l’habit :

« Ma mère prenait grand soin que rien, dans les dépenses qu’elle faisait pour moi, ne me vint avertir que notre situation de fortune était sensiblement supérieure à celle des Jardinier. Mes vêtements, en tout point pareils à ceux de Julien, venaient comme les siens de La Belle Jardinière. J’étais extrêmement sensible à l’habit, et souffrais beaucoup d’être toujours hideusement fagoté[13]. »

Le jeune Gide accepte de vivre péniblement la situation afin que des apparences semblables ne trahissent pas une réalité en décalage. Pourtant, c’est davantage le fait de ne pas porter les vêtements qui lui plairaient que d’abuser la réalité qui contrarie Gide. Il apprécie le déguisement et la façon dont le changement visuel entraîne le changement émotionnel. Peu après, il rapporte la joie que lui procure l’idée d’aller à un bal costumé prochain :

« Dès que je vis que ma mère me laisserait y aller, dès que j’eus cette fête en perspective, l’idée de devoir me déguiser me mit la tête à l’envers. Je tâche à m’expliquer ce délire. Quoi ! se peut-il qu’une dépersonnalisation puisse déjà promettre une telle félicité ? A cet âge déjà ? Non : le plaisir plutôt d’être en couleur, d’être brillant, d’être baroque, de jouer à paraître qui l’on n’est pas[14]… »

Pourtant, le déguisement de pâtissier choisi par sa mère ne le satisfait pas et c’est mal à l’aise qu’il participe à la fête. Un petit clown déclenche une série de jeux de regard et le jeune Gide souffre de ne pouvoir retenir son attention sans risquer le ridicule à cause de son apparence :

« Tandis qu’on se pressait pour le voir, lui sautait, cabriolait, faisait mille tours, comme ivre de succès et de joie ; il avait l’air d’un sylphe ; je ne pouvais déprendre de lui mes regards. J’eusse voulu attirer les siens, et tout à la fois je le craignais, à cause de mon accoutrement ridicule ; et je me sentais laid, misérable[15]. »

 

La vision subjective portée de l’intérieur par l’auteur est sans doute exagérément déformante et incisive. L’enfant souffre d’autant plus que l’image qu’il reçoit de lui-même ne lui semble pas du tout valorisante. Ici, le regard des autres participants de la fête ne compte plus et s’efface complètement : seuls demeurent deux êtres, deux apparences et deux regards dont la réciprocité ne semble pas devoir s’équilibrer. L’un reste observé, l’autre observateur, liés à leur rôle par le délicat jeu de l’être et du paraître. A l’occasion de la mort de son père, Gide mesure la distance qui peut exister entre la profondeur de la réalité et la superficialité éphémère des apparences :

« Quant à la perte que j’avais faite, comment l’eussé-je réalisée ? Je parlerais de mes regrets, mais hélas ! j’étais surtout sensible à l’espèce de prestige dont ce deuil me revêtait aux yeux de mes camarades[16]. »

Cette illusion ironique qui veut qu’on ne soit que rarement conscient de son comportement et de ses actions se retrouve d’une autre façon dans une scène avec un autre des camarades de Gide, Abel Richard. Alors que ce dernier lui montre une photographie de sa sœur, le jeune Gide réagit de la façon suivante :

« — Comme elle vous ressemble ! m’écriai-je.

— Oh ! n’est-ce pas ! fit-il dans une jubilation subite. J’avais dit ce mot sans intention, mais il y trouvait plus de réconfort que dans une protestation d’amitié[17]. »

De façon générale, le problème de la représentation de son être authentique a toujours passionné et influencé Gide. Ainsi, en tentant, pour satisfaire Bonnières, de résumer dans une formule son œuvre, il choisit : « Nous devons tous représenter[18]. » Il s’en explique ainsi :

« Je me persuadais que chaque être, ou tout au moins : que chaque élu, avait à jouer un rôle sur la terre, le sien précisément, et qui ne ressemblait à nul autre ; de sorte que tout effort pour se soumettre à une règle commune devenait à mes yeux trahison[19] ».

Il apparaît bien que chacun doit assumer sa propre nature en tentant d’être le plus proche de soi-même, le plus fidèle à ses sentiments ; et pourtant, le verbe “représenter” nous ramène plutôt au spectacle dramatique, à la représentation et donc aux jeux de masques et d’apparences empruntés.

L’achèvement du portrait de Gide par le peintre Albert Démarest est le prétexte à une réflexion lucide sur son obsession de l’image qu’il donne :

«  Depuis que j’avais posé pour Albert (il venait d’achever mon portrait), je m’occupais beaucoup de mon personnage ; le souci de paraître précisément ce que je sentais que j’étais, ce que je voulais être : un artiste, allait jusqu’à m’empêcher d’être, et faisait de moi ce que l’on appelle : un poseur. Dans le miroir d’un petit bureau-secrétaire, hérité d’Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais, les éduquais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l’expression de toutes les passions que je souhaitais d’éprouver[20]. »

Le paradoxe – ou tout au moins l’ambiguïté – n’est pas loin lorsque le souci de paraître bloque l’être lui-même. Au cours des entretiens radiophoniques avec Jean Amrouche dont Éric Marty donne une heureuse transcription, Gide revient de façon très intéressante sur ce problème de l’être et du paraître, à propos de ses Cahiers et poésies d’André Walter. “Qui est-il cet André Walter ?” demande Amrouche. Gide répond :

« Je suis bien forcé de vous dire que c’est à peu près celui que j’étais ou croyais être à l’époque. j’insiste sur le “croyais être” parce que c’est un problème de psychologie fort intéressant. Il y a celui que nous sommes en réalité et celui que nous croyons être, qui prend le pas sur celui-là. J’ai eu l’impression que celui que je croyais être était beaucoup plus important qu’il n’est en réalité et c’est par la suite seulement que je me suis rendu compte que l’être que j’étais était très différent de celui que je croyais être, et il m’est arrivé tout naturellement à préférer celui que j’étais vraiment et qui est devenu celui que je voulais être.

Il s’est trouvé que pour découvrir vraiment celui que j’étais, que j’étais sincèrement, profondément et que, du même coup, je voulais être, j’ai presque dû prendre le contre pied de celui que j’étais au moment d’André Walter[21]. »

Gide ne perçoit pas ce sentiment de déguisement uniquement par rapport à lui-même mais aussi vis-à-vis d’autres personnes. Par exemple, dans Si le grain ne meurt, il raconte comment une photographie de son père lui fait prendre conscience de ce qu’il avait gardé en mémoire et oublié :

« C’est d’après une photographie que je revois mon père, avec une barbe carrée, des cheveux noirs assez longs et bouclés ; sans cette image je n’aurais gardé souvenir que de son extrême douceur[22]. »

L’image photographique conditionne et influence l’image mentale, la fait évoluer. Mais l’aveu de Gide prouve aussi qu’il n’est plus capable, sans cette photo, de voir son père. Cela dépasse le simple déguisement et montre comment un support visuel appelle des souvenirs du même ordre. Si quelqu’un porte un masque parmi les connaissances de Gide, c’est bien Oscar Wilde. Gide ne tarde pas à s’en apercevoir :

« Wilde recouvrait ses sentiments les plus sincères d’un manteau d’affectation, ce qui le rendit insupportable à plus d’un. Il ne consentait pas à cesser d’être acteur ; ni ne le pouvait, sans doute ; mais c’était son personnage qu’il jouait ; le rôle même était sincère, qu’un incessant démon lui soufflait[23]. »

Aux yeux de Gide, Wilde représente l’adéquation finale entre l’être et le paraître, comme un comédien qui ne pourrait plus quitter son personnage, ou un être dont toute l’existence serait dictée par des considérations artistiques et dramatiques. Un choix aussi tranché, des orientations aussi nettes, Gide s’y refuse et leur préfère la richesse du flou et de l’indistinct : l’homme, l’auteur et le comédien sont liés et se partagent la même apparence, les mêmes répliques. Aux autres de les interpréter. Souvent, lors de leur fréquentation, Wilde se démasque, l’homme apparaît sous le comédien :

« Cependant, avec moi, je l’ai dit, Wilde à présent jetait le masque ; c’est l’homme même enfin que je voyais, car sans doute il avait compris qu’il n’était plus besoin de feindre et que, ce qui l’eût fait renier par d’autres, ne m’écartait point[24]. »

Les motivations de Wilde à déguiser la réalité ne sont donc pas uniquement d’ordre esthétique mais visent aussi à dissimuler les facettes les plus scandaleuses pour l’époque de son personnage, notamment son homosexualité et ses penchants pour les paradis artificiels. Cependant, si Gide est un peu dans la même situation que Wilde, il ne veut rien dévoiler et conserve sa réserve :

« Je dois dire que, si Wilde commençait à découvrir sa vie devant moi, par contre il ne connaissait encore rien de la mienne ; je veillais à ce que rien, dans mes propos ou dans mes gestes, ne lui laissât rien soupçonner[25]. »

Gide préfère que les pistes restent brouillées mais c’est aussi parce que leurs motivations ne sont pas les mêmes : si Wilde doit assouvir son besoin de représentation, Gide pour sa part ne tend qu’à devenir finalement lui-même. Ainsi, dans cette quête de soi, Gide va investir toute son œuvre de personnages dont l’image donnée est aussi en décalage avec la réalité de leur nature. Roger Bastide ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit :

« Gide ne se contente pas de scruter des secrets. Il fait de chaque lecteur un de ses propres héros, un homme qui veut deviner le secret de Gide[26]. »

Ce statut actif auquel se voit promu le lecteur participe du dynamisme de l’œuvre et amincit encore la subtile frontière entre réalité et fiction. De ce fait, l’auteur lui-même devient comme happé par son travail et redéfini par son intermédiaire. Lecteur et auteur se métamorphosent en personnages à un niveau différent et pour une durée limitée. Dans son œuvre, Gide va utiliser les vrais personnages de façon plus complexe : ceux-ci vont constituer un moyen de cheminer jusqu’à l’auteur, jusqu’à son être véritable, jusqu’à ce qu’il sent et ce qu’il veut être. Ce n’est que par eux que le lecteur pourra commencer d’entrevoir le mystère de Gide.

Les images qu’offrent d’eux-mêmes certains personnages quittent parfois la réalité la plus immédiate, générant une image qui ne sera ni informative, ni descriptive, ni même véritablement stable mais qui s’inscrira en illustration d’une image dangereuse et trompeuse. L’image devient à ce moment trop révélatrice et certains personnages peuvent vouloir la cacher ; ce procédé de création d’une image fausse est pourtant vain dans une certaine mesure car on peut penser que l’image qu’on choisit pour se dissimuler devient à son tour révélatrice, comme le masque révèle parfois son porteur. Dans L’Immoraliste, Michel veut dissimuler autant que possible sa maladie à Marceline :

« Ma première pensée fut de cacher ce sang à Marceline[27]. » dit Michel lors de sa première crise de tuberculose.

Les motivations de cette dissimulation ne sont pas explicitées, et l’on suppose que c’est davantage pour épargner émotions et soucis à son épouse, plutôt que par orgueil ou amour-propre, que Michel désire passer inaperçu. Le résultat est de toute façon le même et nécessite de mentir, au moins par omission, à Marceline. L'exaspération qui résulte de cette falsification annonce peut-être déjà le refus de toute compromission de la part du futur “immoraliste” :

« une sorte d’irritation me vint de ce qu’elle n’eût rien su voir. Je me sentais injuste, il est vrai, me disais : si elle n’a rien vu, c’est que je cachais bien ; n’importe ; rien n’y fit ; cela grandit en moi comme un instinct, m’envahit… à la fin cela fut trop fort ; je n’y tins plus : comme distraitement, je lui dis : — J’ai craché le sang, cette nuit[28]. » dit Michel.

Est-ce le contre-coup du mensonge ou simplement l’angoissante idée d’avoir à supporter seul une maladie insidieuse, qui pousse Michel à avouer sans la moindre précaution l’incident de la nuit ? Cependant, la convalescence de Michel sera elle aussi dissimulée en partie à Marceline. Michel est déterminé à suivre le chemin de l’indépendance et de l’autonomie pour renaître et laisser s’épanouir son être physique et sensuel :

« Il importait qu’elle [Marceline] ne troublât pas ma renaissance ; pour la soustraire à ses regards, je devais donc dissimuler[29]. »

De même :

« Ainsi ne lui livrais-je de moi qu’une image qui, pour être constante et fidèle au passé, devenait de jour en jour plus fausse[30]. »

La duplicité vis-à-vis de Marceline passe en priorité par le regard et se trouve amplifiée par le fossé qui survient entre l’être et le paraître. Ménalque peut-être nous donnera-t-il un semblant de début d’explication qui pourrait justifier l’image trompeuse qu’offre Michel à Marceline :

« C’est à soi-même que chacun prétend le moins ressembler. Chacun se propose un patron, puis l’imite ; même il ne choisit pas le patron qu’il imite ; il accepte un patron tout choisi[31]. »

Ainsi Ménalque suggère que la libération de Michel n’est pas complète puisque l’on ne peut pas choisir qui l’on est réellement, ni qui l’on est susceptible de devenir. C’est pour rassurer Marceline que Michel dissimule la métamorphose qui s’opère en lui, mais aussi pour ne pas être gêné dans sa renaissance. Une certaine ambiguïté poursuit le personnage de Michel à travers toutes ses évolutions si l’on en juge par l’interrogation du narrateur à la fin du récit :

« Il avait achevé ce récit sans un tremblement dans la voix, sans qu’une inflexion ni qu’un geste témoignât qu’une émotion quelconque le troublât, soit qu’il mît un cynique orgueil à ne pas nous paraître ému, soit qu’il craignît, par une sorte de pudeur, de provoquer notre émotion par ses larmes, soit enfin qu’il ne fût pas ému[32]. »

Cette ambiguïté provient surtout du fait que l’éveil physique de Michel s’est opéré au détriment de son épouse, que le succès de la convalescence de l’un a scellé l’échec de celle de l’autre, et ainsi le triomphe de la maladie sur la plus faible. Ce malaise est résumé par le fatidique mot de Pierre Laurens à propos de L’Immoraliste : « Je suis malade, tant pis pour moi. Je suis guéri, tant pis pour elle[33] ! » Les deux personnages que sont Michel et Marceline forment une sorte d’alliance de contraires qui, à la manière des aimants, ne s’en attirent que plus irrésistiblement. Il en va de même pour Candaule et son épouse qui composent un couple uni dont l’harmonie se voit troublée par Gygès. Ce dernier en se trouvant alternativement lié à l’un et à l’autre participe à leur séparation. Dans Le Roi Candaule, la dissimulation est un motif important puisque la pièce semble construite sur un perpétuel jeu d’apparitions et de disparitions :

« que celui qui tient son bonheur, — qu’il se cache ! / Ou bien qu’il cache aux autres son bonheur[34]. » dit Gygès dans le prologue de la pièce.

Cette oscillation concerne aussi la reine :

« Pourquoi se cachait-elle ? Se croit-elle trop laide[35] ? » demande Sébas à propos de la reine.

       « Non : trop belle, au contraire. » répond Archélaüs.

       « Quoi ? de l’orgueil ? »  reprend Sébas.

       « De la pudeur. » dit Archélaüs.

Ce dialogue nous a livré les principales raisons pour lesquelles on se dérobe au regard dans la pièce : la laideur[36], la beauté[37], la pudeur[38], l’orgueil[39]. La reine a pour l’instant le charme de l’inconnu :

 

« C’est la première fois qu’on la voit en public[40]. » dit le Cuisinier.

« On dit qu’elle est extrêmement belle[41]. » dit Simmias.

       « Mais personne n’a pu la voir. » répond Phèdre.

La bague est à elle seule un concentré d’oscillations entre apparition et disparition : elle provient du ventre d’un poisson où elle était dissimulée, fait disparaître le roi pendant le repas puis reparaître, motive l’invitation du pêcheur Gygès à la table du roi, puis de sa femme, cache Gygès à la reine, montre les intentions du roi à son épouse, entraîne la chute puis la mort du roi… Ne disait-elle pas :

« Je cache le bonheur[42] »

Cette formule est à double tranchant puisqu’elle révèle implicitement les véritables dangers de l’anneau : s’il cache le bonheur, il va aussi indiquer le malheur à tous les yeux. Ainsi, par cette symbolique opposition, la pièce va proposer des situations contre-nature où apparaît ce qui aurait dû rester caché, où disparaît ce qui aurait dû rester visible. Précisément, l’artisan principal de ce dévoilement, le Roi Candaule, sera vite dégoûté de ses velléités ostentatoires à mesure qu’il en aura mesuré empiriquement les dangers :

« que pensez-vous de mon bonheur[43] ? — » demande Candaule à Nyssia.

       « Qu’il est pareil à moi, mon seigneur. […] Que je crains qu’il se fane à rester découvert… » répond Nyssia.

Ce qui aura de fâcheuses conséquences :

 « Et Nyssia, tu sais : maintenant je l’enferme

Dans l’ombre, loin de tous, pour moi seul ;

Comme un parfum subtil, indiscret, qui s’évente[44]… » dit Candaule à Phèdre.

L’imprudence de Candaule autant que son désir à faire partager sa vision et son bonheur, vont le mener à sa perte. Nyssia, en s’éventant est passée de parfum précieux à poison mortel : la passion qu’elle sait insuffler va convaincre Gygès de tuer son roi. Le mal a été commis et seul la mort de l’un des amants de la reine pourra le réparer. Candaule paie de sa vie sa maladresse à préserver son épouse des regards : plus que d’avoir failli, sa faute est d’abord de l’avoir laisser savoir. Dans Les Faux-Monnayeurs, c’est le personnage de Georges qui est proposé comme l’un des plus habiles dans l’exercice de la dissimulation. Face à Édouard, il donne au lecteur le sentiment d’être parfaitement maître de lui-même, aussi bien de son apparence que de ses émotions :

« Le petit s’approcha, me tendit la main ; je l’embrassai… J’admire la force de dissimulation des enfants : il ne laissa paraître aucune surprise[45] » dit Édouard à propos de Georges.

Ainsi, on retrouve chez certains personnages une tendance à offrir une image modifiée, voire complètement fausse d’eux-mêmes, qui souvent abuse facilement leurs semblables. C’est peut-être Édouard qui nous fournit la meilleure clé de lecture des œuvres de Gide lorsqu’il critique son collègue Douviers :

« Je sens je ne sais quoi d’insuffisant chez Douviers, d’abstrait et de jobard. Il prend toujours les choses et les êtres pour ce qu’ils se donnent ; c’est peut-être parce que lui se donne toujours pour ce qu’il est[46]. »

Le plus fidèle représentant[47] de Gide dans Les Faux-Monnayeurs nous avoue à demi-mot que jamais aucun personnage ne présente sa véritable nature sans la déguiser peu ou prou, que seuls les êtres indigents ou timorés s’exposent sans fard, sans malice, sans obscurité.

Dans la trilogie de L’École des Femmes, le décalage entre être et paraître revient d’innombrables fois, sans doute puisque l’œuvre est une vaste illustration de l’ambiguïté des apparences qui se manifestent entre les personnages : Éveline se méprend sur la véritable nature de celui qui deviendra son époux, Robert ; celui-ci devient par la suite incapable de déchiffrer le comportement de sa femme ; tous deux évoluent dans un monde où le paraître est bien plus important que l’être, où les apparences sont en perpétuel décalage avec la réalité ; leurs enfants Geneviève et Gustave reproduisent en s’opposant le modèle du parent de même sexe ; Geneviève ne découvre que très tard à quel point elle a été aveuglée et abusée par ses propres convictions ; la religion prônée par l’Abbé Bredel enfin, est elle aussi teintée de duplicité.

Voici quelques exemples de passages à l’intérieur desquels se manifestent ce décalage, cette opposition fondamentale entre Éveline et Robert, et plus allégoriquement entre l’essence et l’apparence. Dans L’École des Femmes, le milieu où évolue le couple Robert-Éveline est mondain ; le superficiel et l’ostentatoire y prédominent et l’important pour les personnages est de tenir leur rang, de suivre scrupuleusement ce que leur impose la bienséance :

« Ces journées de dissipation me semblent si vides… et même il me semble que, Robert aussi, je le perds de vue, comme moi-même, car, si je ne le quitte guère, je ne suis presque jamais seule avec lui ; il faut sourire à chacun, répondre à des questions stupides, exposer sa joie, jouer une espèce de comédie de bonheur, et cette préoccupation constante de paraître heureuse m’empêcherait presque de l’être, si je prenais un instant cette parade au sérieux. Je m’étonne de cet air convaincu, pénétré, que les plus indifférents peuvent affecter pour protester de leur sympathie[48] » dit Éveline.

Ainsi, Éveline est bien consciente du caractère paradoxal et presque contre-nature de cette existence, notamment lorsqu’elle relève que l’apparence pourrait aller jusqu’à supprimer ce qu’elle à pour vocation d’illustrer. On remarquera aussi l’omniprésence du registre visuel jusque dans son utilisation imagée lorsque Éveline craint de perdre de vue son époux. Pourtant la lucidité du regard que porte Éveline possède ses limites : en effet, bien que ce monde-là semble exactement à l’image de Robert qui s’y meut tout à fait à l’aise, rien ne semble inciter son épouse à s’interroger à propos de cette curieuse adéquation. Tout se déroule comme si les apparences avaient vraiment triomphé de la réalité, l’avaient dominée et muselée. Robert à pourtant l’occasion de se trahir à d’autres reprises, notamment lorsque qu’il offre des bijoux à son épouse :

« Nous avons choisi ensemble un amour de bague qui, je dois l’avouer, m’a fait le plus vif plaisir et que je ne me lasse pas d’admirer. Mais quand il a voulu me donner aussi un bracelet, j’ai nettement refusé, malgré ce qu’il a pu me dire pour me pousser à l’accepter : que l’achat des bijoux ne devait pas être considéré tant comme une dépense que comme un “placement[49]” » rapporte Éveline.

 

Pour Robert, la bague est moins un cadeau qu’un investissement mais Éveline n’en est pas vraiment consciente. Ici, curieusement et pour un temps limité, les valeurs attachées à nos deux personnages semblent s’inverser : Éveline n’est plus sensible qu’à l’aspect purement esthétique qui l’a complètement conquise, alors que Robert, sans y être complètement indifférent, conçoit l’achat de la bague de façon beaucoup plus pragmatique. Aucun d’entre eux, cependant ne semble vraiment s’interroger sur la signification sentimentale et affective d’un tel cadeau ; cet aspect n’intéressait peut-être pas Gide, ou son évidence explicite finit-elle par la rendre finalement invisible. On peut s’interroger par ailleurs sur les raisons qui peuvent pousser un personnage aussi factice et superficiel que Robert à éprouver autant ce besoin d’authenticité. Peut-être est-ce par compensation puisqu’il lui est si difficile d’atteindre par lui-même la sincérité. La scène se poursuit ainsi :

« Sans doute n’était-il pas très gentil de ma part de lui dire que ma bague me ferait autant de plaisir, même si je ne savais pas qu’elle avait coûté très cher ; alors il s’est écrié :

“Autant avouer qu’on préfère la camelote.” […]

On imite aujourd’hui les perles si bien que tout le monde peut s’y tromper – m’a-t-il expliqué –, mais les vraies perles représentent une fortune et les autres n’ont que l’apparence de la valeur[50]. »

Robert demeure pourtant comme les perles dont il parle. Il est le personnage de la matérialité, victime de l’incommunicabilité manifeste avec son épouse, représentante intègre quant à elle de la spontanéité, de la sincérité et des beaux sentiments idéalisés. Peu à peu,  Éveline commence à évoluer, à percevoir lucidement la réalité puis à se rendre compte de ce qui se cache sous les devants de Robert. Il sait magistralement détourner les apparences à son profit pour masquer l’immense vacuité de son âme :

« Le plus fort, c’est son art, en se servant des gens, de paraître leur rendre service[51]. » écrit Éveline.

Robert est un personnage obsédé par l’image qu’il donne puisqu’elle est donnée comme son unique rempart, son seul moyen de conserver un rôle qui le mette en valeur. Ainsi, la moindre dérive devient dangereuse et est susceptible d’entraîner la chute du personnage. L’appréhension d’une apparence qui le trahit peut donc intervenir chez Robert aux moments les plus inattendus, comme après son accident de voiture :

« Non, ne m’embrasse pas, je suis trop laid[52] » dit-il à Éveline.

En voulant se préserver, il menace de basculer franchement dans le superficiel, d’endosser la peau d’un personnage en porte-à-faux. Robert semble convaincu que la simplicité s’oppose à la sincérité. Cela en fait donc un personnage éminemment complexe aux yeux d’Éveline :

« Je crois qu’en face de moi il ne se sent pas bien à son aise et craint de donner prise, car il s’efforce d’être simple, ce qui, pour lui, est on ne peut moins naturel[53]. » souligne Éveline

Ce comportement ne fait qu’augmenter le sentiment d’un être factice chez son épouse qui pense le cerner de mieux en mieux. Pourtant, cette fine connaissance n’aidera pas Éveline lors de l’importante discussion qu’ils auront tous les deux, puisqu’elle ne saura pas plaider correctement sa cause, ni même expliquer ses réticences légitimes. Un pas est cependant franchi et le décevant décalage clairement abordé :

« Celui que j’ai passionnément aimé était très différent de celui que j’ai lentement découvert que tu étais[54]. »

 

« J’ai peu à peu découvert que tu étais très différent de celui que je croyais d’abord, de celui que j’avais aimé[55]. » continue-t-elle.

Éveline ne fait que déclarer explicitement ce que le lecteur a pu apprécier depuis le commencement de l’œuvre. Curieusement, Robert émet contre toute attente le même reproche envers Éveline :

« Tu dis que je ne suis pas celui que tu avais cru. Mais alors toi non plus tu n’es pas celle que je croyais. Comment veux-tu que l’on sache jamais si l’on est bien celui que l’on doit être[56] ? » dit Robert.

L’interrogation de Robert est bien réelle sous la plume de Gide. Le Michel de L’Immoraliste se l’était déjà posée en son temps. Cependant, la réponse s’éclaire différemment à la lueur du personnage de Robert, superficiel par essence et radicalement opposé à l’être final que devient Michel. Robert déplace habilement ensuite le reproche de l’ambiguïté être / paraître à celle d’être / vouloir être :

« Mais aucun de nous, ma pauvre amie, aucun de nous ne se maintient constamment à la hauteur de ce qu’il voudrait être[57]. »

La discussion oblige Robert à se dévoiler et on peut raisonnablement croire à sa sincérité à ce moment : en effet, son personnage est celui qui, à défaut de pouvoir être, s’efforce de paraître au mieux ce qu’il voudrait être. Le problème survient lorsque cette manœuvre elle-même se trouve frappée par l’échec. On retrouve ici subtilement rappelé le dilemme gidien que Jean Amrouche aborde dans les Entretiens radiophoniques[58]. Comme sa mère, Geneviève essaie de décoder les apparences et veut les dépasser :

« Ma chère Geneviève non plus ne peut se satisfaire de l’apparence[59]. »

C’est ce qu’écrit Éveline alors qu’elle a décidé son départ pour travailler au sanatorium. La soif d’authenticité semble s’être transmise de la mère à la fille et retrouver ainsi un second souffle, libéré d’une partie du poids des convenances. L’abbé Bredel n’a de son côté pas de solution pour résoudre le jeu d’apparences de la famille et fait lui aussi preuve d’une certaine duplicité :

Il parle des « pièges de l’égoïsme qui sait prendre parfois, nous disait-il, le masque du dévouement et de l’amour[60]. », mais ne tardera pas à expliciter tristement son point de vue : « c’est que, au fond, l’Église et lui ne se soucient que des dehors. L’abbé s’accommode bien plus volontiers d’un simulacre qui le sert que de ma sincérité qui le gêne et l’oblige[61]. » constate Éveline.

Ainsi, elle va se conformer à ses conseils :

« Allons ! Puisqu’il paraît qu’il faut se satisfaire de l’apparence, je prendrai donc celle de l’humilité, sans aucun sentiment d’humilité réelle en mon cœur[62]. » décide-t-elle.

Dans la trilogie de L’École des Femmes, si l’interprétation comme une vaste dissertation tripartite est discutable, la seconde œuvre, Robert, ne constitue pas moins l’antithèse de la première puisque la parole est maintenant directement donnée à l’époux. Celui-ci, évidemment, se défend des accusations d’Éveline et, en une sorte de droit de réponse, va donner sa propre vision des événements. Il plaide tout d’abord sa bonne foi en soulevant l’incapacité de voir l’autre comme il est, mais plutôt idéalisé :

« Je voudrais insister là-dessus, parce que je crois que c’est là la raison de cruels mécomptes, tant en amitié qu’en amour : ne pas voir l’autre aussitôt tel qu’il est, mais bien se faire de lui d’abord, une sorte d’idole que, par la suite, on lui en veut de ne pas être, comme si l’autre en pouvait mais[63]. »

Robert se pose en sorte de victime typique d’une cristallisation stendhalienne et invoque la difficulté pour Éveline de cerner autrui au plus juste :

« Un jeune homme aussi pur que je l’étais avec l’aide de Dieu, centralisant soudain sur une femme unique toutes ses aspirations latentes, risque d’auréoler à l’excès celle dont il s’éprend. Mais n’est-ce point-là le propre de l’amour[64] ? »

Robert défend sa préférence pour celui qu’il veut être au détriment de celui qu’il est véritablement :

« C’est là ce que cessa d’admettre Éveline, qui se refusait à comprendre que je pusse préférer en moi celui que je voulais être et que je tâchais de devenir, à celui que naturellement j’étais[65]. »

Robert reconnaît sa duplicité sans en être tout à fait conscient : pour lui, feindre celui que l’on pense devenir constitue simplement une extension de soi, comme l’annonce optimiste d’un avenir bonifié. Ce qu’Éveline considère finalement comme une tromperie, n’est en fait dans l’esprit de Robert qu’une extrapolation temporelle. Cependant, celui-ci est parfaitement conscient du drame qui déchire son couple au moment présent et en semble affecté :

« Ce qu’Éveline méprisait en moi, c’était cet effort vers le mieux qui seul n’était pas méprisable. Sans doute elle s’était méprise d’abord, mais qu’y pouvais-je ? Au premiers temps, son amour pour moi l’aveuglait sur mes défauts, sur mes manques ; mais devait-elle ensuite m’en vouloir, si j’étais moins intelligent, moins bon, moins vertueux, moins valeureux que d’abord elle me voyait[66] ? »

C’est la perception d’un même comportement et son interprétation qui divisent fondamentalement le couple Robert – Éveline : passée au prisme de deux récits parallèles, la réalité s’en échappe sans doute de façon fragmentaire. Seul l’auteur en possède la clé et c’est au lecteur de s’en faire sa propre idée. La dernière œuvre de cette trilogie, attribuée à Geneviève par Gide, est une sorte de prolongement, gagné à la cause d’Éveline. En ce qui concerne notre décalage entre être et paraître, les arguments, reproches et constatations de la fille sont sensiblement les mêmes que ceux de la mère. Robert est à leurs yeux prisonnier du paraître et du superficiel :

« Je crois que le plus clair de ce qu’il appelait pompeusement son “travail” consistait en courbettes à faire ou à recevoir, dont il tenait compte très exact[67]. » écrit-elle.

Robert ne fait pourtant que se conformer aux usages de la société mondaine dans laquelle on évolue tantôt courtisé, tantôt courtisan. Si l’on peut condamner la trivialité de son pragmatisme vis-à-vis des autres membres de ce milieu, on ne peut pourtant pas le lui reprocher puisqu’il constitue le moyen le plus simple et le plus logique d’y conserver sa place. L’apparence est pour son père une nécessité à laquelle ne semble pas croire Geneviève. Ainsi, celle-ci ne manque-t-elle pas d’arguments pour mettre en relief la duplicité de Robert, l’inanité de son personnage :

« Mais déjà, je m’impatientais de l’entendre se contredire, soutenir comme siennes des opinions que je savais empruntées, mettre en avant des sentiments sublimes qu’il était incapable d’alimenter ou faire étalage de convictions intransigeantes qui cachaient mal le caractère le plus pliable et le plus complaisant qui soit[68]. »

Robert utilise cyniquement tous les moyens à sa disposition pour conserver un rang auquel il est très attaché. De son côté, Geneviève avoue aussi son aveuglement passé pour ce qui se dérobe aux apparences. En parlant de Mme Marchand, elle admet :

« Modeste jusqu’à l’effacement, presque insignifiante, du moins la voyais-je telle à cette époque de ma vie, car j’avais en ce temps peu de goût pour découvrir ce qui se cache sous l’apparence des êtres et méprisais la modestie[69] ».

Qu’elle soit à leur avantage ou non, l’apparence dissimule toujours un peu les personnages et la découverte du moi véritable n’est jamais donnée ouvertement. Cependant le temps y aide et Geneviève est devenue par la suite consciente du paraître trompeur en amour malgré ce que pense son amie Gisèle :

« un jour tu te laisseras séduire, tout comme une autre, en dépit de tes belles résolutions ; ou, qui pis est, tu croiras découvrir dans ton séducteur une intelligence extraordinaire et des tas de vertus qui n’existeront que dans ton imagination[70]. »

Cette sorte de mise en abyme qui rappelle ce qui est arrivé à Éveline ne constitue pourtant pas un fatal cercle vicieux puisque Geneviève est maintenant avertie et lucide, vaccinée par ses parents en quelque sorte :

« l’attrait physique est pour moi de moindre importance que certaines qualités de l’intelligence et du cœur[71] »

La fille ne renouvellera pas l’erreur de la mère et pourtant, peut-être souffrira-t-elle de cette absence de candeur, de naïveté, d’idéal qui lui est imposée.

De la même manière qu’il existe des personnages qui jouent sur l’illusion de l’être et du paraître, certains se dissimulent explicitement, dérobent volontairement leur image. Dans El Hadj, le prince demeure invisible pour ses sujets :

« Devant nous cheminait le prince, porté sur une litière fermée ; nul de nous ne pouvait le voir[72]. » dit El Hadj.

La litière du prince est une sorte de masque élargi à tout le corps, mais cependant un masque qui ne concerne que le seul sens visuel. Même lorsqu’il veut sortir, le prince ne montre pas son visage :

« je le vis sortir de sa tente, à la clarté du ciel, couvert de vêtements somptueux, mais la face cachée d’un voile[73] ».

Le prince finit tout de même par montrer son visage à El Hadj mais il s’en suit une certaine insatisfaction : la vue ne peut pas tout donner et abdique devant les sentiments cette fois-ci :

« Certes je te montrerai mon visage ; mais à le voir ton amour ne sera rassasié. », puis « Et, sorti de son lit, chancelant comme un convalescent très faible, il souleva la toile de la tente et devant la face pâle des cieux découvrit sont pâle visage. Il était beau d’une beauté surnaturelle, il semblait d’une autre race que nous, – mais pâle inexprimablement et d’expression si lassée que voici que ma foi s’en allait disparaître, tandis que je sentais en son lieu un amour tout humain m’envahir. Et je restais devant lui sans geste et sans parole[74] ».

 

Finalement, l’accessibilité visuelle du prince n’avait pas une grande importance et n’a pas empêché El Hadj de communiquer avec lui. Ces deux personnages semblent très proches et forment un duo particulier : c’est notamment grâce à cette intimité qu’une fois le prince décédé, El Hadj pourra se faire passer pour lui et devenir le guide du peuple. Dans Si le grain ne meurt, un personnage très secondaire ressemble au prince car il se montre rarement mais observe les autres : c’est le vieux père de M. Jacob :

« il ne se montrait que dans les occasions solennelles » mais d’autre part « le vieux, installé pour tout le jour dans un grand fauteuil de reps vert, près d’une fenêtre par où il surveillait le défilé des pensionnaires dans la cours[75] » .

Cette perception unilatérale constitue à elle seule une de ces oppositions que nous nous efforçons de recenser. En effet, elle s’apparente à une sorte de voyeurisme inconscient que l’on peut rapprocher de Gygès lorsque le chaton de sa bague est retourné. Le personnage peut observer normalement mais aucun regard tiers ne lui est applicable. Si l’âge peut constituer une raison à la dissimulation comme c’est le cas pour M. Jacob, la honte le peut aussi. Dans Œdipe, Œdipe et Jocaste se dérobent à la vue après avoir pris conscience de leur place dans la “machine infernale”. Le double Chœur dit :

« Où va la reine ? — Se cacher, parbleu ! — Où est Œdipe ? — Il se cache aussi. Il a honte[76]. »

Le parricide incestueux ne veut plus apparaître au monde, du moins plus aux yeux des citoyens de sa ville. Se dérober aux regards peut être une action volontaire afin de se protéger, afin de conserver ses convictions intactes sans heurter son entourage. Dans L’École des Femmes, Éveline parvient à se préserver une vie secrète séparée de Robert :

« Robert croit me connaître à fond ; il ne soupçonne pas que je puisse avoir, en dehors de lui, de vie propre[77]. »

Ici, la dissimulation devient une manière de vivre polie et nécessaire à la vie familiale. La feinte permet de ne faire que des concessions d’apparences, de ne pas devoir affronter Robert à chaque discussion : elle survient lorsque le dialogue a échoué et que toute tentative de compréhension mutuelle est restée vaine. La position du lecteur, mis à part celle de quelques personnages privilégiés, est la seule qui permette vraiment de se rendre compte du double-jeu d’Éveline. Dans La Symphonie pastorale, le pasteur s’aperçoit que même ses enfants lui donnent une image différente de la vérité :

« Charlotte se montre beaucoup plus affectueuse aujourd’hui que ses aînés ; mais chacun d’eux, à cet âge, ne m’a-t-il pas d’abord donné le change ; mon grand Jacques lui-même, aujourd’hui si distant, si réservé… On les croit tendres, ils sont cajoleurs et câlins[78]. »

 

Le pasteur découvre que le monde n’est pas manichéen, que chacun possède ses propres contradictions, ses propres ambiguïtés. Il remarque aussi que l’on n’est pas toujours franc avec soi-même, que l’on est parfois plus opaque pour soi que pour les autres. Ainsi, le décalage qui existe entre être et paraître peut se manifester de façons bien diverses. Parfois, la perception devient fausse et ce que l’on peut contempler ne correspond plus à la réalité. Auteur et personnages aiment aussi recourir au motif du masque, à la fois trompeur et révélateur. Enfin, de nombreux personnages  se dérobent au regard par des procédés variés et pour des raisons qui leur sont propres.



[1] p. 351, El Hadj.

[2] p. 76, NT.

[3] p. 20. Gide, André, Saül, 1896 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1947.

[4] p. 128, SGNM.

[5] pp. 283-284, ibid.

[6] p. 39. Lanzmann, Jacques, Le voleur de hasards, Succès du Livre, Potiers, 1993.

[7] p. 25, Journal t. I.

[8] p. 124, C&P d’André Walter.

[9] pp. XIV-XV.

[10] p. 278, SGNM.

[11] p. 115, Anatomie d’André Gide.

[12] pp. 115-116, ibid.

[13] p. 84, SGNM.

[14] p. 86, ibid.

[15] p. 87, ibid.

[16] p. 91, ibid.

[17] p. 151, ibid.

[18] p. 273, ibid.

[19] p. 274, ibid.

[20] pp. 234-235, ibid.

[21] p. 133, Entretiens Gide-Amrouche.

[22] p. 15, SGNM.

[23] p. 330, ibid.

[24] p. 332, ibid.

[25] p. 340, ibid.

[26] p. 114, Anatomie d’André Gide.

[27] p. 27, L’Immoraliste.

[28] pp. 27-28, ibid.

[29] p. 70, ibid.

[30] idem.

[31] p. 115, ibid.

[32] p. 178, ibid.

[33] p. 134, Journal, t. I.

[34] p. 169, Le Roi Candaule.

[35] p. 173, ibid.

[36] Gygès ne désire pas montrer sa femme à la cour.

[37] C’est le cas de la reine Nyssia qui n’a jamais été vue en public.

[38] Gygès est contraint malgré lui d’assister, sous le sceau de l’invisibilité, au coucher de la reine.

[39] Candaule veut montrer Nyssia à la cour afin que son bonheur en soit augmenté.

[40] p. 172, ibid.

[41] p. 176, ibid.

[42] p. 189, ibid.

[43] p. 194, ibid.

[44] p. 245, ibid.

[45] p. 92, FM.

[46] p. 95, ibid.

[47] Édouard écrit dans son journal : « Je commence à entrevoir ce que j’appellerais le “sujet profond” de mon livre. C’est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie. » p. 201.

[48] p. 1271, ÉDF.

[49] p. 1265, ibid.

[50] idem.

[51] p. 1283, ibid.

[52] p. 1291, ibid.

[53] p. 1292, ibid.

[54] p. 1304, ibid.

[55] pp. 1304-1305, ibid.

[56] p. 1305, ibid.

[57] p. 1306, ibid.

[58] p. 133, Entretiens Gide-Amrouche.

[59] p. 1310, ibid.

[60] p. 1257, ibid.

[61] p. 1289, ibid.

[62] idem.

[63] p. 1317, Robert.

[64] p. 1319, ibid.

[65] p. 1333, ibid.

[66] p. 1343, ibid.

[67] p. 1359, ibid.

[68] pp. 1359-1360, ibid.

[69] p. 1389, ibid.

[70] p. 1407, ibid.

[71] p. 1408, ibid.

[72] p. 346, El Hadj.

[73] p. 351, ibid.

[74] pp. 355-356, ibid.

[75] pp. 207-208, SGNM.

[76] p. 297, Œdipe.

[77] p. 1283, ÉDF.

[78] p. 28, SP.