1.4. Vision et parole

 

Le monde visuel de Gide est à ce point souverain qu’il est capable de se suffire à lui-même. En effet, s’il ne s’agit pas de réelle opposition, le regard entretient pourtant des rapports complexes avec la parole, tendant presque à lui démontrer sa superficialité ou son inutilité. Les situations sont variées et ces rapports diffèrent beaucoup. On peut cependant affirmer que dans bien des cas le regard possède sa propre autonomie face à la voix et qu’il est suffisamment puissant pour la supplanter et la remplacer. Dès Les Cahiers d’André Walter, Gide a conscience que le langage possède ses limites et  qu’il manque un moyen afin de poursuivre sa vocation expressive :

« Enfant que j’étais, de croire que tout pouvait se dire ! — Mais les mots mêmes n’existeraient pas. Le langage n’est que pour les émotions moyennes ; les extrêmes se dérobent à l’effort pour les révéler. Toujours excessif en toutes choses, comment pourrais-je parler[1] ? »

La vue (et son cortège de signes) est peut-être le moyen qui doit venir au secours de l’expression orale.

Tantôt le regard prend la place de la fonction oratoire entre les personnages et possède une puissance expressive plus grande, tantôt il vient simplement renforcer une déclaration qui vient d’être faite, comme un sens en complète un autre. Dans toute l’œuvre[2] de Gide, il est ainsi possible de trouver des exemples de cette complicité. En voici quelques uns :

 

Les Cahiers et Poésies d’André Walter :

Lors d’un dialogue avec sa bien-aimée, André Walter est troublé par son regard et lui demande ainsi :

« Ne me regarde pas – parle plutôt – j’écoute[3]. »

Lorsque la puissance expressive du regard est perçue comme trop importante, la parole reprend alors ses droits et sa fonction privilégiée dans la communication.

 

Paludes :

Dans une vaste prétérition, le narrateur se livre à une mini-mise en abyme de cette opposition de la parole à la vision :

« Si j’avais parlé, j’aurais dit :

“Hubert a bien mal raconté. j’ignorais son voyage en Judée. Est-ce que c’est vrai, cette histoire ? — Vous [Angèle] aviez l’air quand il parlait d’immodérément l’admirer.”

— Mais je ne disais rien ; je regardais le foyer, la flamme de la lampe, Angèle auprès de moi, tous les deux auprès du feu — la table — la pénombre exquise de la chambre — tout ce qu’il nous fallait quitter[4]… »

Non seulement, le narrateur se tait et se borne à regarder autour de lui, mais de plus il précise qu’il aurait fait la remarque à Angèle qu’elle se tenait silencieusement admirative pendant que Hubert parlait. Est-ce le regard mélancolique final qui bloque la parole ?

 

El Hadj :

Au moment où le prince consent à dévoiler son visage devant El Hadj, celui-ci reste sans voix devant ce spectacle essentiellement visuel :

« Il était beau d’une beauté surnaturelle […]. Et je restais devant lui sans geste et sans parole, jusqu’à ce que, tombant à ses pieds, je saisis de mes bras ses genoux frêles, puis pensai m’évanouir de tendresse, de doute et de désolation en sentant sur mon front trop brûlant sa main trop tiède se poser[5]. »

L’intensité du registre visuel semble neutraliser toute manifestation orale, la beauté du prince paralyse toutes les réactions possibles.

 

Le Roi Candaule :

Comme dans El Hadj, l’intensité visuelle de la beauté de la reine réduit les observateurs au silence :

« Je n’ose exprimer à la reine

Que l’extraordinaire beauté de ses traits

Nous étonne encore chacun,

A ce point que notre silence n’est

Qu’une admiration contemplative[6]. » dit Nicomède.

 

Cette phrase de Nicomède a la mérite d’éclairer la relation qui existe entre le regard et la parole. À la cour du Roi Candaule, les précautions oratoires sont importantes et les compliments directs à la reine, délicats voire indélicats. Aussi Nicomède utilise-t-il une sorte de prétérition pour atténuer l’audace de son éloge et avance que le regard constitue l’hommage le plus respectueux selon lui.

 

 

L’Immoraliste :

Ici, la succession  de regards va aboutir à une prise de conscience chez le héros-narrateur :

Marceline « sentit que je la regardais, se retourna vers moi… Jusqu’alors je n’avais eu près d’elle qu’un empressement de commande ; je remplaçais, tant bien que mal, l’amour par une sorte de galanterie froide qui, je le voyais bien, l’importunait un peu ; Marceline sentit-elle à cet instant que je la regardais pour la première fois d’une manière différente ? A son tour, elle me regarda fixement ; puis très tendrement, me sourit. Sans parler, je m’assis près d’elle. J’avais vécu pour moi ou du moins selon moi jusqu’alors ; je m’étais marié sans imaginer en ma femme autre chose qu’un camarade, sans songer bien précisément que, de notre union, ma vie pourrait être changée. Je venais de comprendre que là cessait le monologue. […] Nous commençâmes à parler[7]. »

Très habilement, les échanges de regards entre Michel et Marceline ponctuent le récit du narrateur ; ce récit leur donne une signification et apporte une explication, d’abord aux auditeurs du récit de Michel, puis au lecteur. Il semble que tous les regards finissent par aboutir à l’instauration d’un dialogue : la communication a d’abord été visuelle pour finalement s’articuler en mots. À l’inverse, le regard que Michel porte sur Charles paraît paralyser toute expression orale :

« Je ne sais plus quels propos nous échangeâmes ce premier soir ; occupé de le regarder, je ne trouvais rien à lui dire et laissais Marceline lui parler[8]. »

Ici, Gide élabore une franche opposition entre Michel et Marceline : l’un semble renoncer à l’oralité pour mieux observer, alors que l’autre se charge de la conversation. Le regard entretient donc un rapport exclusif à la parole dans cette scène. C’est aussi que la complexité de l’apparence du personnage de Charles, décrite par Gide auparavant, entraîne une sorte de perplexité amusée mais bienveillante chez Michel qui reste coi.

Cependant le dialogue oral s’instaure entre Michel et Charles une fois qu’ils ont fait connaissance :

Charles « ne répondit rien, mais me regarda tout en riant, déjà fort occupé à sa pêche[9]. »

Cette fois-ci, c’est l’inverse qui se produit : Charles ne dit rien à Michel et se contente d’un regard expressif comme réponse. Comme un écho, Gide nous propose une autre scène dans laquelle un regard répond à une parole. Il s’agit d’un entretien entre Michel et Ménalque :

« — Bah ! vous vous y ferez ! dit Ménalque ; puis il se campa devant moi, plongea son regard dans le mien, et comme je ne trouvais rien à dire, il sourit un peu tristement[10] ».

Le regard chez Michel et Ménalque possède une lourde signification. Ici, il vient renforcer l’énonciation faite par Ménalque de ses certitudes et de son mode de vie. Michel, qui est d’accord reste muet et le sourire triste de Ménalque fait écho à la substance du dialogue : le bonheur que chacun doit s’efforcer de « tailler à sa taille ». Gide sait utiliser la puissance considérable du regard pour augmenter l’intensité d’une scène.

 

Prétextes :

Dans les Lettres à Angèle, le narrateur-Gide met en lumière à quel point l’expression orale se rapproche de l’expression écrite dans la mesure où toutes deux semblent nuire à une vision du monde totale et complète :

« Pourquoi me reprocher encore de ne pas vous écrire des lettres de là-bas ? Je vous l’ai dit vingt fois : en voyage, je ne peux pas écrire ; cela m’empêche de regarder[11] ».

Par ailleurs, dans le In memoriam consacré à Oscar Wilde, il nous faut rappeler le vif intérêt de Gide pour les “deux mondes” décrits par Wilde : l’un qui est réel et que l’on contemple sans en parler (« celui qui est sans qu’on en parle ; on l’appelle le monde réel, parce que nul n’est besoin d’en parler pour le voir[12]. ») ; l’autre qui est poétique et onirique, qu’on ne voit pas et qui n’existe que par la parole (« Et l’autre, c’est le monde l’art : c’est celui dont il faut parler, parce qu’il n’existerait pas sans cela. » idem). Là encore, on retrouve une sorte d’opposition indirecte entre la vision et la parole.

 

Saül :

Parfois se manifestent parallèlement la parole et la vision ; chez le roi Saül, ce sera le signe d’un grand trouble intérieur :

Que fait le roi, demande Johel : « Il dit qu’il voudrait se griser, mais qu’il ne peut pas, et que le vin n’est pas assez fort ; alors, il regarde le ciel et parle comme s’il était seul[13]. » répond Saki.

La juxtaposition de la contemplation et de l’expression orale, à la fois action et passion, marque la manifestation de sentiments forts et de paroles lourdes de signification.

 

 

Isabelle :

L’abbé « avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componction modeste[14] ».

Le regard de l’abbé semble en rapport avec l’humilité de son statut de religieux que l’on imagine, pendant son office, recueilli et psalmodiant, c’est-à-dire les yeux fermés et chuchotant. Ici, les mots de l’abbé se rapportaient à la présentation de Casimir :

« — Leur petit-fils et mon élève. Dieu me permet de l’instruire depuis trois ans[15]. »

Par la suite, l’abbé inverse cette relation alors qu’il scrute Gérard :

 

« L’abbé cependant m’observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu’à la grimace ; j’étais si nerveux que, sous l’investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif[16]. » dit Gérard.

Cette fois-ci, l’abbé renforce son regard par l’absence de paroles. L’effet semble efficace puisque Gérard en devient mal à l’aise.

Cependant, il suffit parfois d’un détail pour que le regard quitte la parole et se détourne :

L’abbé « à ce moment aperçut une petite tache sur la manche de sa soutane et commença de la gratter du bout de l’ongle ; il entrait en composition. […] Je le considérais fixement ; mais il grattait toujours, les yeux baissés[17]. »

Lors d’une conversation délicate entre l’abbé et Gérard à propos de la lettre retrouvée d’Isabelle, la petite tache fournit le motif à l’abbé pour baisser les yeux : le poids de la parole en est renforcé ainsi que l’intensité dramatique du passage. Cette caractéristique n’est pas utilisée uniquement par l’abbé mais fait ses preuves auprès d’autres personnages :

« — La vraie botanique ne s’occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle [Mademoiselle Verdure] trouver à dire sans tourner un regard vers l’abbé[18] ».

C’est le même procédé qu’utilise Mlle Verdure pour augmenter la force de sa répartie envers l’abbé et éviter toute riposte : l’absence de regard renforce, comme par substitution, la puissance des mots. Cependant, l’utilisation conjuguée de la force des yeux et des mots se rencontre parfois :

« Mademoiselle de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix[19] ».

Gide prend la peine de souligner le fait assez rare d’un personnage utilisant à la fois le regard et la voix : c’est ce que fait ici Mlle de Saint-Auréol. Soulignons que ce sont les mêmes adjectifs qui qualifient le regard et la voix. Parallèlement, d’autres personnages savent jouer des non-dits, notamment lorsque le regard suffit à expliciter l’intensité potentielle de ceux-ci :

Gratien « restait à me regarder ; hochant la tête et ne dissimulant pas la contrariété que lui causait ma présence » (p. 165).

Le regard donne ici la raison d’une “rétention de parole” de la part de Gratien ; l’absence d’oralité donne plus d’importance aux signes visuels.

 

Souvenirs de la Cour d’Assises :

Lors de son expérience comme juré de Cour d’Assises, Gide aura beaucoup observé et noté, sans cesse à la recherche d’une sorte de vérité, celle de l’être plutôt que celle de la justice. Au moment de l’affaire Cordier dans laquelle un cordonnier est accusé d’avoir, avec ses complices, entraîné un marin, de l’avoir saoulé puis passé à tabac et dépouillé, Gide décide de rendre visite à la mère du condamné, mais il ne la retrouve que difficilement pour la raison suivante :

« la pauvre femme avait dû changer d’adresse pour fuir les propos et les regards injurieux des voisins[20]. »

Ici encore, l’alliance de la parole et du regard traduit une sorte de violence inhabituelle qui ne manque pas de retenir l’attention de Gide.

 

 

La Symphonie pastorale :

Dès le soir de l’arrivée de Gertrude, sans doute en raison de son infirmité, la réprobation de la famille se fait sentir davantage par le regard que par des paroles lors du repas. Même la vieille servante Rosalie y participe, mais aussi parce qu’elle n’ose vraisemblablement pas l’exprimer directement avec ses mots. Voici ce qu’écrit le pasteur :

« Ma protégée [Gertrude], vers laquelle notre vieille Rosalie, tout en nous servant, jetait force regards hostiles, dévora goulûment l’assiette de soupe que je lui tendis. Le repas fut silencieux[21]. »

Le pasteur poursuit se réflexion sous la forme d’une prétérition (du même ordre que dans Paludes) et regrette de ne pouvoir s’expliquer sans risquer d’éveiller la colère de son épouse :

« J’aurais voulu raconter mon aventure, parler aux enfants, les émouvoir n leur faisant comprendre et sentir l’étrangeté d’un dénuement si complet, exciter leur pitié, leur sympathie pour celle que Dieu nous invitait à recueillir ; mais je craignis de raviver l’irritation d’Amélie[22]. »

On peut penser que l’intensité du silence et l’expressivité des regards ont muselé la parole, l’ont impérieusement rendue inopportune dans ce repas.

« Cette fille aveugle » ; « c’est une idiote ; elle ne parle pas et ne comprend rien à ce qu’on dit[23]. » dit une voisine.

La relation regard / parole semble incarnée par Gertrude qui, encore enfant, est condamnée aux ténèbres et, par manque d’éducation, au silence. Progressivement, de manière inverse, Gertrude va retrouver, grâce au pasteur, l’usage de la parole puis de ses yeux , le regard et la parole n’étant plus exclusifs mais complémentaires.

« Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l’on dit n’est pas vrai ? Moi, je le reconnais si bien à la voix[24]. »

Le parallèle entre la parole et le regard semble trouver ses limites puisque ce qui est réalisable en se fiant à la voix ne l’est plus par rapport à l’apparence.

Jacques « a bien fait de t’en parler, dit-elle sans me regarder[25] » dit Amélie au pasteur.

 

Là encore, l’absence de regard décuple la puissance des mots : l’affirmation d’Amélie s’en trouve mise en relief pour le pasteur. On peut aussi penser qu’Amélie n’ose pas discuter ouvertement avec le pasteur ou qu’elle exprime de cette manière sa désapprobation envers l’importance de l’éducation de Gertrude dans son foyer.

 

Si le grain ne meurt :

Comme nous l’avons déjà vu, cette curieuse opposition de la vision à la parole souffre parfois des exceptions qui sont généralement significatives. Ainsi, lorsque le jeune Gide aborde le sujet du suicide avec Armand, la parole semble soulignée par le regard :

« il me semble bien me souvenir qu’il me demanda brusquement ce que je pensais du suicide, et qu’alors, le regardant dans les yeux, je répondis que, dans certains cas, le suicide me paraissait louable — avec un cynisme dont en ce temps j’étais bien capable — mais je ne suis pas certain de ne pas avoir imaginé tout cela par la suite, à force de remuer dans ma tête ce dernier entretien[26] ».

Ici, l’échange de paroles est tellement solennel que le regard vient ajouter sa caution et sa force persuasive : quelques années plus tard, Armand allait se tuer en se jetant dans la Seine.

Parfois l’expression du regard peut aussi remplacer et surpasser celle de la langue. C’est à Biskra que Gide va s’en rendre compte lors d’une rencontre avec Sadek, le frère d’Athman :

« Sadek ne savait que quelques mots de français ; je ne savais que quelques mots d’arabe. Mais quand nous aurions parlé la même langue, qu’eussions-nous dit de plus que ce qu’exprimaient nos regards[27] ».

De la même manière, lorsque Gide quittera Biskra, ses adieux à Athman se feront exclusivement de façon visuelle comme le souligne le récit pathétique qu’il en fait :

« Lorsque le troisième jour, au matin, je cherchai dans sa chambre Athman pour lui dire adieu, je ne le trouvai point et dus partir sans l’avoir revu. Je ne pouvais m’expliquer son absence ; mais tout à coup, du train qui fuyait, très loin déjà d’El Kantara, j’aperçus au bord de l’oued  son burnous blanc. Il était assis là, la tête dans les mains ; il ne se leva pas lorsque le train passa ; il ne fit pas un geste ; il ne regarda même pas les signaux que je lui adressais ; et longtemps, tandis que le train m’emportait, je pus voir cette petite figure immobile, perdue dans le désert, accablée, image de mon désespoir[28]. »

Athman semble perdu dans sa contemplation et s’oppose par son immobilité aux innombrables manifestations visuelles de Gide.

 

Les Faux-Monnayeurs :

« Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien qu’Édouard crut qu’il [Olivier] disait cela par déférence ou par gentillesse[29]. »

Le regard remplace explicitement la parole dans cette entrevue d’Olivier avec Édouard et pourtant sa signification est mal comprise : la faute en revient aux seuls personnages.

La Pérouse « s’était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête[30]. »

Après la discussion, le regard de La Pérouse donne du poids au dialogue et augmente la gravité de la situation : il vient d’avouer qu’il a voulu se suicider mais qu’il n’en a pas eu le courage au dernier moment.

 

Voyage au Congo :

Lors de son périple au Congo, Gide va s’interroger à plusieurs reprises sur ce qu’il voit. Il y rencontre un petit vendeur de colliers dont il écrit ceci :

« Il ne comprend pas un mot de français mais sourit, lorsqu’on le regarde, d’une façon si exquise que je le regarde souvent[31]. »

 

Le regard sert une fois de plus de langage universel et il faut remarquer que son attrait parvient à renverser l’organisation initiale : ce n’est plus  l’enfant qui répond par un sourire aux questions de Gide, mais celui-ci qui observe afin d’obtenir un regard et un sourire.

Plus loin, Gide assiste à la fabrication d’huile de palme et s’interrompt dans sa description pour faire cette réflexion :

« Tout cela n’est pas bien intéressant à dire (encore que fort intéressant à observer[32]) ».

La leçon est claire : lecteur, tâche d’observer par toi-même car les paroles sont décidément bien incapables de décrire la réalité d’une image. L’observation semble d’ailleurs souvent impérieuse chez Gide et suspend tout autre activité. Le 19 janvier 1926, il avoue :

« Je n’ai le temps ni le désir de rien noter. Complètement absorbé par la contemplation[33]. »

Gide sait d’ailleurs reconnaître l’essentiel du superficiel, le véritable du factice dans ce qu’il voit. Il en est de même avec les autochtones qu’il croise :

« J’ai le plus grand mal à ne pas être trop courtois, et même un peu plat, devant un chef musulman ; la noblesse de son allure, du moindre de ses gestes m’en impose plus que les titres les plus ronflants[34]. »

Les apparences visuelles prennent encore le pas sur les paroles. Plus tard, Gide reçoit les doléances de quelques habitants et peut se rendre compte que certaines émotions ne peuvent pas passer par la parole :

« L’un d’eux, le plus âgé, prend mes mains et les serre fortement, longuement. Ses yeux sont pleins de larmes et ses lèvres tremblent. Cette émotion, qui ne peut s’exprimer en parole, me bouleverse. Certainement il voit combien je suis ému moi-même et ses regards se chargent de reconnaissance, d’amour[35]. »

On pourra remarquer à quel point la parole s’oppose ici aux manifestations visuelles qui seules semblent pouvoir révéler une grande émotion. Le regard est parfois tout ce qui reste de la sincérité, une sorte d’indicateur que l’on ne peut pas masquer, tout au moins aussi facilement qu’on peut se taire. En écoutant les confidences scandaleuses d’un agent de la Compagnie, Gide et Allégret restent de marbre :

« Il [l’agent de la Compagnie] se mit à nous parler sans crainte, sans soupçonner d’abord le dégoût que ses propos soulevaient en nous, et que nous cachions de notre mieux, par crainte de l’interrompre. » mais, « Il en eût dit plus long, s’il n’avait pas surpris dans nos regards je ne sais quoi qui n’était pas de la sympathie[36]. »

Seul leur regard demeure, persiste à révéler ce qu’ils éprouvent vraiment, comme le signe intègre de ce qu’ils pensent mais qu’ils ne veulent pas dire.

 

L’École des Femmes / Geneviève :

Dans L’École des Femmes à proprement parler, les jeux de regards sont toujours très expressifs et souvent plus intenses que les paroles. A l’intérieur d’un roman qui se construit sur un échafaudage d’apparences, le registre visuel est prépondérant. Un seul regard de Robert est à même de bloquer la parole d’Éveline :

« Quand nous sommes seuls, Robert me reprend et me corrige. Mais, dans le monde, il m’arrive de me taire par peur de voir soudain sur son visage une petite marque d’agacement, que du reste je suis seule à pouvoir distinguer, mais qui me fait comprendre aussitôt que je ne me suis pas exprimée comme il fallait[37]. »

Peu après, le lecteur disposera d’une illustration de ce mécanisme lorsque après une faute de français, Éveline rencontrera le regard réprobateur de Robert :

« — Je sais qu’elle en a très envie — ai-je dit imprudemment ; et tout aussitôt j’ai senti se fixer sur moi le regard de Robert et me suis aperçue de ma faute de français, de sorte que je n’ai plus osé rien ajouter[38] ».

Si Robert connaît l’empire d’un intense regard sur autrui, il sait aussi en user pour servir son propre jeu dramatique. Après son accident d’automobile, il fait mine de souffrir et préfère répondre d’un regard plutôt que de parler, ménageant ainsi des effets des plus pathétiques :

« Marchand ne s’explique pas bien l’état de Robert qui continue à se plaindre de douleurs de tête ; ou du moins, car j’ai tort de dire qu’il se plaint, en silence il crispe par instants ses traits, serre les dents, comme quelqu’un qui maîtrise une violente douleur, et, si alors on lui demande s’il souffre, fait signe que oui, non pas même par un hochement de tête, mais, ce qu’il estime sans doute plus éloquent, par un simple clignement de paupières sur un regard agonisant[39]. »

Lors de la confrontation finale qui a lieu entre Robert et Éveline et qui annonce la fin de l’œuvre après cette sorte de sommet en intensité, regard et parole sont subtilement entremêlés comme souvent lors d’un grand trouble. Robert observe Éveline pour tenter de décrypter les sentiments qui guident son discours :

« Tout en me regardant pour tâcher de comprendre quelle intention cachaient mes propos et pour doser sans doute sa défense[40] » écrit Éveline.

Vision et parole demeurent ici résolument séparées, chacun dans un personnage différent. Un peu plus loin, cette opposition est respectée et se poursuit en alternance :

« Pour trouver la force de parler ainsi, fût-ce à voix basse, j’avais dû cesser de le regarder. Mais comme il se taisait, je relevai les yeux sur lui. Il me parut qu’il avait pâli[41]. » écrit Éveline.

L’effet des paroles d’Éveline est inattendu : c’est Robert qui reste muet et que le regard d’Éveline semble avoir bouleversé. Cette courte rupture de communication préfigure celle qui va devenir définitive dans le couple, et appeler la fin de cette première œuvre de la trilogie.

A l’intérieur de Geneviève ou la confidence inachevée, les accointances du regard et de la parole sont d’un autre ordre : il ne s’agit plus de rivalité mais plutôt de complémentarité inutile. Lorsque Sara, une élève, récite un poème de façon très émouvante, l’admiration de Geneviève l’empêche de penser et d’oraliser cette pensée :

« J’étais toute tremblante d’une admiration, d’un enthousiasme que j’eusse voulu pouvoir lui exprimer, mais il ne me venait à l’esprit que des phrases que je craignais qu’elle ne trouvât ridicules[42]. »

 

L’influence impérieuse de la vision mène droit au silence puisque les mots semblent inadaptés et impropres à décrire les émotions esthétiques, paradoxe ekphrasistique.  Lors d’une de ses altercations avec Robert, Geneviève modère ses propos en utilisant le regard, mais le contenu demeure inchangé :

« Je me précipitai pour ramasser la cuillère, puis, me relevant et sans le regarder pour ne pas avoir l’air de le braver et désireuse plutôt d’atténuer mon insolence : “Je n’ai pas l’intention de t’obéir[43]”. »

Enfin, le départ d’Éveline et sa séparation avec Geneviève vont clore cette dernière œuvre, soulignant une fois de plus l’ambivalence des rapports entre la vision et l’expression orale :

« C’est cela que j’aurais voulu lui dire avant de la quitter. Mais elle mit un doigt non sur ses lèvres mais sur les miennes, en souriant tendrement et avec un regard qui me fit comprendre qu’il n’était pas besoin entre nous de plus de paroles[44]. »

Le regard final rend les paroles inutiles et absolument vaines : ce qui devait l’être avait déjà été dit et la communication entre deux êtres s’affranchit parfois symboliquement du langage.

 

Nouvelles nourritures :

Dans cette œuvre très contemplative, l’opposition parole / regard n’est pas fréquente. On notera tout de même que l’élocution permet au narrateur de détourner les yeux avec plus de naturel, de préserver une certaine pudeur :

« — Du reste voici le printemps, ajoutai-je vite, en détournant mon visage vers la fenêtre, car des larmes que je voulais lui cacher, emplissaient mes yeux[45]. »

La parole permet de combler les lacunes et les faiblesses temporaires du regard.

 

 

Retour de l’U.R.S.S. :

À propos de son accueil par des habitants de la Georgie, Gide est sensible à l’incapacité des mots à traduire les émotions, et postule pour une sorte de réconciliation, et même de complémentarité, entre le regard et les paroles :

« Les mots sont impuissants à se saisir d’une émotion si profonde et si simple… » ; puis : « je déplorais de ne connaître point leur langue. Mais déjà se lisait tant d’éloquence affectueuse dans les sourires, dans les regards, que je doutais alors si des paroles eussent pu beaucoup ajouter. Il faut dire que j’étais présenté partout là-bas comme un ami : ce qu’exprimaient encore les regards de tous, c’est une sorte de reconnaissance[46]. »

Cette fois, l’opposition est déplacée et se trouve à présent au niveau de la compréhension du langage : celui des regards est quasi-universel, pas celui des sons.

Plus qu’un remplacement ou qu’une translation de l’un à l’autre, le monde visuel s’oppose au monde sonore[47] et de cette opposition provient une certaine richesse d’écriture. Le regard possède donc bien le statut de vecteur de sentiments et d’émotions et s’affranchit de la dépendance qui le lie habituellement au langage.



[1] p. 123, C&P d’André Walter.

[2] On peut même en trouver trace avant les grandes œuvres comme en témoigne, entre autres, cet extrait du Journal daté de 1890 : « je lui ai dit quelques mots ; il m’a remercié d’un sourire. » écrit Gide, à propos d’un candidat au baccalauréat, p. 18, Journal t. I.

[3] p. 73, C&P d’André Walter.

[4] p. 133, Paludes.

[5] p. 356, El Hadj.

[6] p. 181, Le Roi Candaule.

[7] pp. 22-23, L’Immoraliste.

[8] p. 84, ibid.

[9] p. 85, ibid.

[10] p. 121, ibid.

[11] p. 96, Prétextes.

[12] p. 226, ibid.

[13] p. 19, Saül.

[14] p. 27, Isabelle.

[15] idem.

[16] p. 110, ibid.

[17] p. 113, ibid.

[18] p. 134, ibid.

[19] p. 146, ibid.

[20] p. 666, Souvenirs de la cour d’assises.

[21] p. 26, SP.

[22] pp. 26-27, ibid.

[23] p. 15, ibid.

[24] p. 56, ibid.

[25] p. 83, ibid.

[26] p. 184, SGNM.

[27] p. 356, ibid.

[28] p. 357, ibid.

[29] p. 80, FM.

[30] p. 243, ibid.

[31] p. 698, Voyage au Congo.

[32] p. 715, ibid.

[33] p. 821, ibid.

[34] p. 826, ibid.

[35] p. 844, ibid.

[36] pp. 755-757, ibid.

[37] p. 1272, ÉDF.

[38] p. 1275, ibid.

[39] p. 1292, ibid.

[40] p. 1303, ibid.

[41] p. 1304, ibid.

[42] p. 1354, Geneviève.

[43] p. 1375, ibid.

[44] pp. 1411-1412, ibid.

[45] pp. 217-218, NN.

[46] p. 20, Retour de l’U.R.S.S.

[47] Pour illustrer cette opposition, reportons-nous à une phrase du pasteur dans La Symphonie pastorale : « Ainsi j’expérimentais sans cesse à travers elle combien le monde visuel diffère du monde des sons et à quel point toute comparaison que l’on cherche à tirer de l’un pour l’autre est boiteuse. » dit-il, p. 54.