1.5. Vue et autres sens

 

Parfois, mais de manière beaucoup moins fréquente, la vision s’oppose à d’autres sens, notamment à l’audition, à l’odorat et au toucher.  Dans Œdipe, la mise en relief du regard des pestiférés s’effectue par sa suggestion à la fin d’une longue description sonore. Polynice dit :

« nous avons surpris, non loin du palais, un groupe de pestiférés. […] L’air tout alentour retentissait de leurs hoquets, de leurs sanglots, de leurs soupirs, et leurs regards… ». Créon l’interrompt : « Assez ! Assez[1] !… »

L’évocation des regards survient juste après l’audition mais reste du domaine de l’indicible, de l’indescriptible. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, Gide s’explique sur ses propres relations à la vue et à l’ouïe :

« pour moi, c’est plutôt le langage que le geste qui renseigne, et je crois que je perdrais moins, perdant la vue, que perdant l’ouïe. Pourtant je vois mes personnages ; mais non point tant leurs détails que leur masse, et plutôt encore leurs gestes, leur allure, le rythme de leurs mouvements. Je ne souffre point de ce que les verres de mes lunettes ne me les présentent pas tout à fait “au point” ; tandis que les moindres inflexions de leur voix, je les perçois avec la netteté la plus vive[2]. »

Ici, on sent le musicien et le mélomane qui parlent, tentant de convaincre un moment le poète contemplatif et le méticuleux peintre de la nature humaine. Si l’audition, très nette, semble finalement préférée à la vue, assez nette, c’est moins une opposition qui est exprimée dans cette déclaration qu’une sorte de parallélisme aboutissant à la complémentarité : au sortir de ces spéculations, le personnage existe et peut commencer sa vie de papier.

Oscar Wilde, dans le In memoriam de Prétextes qui lui est consacré, fait la remarque suivante à Gide :

« Vous écoutez avec les yeux, me dit-il assez brusquement[3] ».

Wilde venait de résumer lapidairement avec génie ce mystérieux parallélisme dont nous venons de parler. Si les situations sur lesquelles est fondée notre étude concernaient des jeux de regard plus ou moins complexe, à des degrés divers de profondeur, il existe une sorte de pendant où c’est l’ouïe qui remplace l’audition. En une sorte de voyeurisme auditif, ou plutôt lors d’une “scène de regard” par l’ouïe, Gide rapporte dans Si le grain ne meurt, une scène de sa jeunesse où il écoute, une fois sorti de chez son professeur de piano, un élève jouant mieux que lui la même pièce :

« Certain jour, après ma leçon, ayant cédé la place à un autre élève, je m’attardai sur le palier, derrière la porte refermée mais qui ne m’empêchait point d’entendre. L’élève qui m’avait remplacé, non plus âgé que moi peut-être, joua le morceau même qu’alors j’étudiais, la grande Fantaisie de Schumann, avec une vigueur, un éclat, une sûreté, à quoi je ne pouvais encore prétendre ; et je demeurai longtemps, assis sur une marche de l’escalier, à sangloter de jalousie[4]. »

La scène est simple : Gide écoute comme il observerait, à la dérobée. Comme pour mieux mettre en relief ce temporaire bouleversement des sens, l’épisode aboutit à l’aveuglement par ses propres sanglots : les yeux ne servent à rien d’autre qu’à pleurer, c’est-à-dire à manifester l’émotion motivée par l’audition.

De façon anecdotique, on pourra mentionner ce que Gide écrit dans ses Souvenirs de la Cour d’Assises, à propos de l’affaire d’Arthur :

« Il a une sale tête, un physique ingrat, une voix déplaisante ; il n’a pas su se faire écouter[5]. »

Ici, la vision à bloqué l’audition et la vilaine apparence d’Arthur l’a empêché de se faire entendre de son auditoire. Il est une sorte de victime de l’empire de la vue sur l’ouïe.

L’odorat se retrouve lui aussi mis parfois en parallèle dans l’œuvre de Gide. C’est le cas lors de l’évocation, dans Si le grain ne meurt, du souvenir des “images” de mademoiselle de Gœcklin :

« Quand j’avais été docile, Mlle de Gœcklin me faisait cadeau d’une image qu’elle sortait d’un petit manchon. L’image en elle-même, eût pu me paraître ordinaire, et j’en aurais presque fait fi ; mais elle était parfumée, extraordinairement parfumée — sans doute en souvenir du manchon. Je la regardais à peine ; je la humais ; puis la collais dans un album, à côté d’autres images que les grands magasins donnaient aux enfants de leur clientèle, mais qui, elles, ne sentaient rien. J’ai rouvert l’album dernièrement pour amuser un petit neveu : les images de Mlle de Gœcklin embaument encore ; elles ont embaumé tout l’album[6]. »

 

La leçon est claire et peut-être éminemment gidienne : les images ne sont plus prises ou intéressantes pour ce qu’elles sont, mais plutôt pour ce qu’elles appellent. La vision cède le pas à l’odorat, et l’image ne vaut que comme support ou fixateur d’une bonne odeur, involontaire de la part de Mlle de Gœcklin. Finalement, les choses persistent, leur hiérarchie demeure : les images sont toujours sans véritable intérêt visuel, mais en plus, elles ont gardé leur agréable odeur originelle et l’ont même transmise aux autres images ainsi qu’à l’album tout entier.

Le toucher, enfin, se trouve parfois lié à la vision de la même manière que l’était la parole. Dans Les Cahiers d’André Walter, Gide tente de cerner au plus près les relations intimes de la vision et du toucher :

« La vue seule s’hallucine ; l’ouïe parfois — mais quand je veux toucher, la vision s’évapore[7]. »

Non seulement la vision est souvent abusée mais elle risque d’entraîner dans son illusion le toucher, sens qui par habitude vient confirmer et rassurer l’œil. Cette inflation potentielle des sens sera confirmée dans Les Nourritures terrestres :

« L’esprit saisit plus aisément la pensée / Que notre main ce que notre œil convoite[8]. »

La menace existe ici mais est annulée par l’esprit. L’homme véritable est celui qui peut toucher ce qu’il voit, de la même façon que le philosophe parvient à le penser ; la folie serait de convoiter autre chose :

« Oh ! que ce soit ce que tu peux toucher que tu désires, / Nathanaël, et ne cherche pas une possession plus parfaite[9] »

Chez Gide et dans son œuvre, la vision semble un centre autour duquel gravitent d’autres sens dont le statut est en perpétuel changement et se modifie sans cesse, entre attraction, opposition, répulsion, conjugaison, complémentarité, parallélisme…



[1] p. 261, Œdipe.

[2] p. 76, Journal FM.

[3] pp. 224-225, Prétextes.

[4] p. 237, SGNM.

[5] p. 624, Souvenirs de la cour d’assises.

[6] p. 20, SGNM.

[7] p. 135, C&P d’André Walter.

[8] p. 76, NT.

[9] idem.