3. Les auto-aveuglements

L’essence de l’auto-aveuglement chez Gide semble rejoindre ce que Sartre appelle la « mauvaise foi », c’est-à-dire une influence selon laquelle l’individu refuse d’assumer les possibilités et les développements temporels d’une action. Dans l’exemple qu’il donne pour illustration, Sartre met en scène deux personnes lors de leur premier rendez-vous. L’homme vient de prendre distraitement la main de la jeune femme : « abandonner cette main, c’est consentir de soi-même au flirt, c’est s’engager. La retirer, c’est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l’heure. Il s’agit de reculer le plus loin possible l’instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s’aperçoit pas qu’elle l’abandonne. » Sartre conclut ainsi : « Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi[1]» Ainsi, de façon plus générale, l’homme préfère aliéner sa liberté plutôt que vivre dans l’angoisse, d’où le recours à cette « mauvaise foi ».

Chez Gide, certains personnages semblent s’abuser, tantôt pour ne pas rompre l’harmonie sociale dans laquelle ils évoluent, tantôt pour ne pas troubler leurs certitudes, leur quiétude, leur paix intérieure, tantôt pour refuser l’image d’eux, peu flatteuse, que leur renvoie leur entourage. Nous avons déjà évoqué le cas de personnages aveugles par nécessité ou par volonté plus ou moins consciente : ainsi le pasteur Vedel dans Les Faux-Monnayeurs, ainsi Robert, ainsi le pasteur de La Symphonie pastorale. Afin de poursuivre sur le chemin de la « mauvaise foi », il nous faut évoquer le personnage de Rachel dans La Tentative amoureuse :

« Rachel revint seule et songeuse ; elle reprit les fleurs tombées et se baissait en geste d’en cueillir de nouvelles, pour ne pas voir approcher Luc[2]. »

À la manière de l’exemple de Sartre, la jeune fille fait semblant de ne pas remarquer l’arrivée du jeune homme, organisant elle-même sa propre ignorance, puis son propre étonnement. Elle élabore un aveuglement qui lui permet de différer le plus longtemps possible la décision d’une attitude à prendre face aux avances de Luc. Dans L’École des Femmes, le personnage de l’abbé se trouve sensiblement dans la même situation, tout d’abord pour désamorcer un conflit d’opinions : les siennes, religieuses, et celles, laïques, du père d’Éveline :

« Chaque fois qu’il voit entrer l’abbé Bredel :

“ Désolé !… Absolument forcé de partir… ”, dit-il très vite en esquissant un rapide salut.

J’ai toujours peur que l’abbé ne se froisse ; mais il est si bon, si conciliant, qu’il feint de prendre au sérieux cette piètre excuse[3]. »

L’abbé feint de croire par politesse et s’abuse volontairement de ce fait. Pourtant, ce qui apparaissait comme une qualité à Éveline à ce moment du récit, va vite lui devenir insupportable et hautement méprisable. En effet, le caractère conciliant de l’abbé devient le fondement d’une sorte de double-pensée qui permet à celui qui l’exerce de garder conscience et dignité, mais aussi de préserver les apparences, tout en accusant secrètement des révélations contradictoires et peu admirables :

« L’important, selon l’abbé, n’est pas tant de dire ce que l’on pense (car l’on pense souvent fort mal) que ce que l’on devrait penser ; car tout naturellement, et presque malgré soi, on en vient à penser ce que l’on a dit[4]. »

De façon presque contre-nature, l’abbé préconise donc de placer la parole avant la réflexion, d’en faire le guide convenu de la pensée. C’est ni plus ni moins une méthode d’auto-aveuglement qu’il propose à Éveline afin de l’aider à supporter son conjoint. Ce faisant, l’abbé donne entière caution à Robert et à la duplicité qu’il met en œuvre. Éveline semble passer d’un aveuglement à l’autre puisqu’à l’origine, elle semblait abusée par son amour pour Robert. Seule la vision lucide de son père aurait pu l’aider à en prendre conscience avant qu’il ne soit trop tard. Voici ce qu’il dit à sa fille à propos de Robert :

« Mon enfant, je ne lui reproche rien. Simplement, il ne me plaît pas. Si je te disais pourquoi, tu protesterais, parce que tu l’aimes ; et quand on aime quelqu’un, on ne le voit plus comme il est. » ; « Robert donne le change à l’abbé, à ta mère, à toi, et, je le crains bien, à lui-même aussi, ce qui est encore plus grave[5] ! »

C’est donc bien l’amour qui modifie la perception de Robert par Éveline et qui donne de lui une image propre à tromper chaque membre de la famille. Pourtant, si le père semble le seul à conserver une vision lucide de son gendre, il sera vite conquis et résigné à cette union, comme si Robert savait susciter l’auto-aveuglement autour de lui. C’est ce que constate Éveline :

« Papa qui d’abord semblait y voir clair alors que j’étais le plus éblouie, et dont l’opinion sur Robert m’attristait tant durant mes fiançailles, papa semble complètement retourné. Dans chacune de mes discussions avec Robert, c’est toujours à moi qu’il donne tort. Il est si bon et si faible ! Robert si habile[6] !… »

Pourtant, aussi habile qu’il soit et comme l’avait deviné le père d’Éveline, Robert n’échappe pas non plus à une sorte d’auto-aveuglement qui lui renvoie une fausse image de lui-même, beaucoup plus flatteuse et à son avantage que la vraie. Les exemples ne manquent pas et nombreuses sont les situations où Robert s’abuse sur son influence ou son importance à cause de la honte qu’il éprouve pour ses actions. Ainsi, après avoir insisté pour que ses amis investissent dans une affaire d’imprimerie, Robert refuse d’endosser la responsabilité du fiasco financier qui s’en suit :

« Et, après la déconfiture, quelles belles phrases il trouvait, pour s’excuser à ses propres yeux des grosses pertes que leur avait fait subir son imprudence[7] » constate Éveline.

L’auto-aveuglement de Robert lui permet de garder une image positive de lui-même et de lui donner la force morale d’abuser son entourage pour en motiver l’admiration et la confiance. Afin de mieux comprendre l’essence de cette duplicité permanente, il faut nous attarder quelques instants sur une des théories de Robert :

« j’ai toujours pensé que le meilleur moyen d’échapper au mal est d’en détourner les regards[8]. »

 

Ainsi, Robert accorde une très grande puissance et une importance équivalente au regard et aux images qu’il considère. Du coup, si l’apparence de la vertu suppose et entraîne la vertu, il doit donc suffire d’atteindre puis de renvoyer la représentation valide de l’homme de bien pour devenir bon. Robert est donc celui qui accorde trop de crédit à l’image, qui en devient victime, peut-être consentante mais à ses dépens.

La fille d’Éveline rencontre un exemple de personnage abusé par la bonté supposée, par un regard trop positif et trop indulgent : c’est le cas de Mme Parmentier qui n’apprécie pas « qu’on bêche quelqu’un devant elle, elle proteste et ne consent à voir que ce qui peut excuser ses défauts[9] » dit Sara. Cette dame semble s’aveugler volontairement pour ne voir que le bon chez autrui, et plus généralement pour préserver une sorte de bonheur originel où chacun est bon.

Plus personnellement, Gide a pu mesurer dans sa jeunesse les ambiguïtés de l’aveuglement auquel on semble se soumettre soi-même. Il raconte dans Si le grain ne meurt l’épisode de la clé de la volière au cours duquel, il ne s’apercevra pas du caractère équivoque de son attitude. En se procurant un double de la clé de la volière, il ne désirait pas tromper la confiance de Mme Bertrand, mais lui faire une farce :

« Je prétendais jouer avec Mme Bertrand, non la jouer. Comment l’amusement que je me promettais de cette gaminerie put-il m’aveugler à ce point sur le caractère qu’elle risquait de prendre à ses yeux[10]. »

 

Cette plaisanterie, ou plutôt cette leçon puisque le jeune Gide voulait montrer l’absurdité du cadenas par rapport à un simple appel raisonnable à l’obéissance, dépasse son auteur et aura des conséquences imprévues puisque la réaction de Mme Bertrand n’était pas prévisible par l’enfant. La crise qui en résulte provient du conflit maladroit de deux sentiments : le plaisir de la plaisanterie d’une part, et la négligence des apparences et de leur signification d’autre part.  Ainsi, ce n’est qu’après coup que Gide se rend compte de l’interprétation négative qui pouvait être faite de sa facétie.

Plus loin, Gide rapporte la théorie de Ferdinand Hérold qui pensait que le respect abuse notre jugement et comporte sa part de mensonge : « chaque respect — envers les parents, les coutumes, les autorités et le reste — chaque respect, dis-je, comportant un aveuglement, c’est seulement en s’affranchissant de ceux-ci que l’homme pouvait espérer de progresser vers la lumière[11]» Cette sorte d’immoralisme  qui devait certainement impressionner Gide par la suite supposait en effet le refus d’une admiration convenue, imposée et jamais remise en cause. C’est pourtant bien ainsi que fonctionne la société humaine, avec son grand nombre de conventions, de règles arbitraires et de préjugés acceptés sans discernement par chaque individu qui accepte implicitement de ne pas y réfléchir et de s’auto-aveugler pour le bien de la collectivité. Lors de son voyage en U.R.S.S., Gide sera désagréablement surpris par l’ampleur de la cécité intellectuelle mise en œuvre par l’État, notamment en écoutant un jeune garçon qui lui sert de guide : « Il ne consent à voir, ne peut voir que ce qui flatte son orgueil[12] » constate Gide.  Il s’agit ici d’une sorte d’auto-aveuglement collectif, développé par un mouvement politique, répandu par une éducation autoritaire dans le peuple russe.

Dans un précédent voyage, au Congo, Gide avait pu se rendre compte des mécanismes de l’auto-aveuglement à l’occasion de la fausse maladie d’Adoum. Gide, après avoir été détrompé, en conclut de lui-même :

« Cette petite histoire ne persuadera personne et ne servira qu’à m’enfoncer dans cette conviction : que l’on se blouse tout aussi souvent par excès de défiance que par excès de crédulité[13]. »

L’auto-aveuglement survient lorsque l’on se fie trop facilement, ou que l’on refuse trop sceptiquement les apparences. Le regard que l’on porte sur la réalité doit être subtil et clairvoyant, refusant toute conclusion hâtive tout en restant disponible à l’étrange et au surprenant. Voir mal est sans doute pire que de rester aveugle.



[1] pp. 94-100, L’Etre et le Néant.

[2] p. 73, La Tentative amoureuse.

[3] p. 1262, ÉDF.

[4] p. 1287, ibid.

[5] p. 1263, ibid.

[6] pp. 1282-1283, ibid.

[7] p. 1284, ibid.

[8] p. 1325, Robert.

[9] p. 1367, Geneviève.

[10] p. 143, SGNM.

[11] p. 271, ibid.

[12] p. 57, Retour de l’U.R.S.S.

[13] p. 825, Voyage au Congo.