5. L’échec positif du regard

Cependant, cette acuité n’est pas aussi évidente en ce qui concerne les personnes et les personnages, et le regard devient décevant en ce qu’il est incapable de percer et de cerner véritablement une personnalité. De la même manière qu’il est réticent à l’idée d’une pure description[1], Gide se refuse à livrer le caractère essentiel de ses personnages dans la simple image qu’ils présentent d’eux. L’intérêt de cette image réside dans sa part d’ombre et d’ambiguïté, dans le fait qu’elle se dérobe inlassablement à l’observation la plus méticuleuse. Elle se révèle insuffisante à donner une véritable idée du personnage. La leçon métaphysique que nous donne l’image, réside peut-être dans la très gidienne dernière phrase du film La discrète[2] prononcée par une voix off :

« Antoine ne vit pas le regard de la femme assise en face de lui. Quand bien même il l’aurait vu, qu’il n’en aurait rien su. Quand on regarde quelqu’un, on n’en voit que la moitié. »

Bel aveu d’impuissance pour notre image mais aussi formidable point de départ pour l’esprit subtil et affûté d’un potentiel lecteur pour qui l’œuvre sera à jamais mobile et changeante. En effet, si les relations des personnages entre eux s’en trouvent complexifiées, l’intérêt pour le lecteur est démultiplié puisque, de façon interactive,  il pourra y retrouver par reflets dans son interprétation, la partie de lui-même qu’il y avait projeté sous la forme d’hypothèses. Le regard appliqué est décidément aussi incapable de percer le mystère d’une personne ou d’un personnage que l’image qu’offre cette personne est peu satisfaisante à la définir correctement. On n’essaie plus de percer complètement à jour l’être qui nous fait face, mais plutôt de progresser de plus en plus et de mieux en mieux vers sa connaissance. Cette progression permanente, devenant une fin en soi, semble nous mener à la sagesse, à celle d’une image complexe qui se dérobe pour mieux être saisie. C’est là que se trouve peut-être notre double-vision.



[1] Cf. Journal t. I, pp. 309-310 : « avant d’atteindre Saint-Pons, où nous couchâmes cette nuit, notre hâte, plus d’une heure durant, nous écrasa la pluie sur le visage. […] Sur ma joue glacée, ruisselante, j’eusse cru qu’il grêlait… Pourquoi je parle de cela ? — Par crainte de décrire un paysage. ».

[2] La discrète, de Christian Vincent, 1990.