3. La spécularité du regard

Notre vision complexe se manifeste jusque dans les scènes de regards qu’échangent les personnages. Avant de mettre en relief la spécularité vertigineuse qui semble latente dans l’œuvre de Gide, attardons-nous quelques instants sur une scène dans laquelle un personnage observe un autre personnage qui sait qu’il est observé et finit par regarder son observateur. Il s’agit d’une scène entre Gide et Abel Richard dans Si le grain ne meurt. Gide ne se sent pas d’affinités particulières avec Abel, mais un soir, à la suite de jeux de regard compliqués, il va devenir son confident :

« Abel s’approcha de moi selon son habitude et, comme à l’ordinaire, je feignis de ne pas le voir ; […] je restais la face détournée, les yeux dirigés vers la ville dont les feux répondaient aux étoiles du ciel. Nous demeurions ainsi depuis assez longtemps l’un et l’autre ; à un petit mouvement qu’il fit, enfin je le regardai. Sans doute il n’attendait que mon regard[1] ».

L’intérêt de cette scène résulte de la confrontation de deux types de regards : celui d’Abel qui est un regard insistant, qui tente de nouer le contact, de créer une communication ; et celui de Gide qui est indifférent, détaché et fuyant. Gide essaie de garder une distance en ne répondant pas au regard d’Abel, en érigeant une sorte d’interdit visuel, en prenant garde de ne pas donner de prétexte à être abordé verbalement. Au début, le stratagème fonctionne et un équilibre s’établit : Gide fixe l’horizon et Abel reste réservé. Mais un mystérieux « petit mouvement » d’Abel dont Gide ne veut pas nous parler davantage, va tout faire basculer : les deux regards se croisent et la parole peut naître, libérée des convenances. Les scène de regard que nous avons passées en revue dans notre image troublée (II, 1) étaient complexes à leur manière, mais celle-ci semble illustrer intelligemment cette double-vision qui nous intéresse : les mécanismes de regards sont variés et protéiformes et les personnages sont souvent conscients, avant même de le faire, des risques qu’ils prennent à porter leur regard. L’observation et la contemplation s’opèrent à plusieurs niveaux, d’abord par la pensée – plus ou moins claire, plus ou moins lucide –, mais aussi par le regard porté, avec tout ce qu’il est susceptible de véhiculer.

Dans les œuvres de Gide, c’est une sorte de mise en abyme[2] du phénomène de voyeurisme qui est décliné sous formes de variations infinies, de façon subtile et expérimentale. Au-delà même des rapports qu’entretiennent les personnages entre eux, au-delà aussi du lien invisible qui connecte l’auteur à ses personnages, on peut imaginer une relation très ténue entre le lecteur et l’œuvre. L’hypothèse très borgésienne d’un étage supplémentaire à nos schémas de scènes de regard replace le lecteur à l’origine de l’observation, véritable spectateur  d’une représentation de papier. En effet, on peut postuler que ce lecteur tient un rôle passif dans les situations que nous avons évoquées au cours de notre travail. Il pourrait épier un personnage qui en observerait un autre sachant, ou non, que celui-ci saurait qu’il est observé.  Cette hypothèse spéculative, bien qu’un peu complexe, à l’image de notre vision, a le mérite de redonner au lecteur une place de choix au cœur de l’œuvre littéraire, de l’interpeller directement, établissant un pont solide entre la fiction et le réel. Peut-être atteignons-nous ici cette double-vision qui nous est chère, ou même cette seconde réalité qui préoccupait tant Gide dans sa jeunesse.

La clairvoyance du lecteur pourrait facilement contaminer l’auteur qui en prendrait ouvertement conscience. De la même manière qu’il se met en scène dans son roman[3], Gide est peut-être aussi celui qui observe son lecteur en train de lire, de s’interroger sur le sens du récit, sur les motivations des personnages, sur l’image qui lui est renvoyée, cela de la même façon qu’il aime contempler le paysage par les yeux d’un ami. Si cette spécularité est imparfaite, c’est que le lecteur ressemble, lorsqu’il parcourt l’œuvre, à certains personnages qui ont accès à des connaissances que leur statut n’aurait pas dû leur concéder mais qu’ils ne savent pas tout de suite comment intégrer ou interpréter. C’est le cas de Bernard, dans Les Faux-Monnayeurs, qui trouve un journal dans la valise d’Édouard, le lit mais ne le comprend pas dans sa totalité, seulement en partie, progressivement et jamais complètement, par éclairs. De même aussi le personnage de Lafcadio, dans Les Caves du Vatican, qui voit Julius en train de consulter son carnet sans rien y comprendre. Le lecteur gidien est donc comme ces personnages : sans cesse sollicité, souvent informé mais de façon lacunaire et orientée, parfois pris à témoin ou même égaré ludiquement par l’auteur.

L’hypothèse d’un auteur intrigué par le comportement et l’interprétation de son lecteur qui lui-même suit les pérégrinations, actions et réflexions des personnages, aboutit donc à une sorte de mise en abyme : la scène de regard macroscopique qui en résulte se trouve inscrite dans les œuvres, entre les personnages, dans des situations diverses. Ici réside peut-être la véritable complexité du regard appliqué à l’œuvre de Gide.



[1] p. 149, ibid.

[2] Cf. Annexes 1

[3] Cf. son seul roman reconnu comme tel, Les Faux-Monnayeurs : « Le voyageur, parvenu au haut de la colline, s’assied et regarde avant de reprendre sa marche, à présent déclinante ; il cherche à distinguer où le conduit enfin ce chemin sinueux qu’il a pris, qui lui semble se perdre dans l’ombre et, car le soir tombe, dans la nuit. Ainsi l’auteur imprévoyant s’arrête un instant, reprend souffle, et se demande avec inquiétude où va le mener son récit. », p. 215, FM.