Chapitre 9 : De la morale à la sagesse

1. Le nomadisme du regard

Au delà de la vision complexe que nous venons de décrire, Gide semble attaché à ce que nous appellerons le nomadisme du regard, c’est-à-dire à toutes les valeurs qui habitent une sorte de vision itinérante, disponible et perpétuellement mouvante. Le carpe diem gidien, sa façon de s’emparer de l’instant pour mieux en profiter, réside dans sa capacité à porter son regard au bon endroit, de la meilleure façon. La mobilité mesurée est d’abord l’élément fondamental de la contemplation. Dans Les Nourritures terrestres, le narrateur rappelle déjà ce principe :

« Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu ne t’arrêteras nulle part[1]. »

Le cheminement de l’esprit, comme celui du regard, doit se renouveler en permanence et remettre en cause ce qui aurait pu être assimilé de façon immuable. À ce titre, les livres sont repoussés symboliquement au profit du réel, de ce qu’offre la vie de plus divers, le paysage. Le retour à une vision neuve est à ce prix :

« Ah ! refaire à mes yeux une vision neuve, les laver de la salissure des livres, les rendre plus pareils à l’azur qu’ils regardent – aujourd’hui complètement clarifié par les récentes pluies[2]… »

Le regard ainsi purifié se doit de préserver son innocence et son renouvellement permanent. Développer une vision éphémère du monde engendre instinctivement une perception libérée des préjugés et des a priori : l’être se retrouve face à la réalité, tout à son écoute, tout à ses sensations, serein et apte à capter ce bonheur qui ne réside que dans l’instant :

« Que ta vision soit à chaque instant nouvelle.

Le sage est celui qui s’étonne de tout[3]. »

Les convictions sont impropres à laisser libre cours au regard et seul une personne à l’esprit ouvert peut embrasser tout ce que ses yeux lui enseignent. Si Gide se méfie des certitudes du passé, il redoute aussi celles de l’avenir et pressent le danger qu’elles comportent. Il préfère ce qui s’improvise, ce qui n’est pas préparé, ce qui va pouvoir livrer une image spontanée et naturelle. Ainsi, lors de son voyage en U.R.S.S., il privilégie les visites où la vitrine officielle s’oublie, où l’apparence se contente de montrer sans démontrer :

« il nous est arrivé maintes fois, d’entrer à l’improviste dans des écoles de village, des jardins d’enfants, des clubs, que l’on ne songeait point à nous montrer et qui sans doute ne se distinguaient en rien de beaucoup d’autres. Et ce sont ceux que j’ai le plus admirés, précisément parce que rien n’y était préparé pour la montre[4]. »

Cet amour du vif, de ce qui se laisse prendre au débotté, évolue naturellement vers un irrésistible attrait pour le fugace. Gide est celui qui veut profiter en esthète de l’instant, celui qui veut prendre le temps de contempler ce qui est fugitif. Il est celui qui voudrait freiner le temps, prendre la mesure de toute évolution de la même manière qu’il le faisait lorsque, enfant, il tournait « le kaléidoscope doucement, doucement, admirant la lente modification de la rosace[5]. ». Ce n’est pas très étonnant alors que pour son voyage au Congo, la lente descente du fleuve en bateau lui convienne et épouse intimement son état d’esprit. :

« Mais dans un paysage si vaste et si lent, on ne souhaite pas d’aller plus vite[6]. » constate-t-il.

 Face aux jeux d’apparences, à la richesse picturale de cette succession de petits panoramas, l’œil est grisé, dépassé. Dans ces conditions, Gide rapporte une réflexion que provoque chez lui la relecture de l’oraison d’Henriette d’Angleterre :

« j’aurai tout le temps de contempler l’immuable, puisque vous m’affirmez que mon âme est immortelle ; permettez-moi d’aimer bien vite ce qui disparaîtra dans un instant[7]. ».

Le Gide qui écrit cela s’oppose directement à celui qui répugnait à quitter la voiture (et son livre de Schopenhauer) pour aller admirer le paysage quelques instants[8]. Il est celui qui semble avoir découvert la vanité des connaissances humaines, définitivement impropres à donner une vision claire et universelle du monde. Devant le réel, l’attitude la plus sage est encore de s’appliquer à le regarder du mieux que l’on peut, à renouveler infatigablement l’exercice visuel à propos d’apparences qui ne cessent de changer. Une fois qu’on y est résigné, le caractère fugitif du paysage devient un trésor insondable qui ne peut que dépasser vertigineusement l’esprit. Devant la monotonie variée de la forêt du Congo, Gide est en admiration onirique et assiste à un spectacle qui passe sans cesse de l’abstraction à l’illustration :

« L’enchantement de ce paysage mystique ne dure que quelques instants ; bientôt les contours s’affirment, les lignes se précisent ; on est sur terre de nouveau[9]. »

Ce changement infini du paysage incite le spectateur à savourer le point de vue qu’il détient dans l’instant, à accentuer son acuité pour être le plus réceptif possible aux images qui se dérobent malicieusement de seconde en seconde. Le goût de Gide pour l’inattendu, son désir de contemplation vont le pousser hors des sentiers battus, vers des endroits hors du commun et qui se font mériter. Après s’être rendu tristement compte qu’il commençait à s’habituer à l’émerveillement des paysages (« La beauté du monde extérieur reste la même, mais la virginité du regard s’est perdue[10]. »), il lui faut trouver autre chose pour retrouver ce sentiment de nouveauté visuelle.  Cette volonté de voir ce que le touriste ne voit pas d’habitude va l’inciter à adopter les chemins les plus difficiles :

« Ce que nous voulons, c’est précisément quitter les routes usuelles, c’est voir ce que l’on ne voit pas d’ordinaire, c’est pénétrer profondément, intimement, dans le pays[11]. »

Cette célébration de l’instant se faisant par la vision qu’il procure participe de cette quête du bonheur qui était proposée à Nathanaël. Plus qu’une morale du regard, c’est une recherche simple et essentielle d’une forme de sagesse, d’une humilité devant le monde.

Cette humilité est renforcée d’autant que le regard chez Gide est d’abord le signe d’un intérêt porté, d’une reconnaissance qualitative des vertus du sujet ou de l’objet. La vision met en valeur ce qu’elle vise et c’est encore une des conséquences de la disponibilité gidienne, de son ouverture au monde. Dans Les Nourritures terrestres, c’est le regard qui permet de révéler la dimension captivante des choses :

« J’écrivais cela avant de partir pour Tunis ; et je te le copie ici pour te montrer quelle importance prenait pour moi chaque chose, aussitôt que je la regardais[12]. »

L’esprit du narrateur est admiratif et contemplatif devant la réalité, s’émerveille devant toute chose. Le regard permet de se rendre compte de la beauté du monde, et de pouvoir songer à en faire l’éloge, comme une sorte de remerciement. Et le narrateur déclare à propos de « toutes les choses » :

« Mon admiration se serait posée successivement sur chacune et sa louange l’eût démontrée ; c’en eût été la raison suffisante[13]. »

Le regard a pour ambition de se poser sur toute chose, mais surtout de ne pas s’y attarder pour mieux considérer la suivante, conformément au nomadisme que nous tentons de mettre en relief. L’admiration ne se partage pas, mais concerne pleinement ce qui se trouve au centre de la vision, à un moment précis. Ainsi, le sage aura aussi bien embrassé tous les domaines de la spiritualité qu’il aura posé ses yeux sur chaque parcelle de réel. Le narrateur utilise la métaphore végétale du foisonnement et du bourgeonnement :

« Nathanaël, nous n’avons pas encore ensemble regardé les feuilles. Toutes les courbes des feuilles[14]… »

Comme une représentation fractale, l’arbre possède de nombreuses branches, pourvues d’innombrables feuilles dont les courbes sont une image de l’infini, comme tous les éléments du réel qui appellent notre regard. Le plus petit détail de chaque chose doit être tenu pour aussi précieux que le tout. Cet enthousiasme positif pour les choses, Gide le reporte aussi sur les êtres et développe une sorte de vision humaniste et philanthropique. Chaque être possède sa richesse et un œil avisé suffit pour la voir et la faire ressortir. Lors d’une conférence à Bruxelles pour présenter avec Marc Allégret le film de leur voyage au Congo, Gide énonce cette véritable profession de foi :

« Je pense que dans chaque race, de même que dans chaque être il y a quelque possibilité de beauté, qu’un regard attentif et chargé de sympathie peut découvrir[15]. »

Gide est bien conscient de la puissance du regard et du pouvoir qu’il confère à celui qui l’utilise. Outre la lucidité qu’il permet, il exprime la reconnaissance et témoigne d’un intérêt soutenu. Les yeux mieux que la parole peuvent faire comprendre l’estime qu’on porte à un être. Ainsi, lors de leur voyage, Gide et Allégret éprouvent la limite de ce mécanisme et se retrouvent piégés en quelque sorte :

« nous nous asseyons sur un tronc […] à regarder danser six pauvres femmes, par politesse, car elles sont vieilles et hideuses[16]. »

Les deux hommes se sentent obligés de continuer à regarder un spectacle qui leur déplaît parce qu’ils ont conscience de l’importance que revêt leur regard aux yeux des autochtones. Ceux-ci savent bien à quel point le regard est important pour ce qui est visé, et qu’il constitue en soi une façon de remercier de la médiocre représentation chorégraphique. Le contraire de la part de Gide et d’Allégret aurait constitué une sorte de condamnation. Dans Geneviève, Gide confronte l’héroïne éponyme à une punition pleine de signification : son père, Robert, décide de faire comme s’il ne le voyait plus :

« Quant à mon père il avait trouvé le moyen de me punir : c’était de ne plus avoir l’air de s’apercevoir de ma présence[17] ».

Geneviève est ainsi privée de la reconnaissance et de l’affection que véhicule le regard dans une société. Elle ne reçoit plus de témoignage de sa propre existence, ni de sa propre influence sur celle de son père. Pourtant, compte tenu de leur estime mutuelle, Geneviève n’en souffre pas et se déclare soulagée de cette situation. On peut rappeler ce qu’écrivait Éveline dans les toutes dernières pages de la première partie de son Journal, peu avant de découvrir la vraie nature de Robert. Elle était consciente que la plus belle manière, la plus humble aussi, d’être aimée consistait à révéler le regard de son amant sans le contraindre, l’orienter sans l’arrêter, le mettre en valeur sans vouloir en devenir le sujet exclusif :

« C’est au delà de moi qu’il doit diriger ses regards[18]. »

 

Pour Gide le regard doit être mobile et perpétuellement mouvant quant à sa cible. À la manière des préceptes suggérés dans Les Nourritures terrestres, il doit savoir s’intéresser à autre chose qu’à lui-même, et toujours à cette potentielle autre chose qui l’appelle. Cette forme de nomadisme qui l’incite à se détacher de tout mène son auteur à une heureuse distanciation, à une forme de sérénité, de sagesse authentique, voire parfois d’insensibilité.

Ainsi, le cheminement du regard de chose en chose aboutit davantage à une errance qu’à un épanouissement complet, davantage à un égarement qu’à un code de conduite. Si la nouveauté et la variété se dérobent, l’admiration devient moins vive, moins fréquente. Dans El Hadj, la caravane du Prince passant de villages en villages finit par ne plus étonner, et ainsi empêcher l’admiration légitime d’un tel équipage :

« Nous n’étions rien sur la route, et dans les villes approchées, tant aisément l’on nous trouvait des vivres et tant l’on nous admirait peu, il semblait que l’attente de nous, nous avait déjà précédés. Pourtant l’on voyait bien que nous n’étions pas de ces caravanes marchandes qui repassent de ville en ville et que l’on a coutume de recevoir[19]. »

On a l’impression que les mécanismes du récit s’inversent et que c’est le convoi qui, restant fixe, voit défiler devant lui de façon répétitive le paysage, les petits villages et les déserts. Une telle hypothèse expliquerait que les habitants sont lassés du spectacle et, malgré sa singularité, n’admirent plus la caravane. Cependant, El Hadj va progressivement devenir le dépositaire d’une mystique du regard et voit se yeux s’ouvrir à la mort de son Prince. Il sait ainsi que la vérité se cache derrière la surprise et qu’il faut savoir regarder avec sérénité pour bien voir. Avide de contemplation, il devine peu à peu sa propre morale du regard :

« La nuit, je descendais jusqu’à la plage dont je connaissais la traîtrise. Je m’asseyais non loin du bord, uniquement épris de regarder. La lune se levait, plus pleine que la veille ; moins étonné, je la pouvais mieux contempler[20]. »

Le regard est une activité suffisamment riche et complexe pour se suffire à elle-même. El Hadj découvre que la qualité de ce regard dépend de son état d’esprit et de sa capacité à maîtriser ses émotions. Gide montre ainsi que l’on peut diriger sa vision sur un même objet de façon éternellement nouvelle puisque par nos yeux, nous récoltons en partie le reflet de nous-mêmes que nous avions projeté. Nous voyons ce que nous vivons :

« m’avançant une dernière fois sur la plage, je contemplai sans plus de frayeur cette mer […] et je la vis alors si belle que je sentis ma foi de la veille très lentement se déplacer[21] ».

La vision intervient dans notre perception du monde mais aussi de nous-mêmes. Cette constatation et les conséquences qu’elle suppose vont bouleverser El Hadj et l’inciter à devenir l’âme du Prince. Il sera pour le peuple l’image tangible du souverain et continuera de guider la caravane. Après avoir reçu son enseignement de la part du Prince et constitué son intermédiaire, il devient l’origine de ce reflet, son inspiration.

Le déficit de l’admiration se rencontre aussi à l’intérieur du couple Robert / Éveline, dans le triptyque de L’École des Femmes. Après avoir été désagréablement surprise par la véritable nature de son mari, Éveline adopte un regard affûté et presque cynique sur les actions de Robert. L’admiration a fait place à la suspicion et la sérénité ne se gagne qu’au prix de l’indifférence :

« Le service que je rendais ainsi ne fut, hélas ! point sensible aux yeux de ma femme[22]. »

L’indifférence du cœur est mise en relief par l’indifférence du regard. Comme Éveline éprouve trop de difficulté à distinguer chez Robert la vérité honnête des trompeuses apparences, elle préfère abdiquer la moindre contemplation et conserver ainsi sa cohérence intérieure. La sagesse du regard s’obtient parfois au détriment des relations humaines.

Le nomadisme du regard est aussi une façon inconsciente de rechercher le beau et l’agréable. En passant d’un objet à l’autre, le spectateur est rassuré par l’idée qu’il finira par trouver un refuge esthétique pour y demeurer quelque temps. Lorsque ce n’est pas le cas, il se produit une sorte de malaise, d’infraction sociale et artistique qui peut devenir très inconfortable. Gide rapporte, dans Si le grain ne meurt, une expérience équivalente alors qu’il visitait la chambre d’Armand :

« Il n’y avait pas dans toute la pièce le moindre objet où poser agréablement le regard ; la misère, la laideur, la noirceur étaient étouffantes, au point que bientôt je lui demandai s’il ne consentirait pas à m’accompagner au dehors[23]. »

Voilà une belle preuve de l’influence de la vision sur l’état d’esprit, d’autant plus que Gide avoue à propos de son ami qu’il était sans doute « beaucoup plus occupé par l’aspect de sa chambre que par ce qu’il disait ». Ainsi, dans des conditions extrêmes, le regard n’aboutit pas à la sérénité malgré une certaine mobilité. Lorsque l’hostilité de la vision est trop vive, c’est tout l’être qui s’en trouve infléchi et comme affecté. Une telle relation entre l’œil et l’esprit nous pousse à nous demander dans quelle mesure on peut parler chez Gide d’une spiritualité du regard, dans la droite ligne de notre nomadisme philosophique et de notre vision positive.



[1] p. 20, NT.

[2] p. 27, ibid.

[3] p. 30, ibid.

[4] pp. 20-21, Retour de l’U.R.S.S.

[5] p. 13, SGNM.

[6] p. 822, Voyage au Congo.

[7] p. 699, ibid.

[8] Cf. p. 25, Journal t. I.

[9] p. 700, Voyage au Congo.

[10] p. 733, ibid.

[11] idem.

[12] p. 46, NT.

[13] p. 124, ibid.

[14] p. 125, ibid.

[15] p. 32, Durosay, article Images et imaginaire.

[16] p. 754, Voyage au Congo.

[17] p. 1383, Geneviève.

[18] p. 1276, ÉDF.

[19] p. 346, El Hadj.

[20] p. 361, ibid.

[21] p. 362, ibid.

[22] p. 1322, Robert.

[23] p. 183, SGNM.