Lorsqu’il qualifie Gide de démoniaque[1], Henri Massis ne soupçonne sans doute pas qu’il énonce un jugement sans doute plus profond et plus pertinent qu’il n’y paraît de prime abord. En effet, rapporté à l’œuvre de Gide, cet adjectif propose un abîme de réflexion que nous tâcherons d’élucider tout le long de cette introduction. Ce n’est évidemment pas le sens premier qui nous intéresse ici, mais bien plutôt celui qui, caché autant qu’évanescent, se dérobe et que seul le dictionnaire[2] de grec ancien de M. Bailly nous permet d’entrevoir.  « Démoniaque » interpelle tout ce qui relève du « démon », tout ce qui semble en provenir, lui être rapporté.  L’étymologie nous mène au grec et plus précisément aux deux particules interrogatives qui ont formé le substantif : « Dai[3] » qui évoque l’étonnement, la surprise, la curiosité — qualités dont l’œuvre de Gide ne se départit pas –,  et « mwn[4] » voulant dire « est-ce que ? ». Ainsi s’élabore une signification globale qui exprime l’intense perplexité de l’esprit face à ce qu’il a du mal à comprendre, identifier, interpréter, et que l’on peut traduire par « Mais qu’est-ce donc ? ». Une telle appellation est donc appropriée pour un auteur comme Gide qui s’applique scrupuleusement à dérouter et à troubler, dont l’œuvre est toute tissée de questionnements, en perpétuelle interrogation face à ce quelle est et ce qu’elle propose. Ce doute fondamental constitue aussi l’éthique d’un écrivain qui s’intéresse à toutes choses et promène un regard aussi libre que pénétrant sur le monde, s’attachant à commenter au plus près les images qu’il en reçoit  ou perçoit, toujours susceptible de remettre en cause leur réalité, ou tout au moins l’apparence qui en émane. Une lecture attentive des œuvres de Gide nous montre comme elles sont riches d’interrogations vis-à-vis du domaine visuel. C’est précisément sur cette image qui se dérobe sans cesse que portera notre étude. Image subtilement et de mille façons liée au regard qui la reçoit ou croit la recevoir.

À la date du 20 décembre 1939, Gide rapporte dans son Journal[5] le déroulement d’une soirée qu’il a passée en compagnie de Roger Martin du Gard et de sa femme Hélène. Ce dernier « dit qu’il ne se sentait pas bien et croyait qu’il allait mourir » et va donc s’allonger quelques instants. Dans le récit que fait Gide de cet incident, le lecteur pourra juger de l’importance qu’il accorde plus ou moins consciemment au registre visuel : on y discernera notamment deux facettes contradictoires de sa personnalité. La première est constituée par une fascination toujours très vive pour la vision et tout se qui s’y relie, même de façon très ténue. Ainsi, les constatations que nous livre Gide se cantonnent au registre visuel, délaissant purement et simplement les autres sens. À ce contenu du récit très orienté et qui visait à rapporter l’état de santé de son ami, vient s’ajouter le problème du statut de Gide à l’intérieur de la scène :  il semble se dérober devant le rôle convenu où voudraient l’enfermer les usages. Il ne se contente donc pas d’incarner l’ami sympathique – au sens étymologique de « souffrir avec » –  et discret, mais s’efface franchement à la manière d’un observateur froid et objectif : c’est le Gide scientifique et entomologiste qui s’exprime ici, ne se départant d’un regard distancié et analytique. Gide conserve un détachement devant le réel qui l’amène presque à se dépersonnaliser pour s’en faire un meilleur témoin, pour mieux cerner une réalité dont il s’efforce de s’éloigner au mieux[6]. Roger Martin du Gard « demeura quelque temps, complètement immobile, les yeux ouverts mais le regard absent ; je devrais plutôt dire : le regard fixe ». Au delà de ces détails purement descriptifs, ce sont les paroles du malade qui nous permettent d’entrevoir mieux le caractère essentiel de la vision : « Si je ferme les yeux, je suis perdu. Je ne tiens plus à la vie que par le regard… » dit-il. Même s’il n’est pas toujours vital, le regard – mais aussi tout ce qui s’y rattache, que ce soit l’image, le miroir ou l’observateur – constitue le lien le plus direct avec une réalité qu’il faut s’efforcer de saisir au mieux, avec le plus de netteté et de sincérité possibles. Ce regard possède son importance dans l’esthétique littéraire de Gide et transparaît sous les formes les plus diverses, à des degrés plus ou moins sensibles. Cette préoccupation esthétique, nous nous y conformerons selon les recommandations de Gide lui-même qui écrivait auparavant dans ce même Journal à la date du 25 avril 1918 : « Le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer pour parler de mon œuvre sainement[7]. ».

Cependant les affinités de Gide pour l’image sont multiples et perpétuellement remises en cause les unes par rapport aux autres : nul auteur ne s’applique à ce point pour rester insaisissable et déconstruire les certitudes qu’on tente de lui apposer. Ainsi, il ne craint pas de réfléchir sur lui-même ce regard qu’il promène si méticuleusement sur le monde. De sujet il devient objet, d’observateur distant, il devient acteur de ses propres reflets. L’image qui lui est renvoyée devient alors prétexte et aliment à réflexion, introspection et spéculation. Le « Gide-au-miroir » est celui qui s’observe pour mieux se penser, qui s’interroge pour mieux comprendre les autres.  Lorsqu’il affirme[8] : « Le monde m’est un miroir et je suis étonné quand il me reflète mal. », Gide nous ouvre une autre voie d’étude, un autre cadre d’investigation pour notre travail. Véritable Narcisse moderne, il cherche constamment à découvrir son reflet dans le paysage, les autres ou même chez ses propres personnages, signe ou conséquence d’une œuvre dont l’auteur est difficile à cerner, protéiforme, sujet à des tendances, à des impulsions diverses et parfois contradictoires. Si, comme il l’annonce en épigraphe à ses Morceaux choisis, « les extrêmes me touchent. », c’est bien plus qu’une simple dualité écartelée qu’il faut voir chez Gide, plutôt une multitude de personnalités, fruit d’une riche existence, de nombreuses pérégrinations touristiques et politiques. Comme le précise Eric Marty dans l’article Gide de l’Encyclopædia Universalis[9], « Ce qui caractérise les diverses expériences gidiennes, c’est que chacune, loin d’effacer la précédente, s’ajoute au contraire à elle, comme pour mieux compliquer les choses ». Rien n’est fait pour simplifier l’ambiguïté et la complexité d’un être voué depuis sa naissance[10] à la division et au dédoublement. Nous sentons bien ici la difficulté à dégager une unité générale, ou même simplement une véritable cohérence linéaire chez Gide. Ainsi, il semblait intéressant de le relire d’un œil neuf en cherchant une esthétique du regard récurrente dans toute son œuvre romanesque – c’est-à-dire dans les Récits et Soties – mais aussi théâtrale, sans oublier ses récits autobiographiques, comptes rendus de voyages et ouvrages critiques. Une telle recherche, du fait de nos hypothèses de départ puis de nos premières constatations, mais aussi, fort logiquement, face au caractère sans cesse oscillant et perpétuellement varié des œuvres de Gide, devait s’orienter presque naturellement vers la quête globale d’une image dérobée. Cette esthétique du regard dont nous parlerons, c’est d’abord une esthétique du fragment, de l’éclatement, de la mosaïque dans la mesure où chacun des éclats visuels se retrouve au même niveau, dans une parfaite égalité des uns par rapport aux autres. C’est dans la division que l’œuvre de Gide prend sa signification, sa force, mais aussi sa forme. De ce fait, il n’est pas étonnant de constater que ce même motif de la division rendra compte au plus près du statut de l’image chez Gide. Successivement,  nous allons considérer l’idée de division à divers niveaux qui nous fourniront des itinéraires variés et durant lesquels le démon gidien ne nous abandonnera pas.

En premier lieu, on peut suggérer la présence d’une image positive, purement informative chez Gide, et qui correspondra à notre division dans le sens d’une suite d’étapes, de degrés dans une progression vers l’acquisition de connaissances. Cette idée de gradation à la manière d’un apprentissage nous ramène à la première étymologie possible de démon : « Dahnai[11] » qui signifie « savoir ». Il s’agit d’une préoccupation essentielle et fondamentale chez Gide qui l’incite de la façon la plus naturelle qui soit à toujours chercher à « suivre sa pente en montant ». Lors de cette ascension, nous nous attacherons à donner une image réaliste de Gide, partagé en permanence entre la personne qu’il est et le personnage qu’il donne à connaître. Ainsi, nous verrons l’étrange dualité homme / écrivain qui dresse les grandes lignes de sa vie, puis nous nous attarderons sur le caractère protéiforme et insaisissable d’un auteur qui prend plaisir à s’inscrire là où l’on ne l’attend pas, qui ne trouve sa véritable unité que dans la pluralité, dans une multitude d’existences parallèles. Si toutes ces vies sont d’abord liées au travail et convergent dans la littérature, elles sont aussi tournées vers le voyage, la découverte de soi, des autres et du monde, par un formidable enthousiasme dans l’admiration. Gide est un nomade imperturbable et solitaire qui erre les yeux grands ouverts, entraîné par une insatiable curiosité et un besoin de renouvellement alimentés par une grande disponibilité au sens philosophique du terme. Nous nous efforcerons donc de donner un aperçu de ce regard  que Gide applique directement, ou par la procuration de la fiction, sur ce qui l’entoure. Nous nous interrogerons sur la véritable fonction du regard dans son œuvre, l’utilisation qui en est faite, mais aussi sa provenance et sa nature. Enfin, l’examen de situations admirables – au sens étymologique, c’est-à-dire qui appellent le regard – nous permettra de recenser et d’expliciter des épisodes romanesques dans lesquels se manifeste un regard unilatéral, où un personnage en observe un autre sans que ce dernier le sache ou s’en soucie. De la même façon, le paysage et les animaux peuvent devenir les cibles passives de la contemplation et donner des échos instructifs de phénomènes habituellement réservés aux êtres humains. Ce monde admirable peut avoir une réelle influence sur la fiction, et modifier le comportement des personnes et personnages : en effet, la fiction n’est jamais franchement détachée de la réalité chez Gide et garde avec elle de secrètes liaisons qui participent à former ce qu’Éric Marty nomme une « œuvre-vie ».  L’activité littéraire devient le prolongement de l’existence de l’auteur, sa seconde vie, celle dont il faut parler pour qu’elle existe[12] et s’épanouisse.

L’image ne demeure cependant pas toujours positive et bénéfique : comme elle est facile à acquérir, elle se multiplie facilement, devient parfois truquée ou même falsifiée et semble alors dangereuse et trompeuse dans sa déroutante diversité. Notre division prend alors le sens de séparation, de jeux d’opposition où la réplication renforce les contrastes et les nuances : la division se métamorphose en multiplication puis en addition. On retrouve ce motif dans la seconde étymologie vraisemblable de démon : « Daiw[13] » qui signifie « partager ». On observe chez Gide une subtile hésitation entre la séparation et la symétrie : la première est une conséquence directe de notre idée de division, et la seconde vient la compléter puisqu’elle apparaît dès lors qu’il existe des axes rapportés à cette scission. Il nous faudra d’abord constater les limites et la faillite du regard dans certaines conditions. Les revers de l’image surviennent lorsqu’elle se trouble ou devient trop lacunaire pour être correctement interprétée. Quand elle est fuyante, qu’elle se dérobe, ses limites apparaissent et elle cesse d’être sincère, de donner un reflet valide et réaliste de ce qui la renvoie. Nous verrons quelques situations où se manifeste l’ambivalence du regard, dans lesquelles un personnage en observe un autre en sachant que celui-ci sait qu’il est observé, en une sorte de voyeurisme librement consenti. Il sera aussi instructif de s’intéresser aux phénomènes de réflexion qui habitent l’œuvre de Gide. On connaît sa fascination pour les miroirs et l’on ne sera donc pas surpris de retrouver dans son travail  des manifestations de réplications problématiques. Ce sera l’occasion de mettre en relief toute une rhétorique du double, de ses échos plus ou moins fidèles. Après réflexion, l’image peut avoir changé, devenir presque irréelle. Les jeux de miroirs permettent d’en apprendre beaucoup sur soi, de partir à sa découverte, de se perdre en contemplation, de s’admirer. Nous évoquerons ainsi le motif du Narcisse gidien qui n’en finit pas de se scruter, au point de finir par distinguer dans son reflet une nouveauté bénéfique ou même une inquiétante altérité : les personnages de Gide ne sont pas épargnés par ce piège tentateur. Enfin, nous nous attacherons à montrer que la symétrie chez Gide passe aussi par un complexe système d’oppositions que nous appellerons la séduction des contraires. Ce mariage d’éléments de nature différente favorise la création de liaisons subtiles et établit de singuliers parallélismes au travers de l’œuvre. Ces oppositions possèdent néanmoins leurs limites qui participent à leur mesure dans l’échec de l’image.

Pour clore notre analyse, nous verrons quelle leçon, quel mode d’emploi nous pouvons tirer de ces utilisations de l’image et du regard. Le dépassement de la vision mène-t-il à la cécité ou à la lucidité ? Peut-être aux deux finalement et c’est ainsi que nous considèrerons pour finir notre division comme le substantif préfixé « di-vision », c’est-à-dire « voir deux fois ou de deux façons ». Dans l’œuvre de Gide, le regard mène une sorte de quête de la double-vision qui doit allier la vision du corps à celle de l’esprit, de l’intelligence bienveillante. Une fois encore, l’étymologie supposée de démon va nous fournir un éclairage intéressant puisqu’une filiation est envisagée avec « DiF[14] » qui signifie « briller ». Ce rapport à la lumière évoque évidemment la lucidité à laquelle prétend Gide face au monde qui l’entoure. La quête presque mystique d’un regard dont l’acuité éclaire aussitôt l’objet qu’il désigne, passe d’abord par la déconstruction du regard. Il faut avoir éprouvé son échec et la déception qu’il provoque pour commencer à le dépasser. Ainsi, nous considèrerons d’abord un certain nombre de phénomènes dans lesquels le regard achoppe, se perd. C’est le cas de la mise en scène des aveugles et des borgnes dont la cécité scelle à sa manière la fin du regard uniquement physique. Cependant, les déficients visuels sont nombreux et variés chez Gide : il y a les faux aveugles, les aveugles volontaires et presque autodidactes dans le sens où ils élaborent et poursuivent seuls l’égarement qui les habite, mais aussi les éblouis. Finalement, il existe une classe d’aveugles qui laissent s’effacer le regard pour autre chose, dans une sorte de complexe de Tirésias. Ce sont eux qui valident le passage vers une vision plus complexe. Nous nous attacherons à décrire les étapes de cette accession à une vision plus éclairée : après une révélation parfois inconfortable, certains personnages deviennent à proprement parler extralucides et parviennent à une véritable domination du regard. Ainsi, nous verrons quelques scènes où un personnage observe un autre personnage qui se sait observé et dont l’observateur initial est conscient qu’il est observé par celui qu’il scrutait. L’hypothèse finale – et très borgésienne – d’un auteur observant son lecteur qui lui-même contemple les déambulations des personnages en proie de leur côté aux jeux de regards sera soulevée, cette « spéculative spécularité » portant en elle l’échec de l’image absolue mais aussi la transition vers une forme de sagesse. Des règles explicites, nous tâcherons de déduire les règles implicites de l’image chez Gide. Par la mise en place d’un nomadisme et d’une spiritualité du regard, nous passerons de la morale à la sagesse. La meilleure image est celle qui renseigne sur soi, le regard le plus profond, celui qui dévoile l’être authentique.



[1] « Il n’y a qu’un mot pour définir un tel homme, écrit Massis dans ses Jugements, mot réservé et dont l’usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c’est celui de démoniaque. ». Abbé Louis Bethleem, Romans à lire et romans à proscrire, Éditions de la Revue des Lectures, Paris, 1932, p. 128.

[2] Article Daimwn, pp. 425-426, édition de 1935.

[3] [daj]

[4] [mon]

[5] p. 13, Gide, André, Journal 1939-1949 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954.

[6] Dominique Fernandez est bien conscient de cette faculté lorsqu’il écrit : « Gide n’est jamais si bon écrivain que lorsque, s’écartant de ses propres combats, il les observe en spectateur. ». Article Gide, Encyclopédie Universalis, p. 466.

[7] p. 692, Gide, André, Journal 1889-1939 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1939.

[8] p. 20, Journal, t. I.

[9] Edition sur Cd-Rom, version 3.0.

[10] On peut rappeler à cette occasion la phrase célèbre adressée par Gide à Maurice Barrès, fervent nationaliste, en 1897 : « Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? J’ai donc pris le parti de voyager. ».

[11] [daenaj]

[12] Cf. Prétextes, p. 226 : Oscar Wilde expose à Gide sa théorie sur le monde réel et le monde de l’art. Contrairement au second, le premier n’a pas besoin qu’on en parle pour exister.

[13] [dajo]

[14] [dif]