L'image dérobée



De la même façon qu'on peut répéter un mot, au point de se le rendre curieusement étranger, il pensa qu'oser se regarder avec obstination dans un miroir relevait de la même inconscience ambiguë, de cette folie prétentieuse, qu'un Narcisse ou qu'un Gide avait pu mesurer. Cette idée n'était pas isolée et appelait ses voisines. Imperceptiblement, un raisonnement intime naissait de cette constatation. Cependant, le désir même de poursuivre se réflexion n'allait-il pas à l'encontre du portique intellectuel qu'il avait échafaudé, dans lequel ni l'envie, ni la terreur ne devaient l'amener à s'enfermer dans ses propres considérations, à risquer la récursivité incongrue ou même la dérangeante – quoique imprévisible – spiralité de la répétition... Il craignait la boucle ! Non, pour la duplication qu'elle supposait – il détestait pourtant la remise de l'ouvrage – mais pour l'opposition, le sens inverse qu'elle avait dû infliger au cheminement de la pensée avant le retour à l'origine. Tout cela l'inquiétait de façon confuse, muette... et peut-être prémonitoire. Le sommeil venait de l'épuiser et les contraintes n'étaient plus les mêmes. À présent, c'était un grand piano noir dont la laque aseptisée renvoyait quelques rayons de lune, quelques notes et le visage pénétré de quelque génie lucide. Au milieu du frénétique écoulement de notes émergeait un cantilène bleuté : l'âme de la pièce s'épanchait. L'imposante immobilité des mains du pianiste semblait prendre naissance dans la position plate de ses doigts qui paraissaient inscrire l'oscillation charnelle du morceau. Peut-être connaissait-il trop parfaitement cette musique pour l'exécuter communément... Perdu dans la clairvoyance de son regard, irrésolu devant l'étendue de ses propres nuances, troublé par une technique de tous les possibles, l'impensable Volodia joua pour ne pas mourir.

Ni Beethoven, ni Scriabine ne put empêcher la décharge électrique de la sonnette. En saluant son amie, il semblait découvrir son nom.

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19/09/1999, 0h40