Le nécessaire oubli



Lorsque, satisfait et lassé, le sultan Birhal-Massayât eut terminé de reconquérir son royaume, il fit venir son serviteur préféré à la cour. Celui-ci, que chacun appelait désormais Abu-Lifiat, faute d’avoir voulu ou su connaître ses autres noms, accourut et obligea son souverain. « Je t’incite à ne pas me décevoir et te charge de découvrir ce qui fait le génie de mon peuple » demanda le sultan. « Ta tâche est désormais singulière mais cependant écrasante ; montre-moi ce qu’il y a de comparable chez les miens à la terrible lance empoisonnée des Nérétès, aux audacieuses poteries de guerre des Ophlis ou aux interminables joutes verbales des Drusinides qui couvrent, parait-il, le son d’un torrent déchaîné. » Aussitôt, le serviteur répudia ses femmes dont le nombre dépassait celui des cercles d’une sphère armillaire, congédia ses propres serviteurs en divisant finalement leur traitement, et affranchit ses nombreux esclaves, assurés et persuadés de revoir leurs familles avant la prochaine lune rousse. Il choisit un chameau rapide et commença ses recherches.

Quarante jours plus tard, Abu-Lifiat se fit annoncer à la cour et y parut dans sa plus belle tunique. Lorsque le sultan lui demanda si des fruits avaient recouvert l’arbre de sa science, le serviteur annonça gaiement : « Mon souverain, vous que les sages et les augures ont su raisonnablement mettre au-dessus de chacun ici, je pense que ce qui donne tout son éclat à ton peuple est le bon sens qu’il sait si bien prôner et dispenser. » Birhal-Massayât demeura pensif quelques instants, prit son serviteur par le bras et l’amena sur la terrasse d’où il désigna un homme : « Vois-tu cher Abu-Lifiat, ce soldat est âgé et plus personne ne compte ses blessures de guerre ; bien qu’il soit très agile au combat, je suis certain que son expérience lui a bien servi. Cherche encore. ».

De retour chez lui, Abu-Lifiat pris un soin consciencieux à égarer tous ses animaux : poules, canards, chèvres, mulets, dindons, paons, chats et chevaux ; il ne conserva qu’un chameau balsamique qu’il enfourcha aussitôt. À peine sorti de la ville, il décida d’aller épuiser les connaissances d’une autre province et s’efforça de passer au plus vite à travers les faubourgs.

Un an et quelques jours plus tard, qui se souvient et qui s’en est soucié, le grand vizir confia à son sultan qu’un émissaire, qui n’était autre qu’Abu-Lifiat, désirait lui faire son rapport. Lorsque Birhal-Massayât reconnu son fidèle serviteur, il lui demanda : « Te souviens-tu de la quête que je t’avais confiée et si oui, es-tu parvenu à lui mettre un nom ? ». Abu-Lifiat répondit fièrement qu’il avait parcouru et les livres et les lieux, qu’il avait consulté les doctes et les sommes et qu’il avait construit de la même manière rigoureuse et inlassable sa réputation et sa conclusion. « Il me semble, continua-t-il, que ce qui confère sa lucidité à chaque membre de chaque tribu que tu gouvernes réside dans la capacité à se souvenir du passé. » Tout en songeant distraitement que la lucidité est plutôt la mémoire du futur, Birhal-Massayât fit approcher un jeune homme qui figurait parmi les obscurs spectateurs de l’audience et le montra à Abu-Lifiat : « Vois cet astronome qui brille parmi mes savants comme l’étoile du septentrion. Digne héritier de leur savoir, respectueux des maîtres de leurs maîtres, il annonce cependant l’élaboration de son propre système et prétend relire la correction de celui que commit Ptolémée. Essaie de chercher encore. »

Insatisfait mais inconscient de la lassitude, Abu-Lifiat acheta quelques mesures de résine de Sycomore, revint chez lui et incendia sa demeure à l’aide des innombrables pages des livres de sa bibliothèque personnelle.  Une fois sa foi consolidée, il s’éloigna pieds nus par le petit chemin qui longe le désert. Ici la vérité semble se refléter et, des quelques échos que les hommes en ont donnés, nous pouvons penser, patient lecteur, que le serviteur s’égara plus encore dans son esprit dans son errance.

Une nuit, alors que le sultan sortit déguisé et en cachette de son palais pour s’enivrer en ville, il se trouva copieusement insulté par l’ombre d’un vagabond qu’il reconnu malgré la surprise et les années : subtilement interrogé, l’homme bredouilla évasivement quelques bribes de résultat : une éthique, deux ou trois poèmes puis un proverbe, souvent zébrés de mots étranges aux accents déroutants et à la sonorité fauve. Dans l’âpreté du sabir d’Abu-Lifiat, le sultan su comprendre ce qu’il voulait lui révéler : l’esprit critique semblait le ferment et la véritable nourriture de sa nation. Étonné, intéressé mais toujours dubitatif, Birhal-Massayât dévia la conversation à propos d’un autre buveur de l’endroit : « Écoute, voici un voleur que je connais de longues lustres. Le temps a fini par nous rapprocher sans que l’espace ne s’en soit mêlé. Son activité lui attribue le privilège, selon lui, de refuser la société en lui substituant ses propres règles de conduite. Enferré dans sa morale personnelle, il ne sait pas qu’un homme tel que lui, dans un autre royaume, serait gestionnaire des propriétés royales ou ministre du riche trésor. Ton récit m’a intéressé, me pousse à en apprendre davantage mais me laisse insatisfait. Reprends plutôt un peu de ce vin liquoreux. » Retombé dans d’autres rêves, plus ou moins tautologiques, Abu-Lifiat fut laissé là par son sultan.

Peu après, noyé dans la masse emprisonnée de quelques émeutiers, celui qui avait été maître et serviteur, indigent et érudit, contenté puis désespéré, fut condamné lors d’un procès aérien auquel personne n’assista. Qui se serait approché de sa tête finement décollée et auréolée de pourpre dans son panier, aurait pu lire délicatement tatoué sur la nuque d’Abu-Lifiat, en soulevant l’épais rideau capillaire et souillé, le mot « curiosité ».

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À la mémoire de Caroline Cornu.