1) Le passé déformé, réformé, occulté et travesti

Dans nos Contre-Utopies, les régimes au pouvoir nient et renient le passé afin d'assurer leur suprématie et d'ancrer leur pouvoir totalitaire. Dans 1984, « Cette falsification du passé au jour le jour, exécutée par le ministère de la Vérité, est [...] nécessaire à la stabilité du régime » explique le livre[1] d'Emmanuel Goldstein. Pourtant, cette récupération générale et théorique de l'histoire ne peut s'effectuer sans la suppression concrète et matérielle des témoins indésirables, hommes ou objets. Ainsi, nous trouvons dans toutes nos oeuvres, d'une part, des objets anciens rescapés de la destruction systématique, et, d'autre part, des objets volontairement falsifiés par le gouvernement, afin d'égarer les individus les moins crédules. Dans Un Bonheur insoutenable, Copeau va l'apprendre : « - Ici, tout est authentique, dit Léopard, tandis que les objets exposés ne le sont pas toujours. » (p. 111) ; et « - Une photo peut-elle être... fausse ? demanda-t-il. / - Bien entendu, dit Lilas. Regarde attentivement celles qui sont exposées. Il y en a qui ont été retouchées ou dont on a effacé des parties. » (p. 118). Pour Winston, dans 1984, le passé se cristallise en un lieu, la boutique de M. Charrington, et plus précisément en un objet, un fragment de corail sous verre : « c'est un petit morceau d'Histoire que l'on a oublié de falsifier. C'est un message d'il y a cent ans, si l'on sait comment le lire. » (p. 208). Par extension à l'abolition de ces objets, les lieux qui les abritent sont aussi une menace et doivent être fermés. C'est le cas de la Maison Antique dans Nous autres : « ce bâtiment aveugle, étrange et délabré, est revêtu d'une coquille de verre sans laquelle il se serait écroulé depuis longtemps. » (p. 37). Dans Le Meilleur des Mondes, l'arrivée du pouvoir actuel fut « accompagnée d'une campagne contre le passé ; de la fermeture des musées ; de la destruction des monuments historiques, que l'on fit sauter (heureusement, la plupart d'entre eux avaient déjà été détruits au cours de la Guerre de Neuf Ans) ; de la suppression de tous les livres publiés avant l'an 150 de N.F ». Par cette suppression, c'est l'instauration du mensonge que l'on facilite. Enfin, dans Nous autres, on renie même le créateur potentiel que l'on taxe d'imperfection : « le vieux Dieu a crée l'homme d'autrefois, c'est-à-dire une créature faillible, par conséquent lui-même se trompa » (p. 76).

On peut remarquer dans ces sociétés un certain mépris de l'histoire : pour l'Administrateur, inspiré par Notre Ford, dans Le Meilleur des Mondes, « L'Histoire, c'est de la blague » (p. 52). Cette déclaration, presque celle d'un “bouffon shakespearien”, dans l'idée de Huxley, prend toute sa profondeur si l'on considère bel et bien les blagues comme des mensonges comiques. Dans 1984, ce n'est pas si simple, et l'on doit bien distinguer le passé de L'histoire : le second étant l'image que les humains reçoivent du premier. En effet, si la distinction est importante, c'est qu'Orwell va fonder, en partie, la vision qu'ont les personnages de 1984 du passé, sur des inversions. Le passé devient la conséquence des récits qu'on en donne, et non plus l'inverse[2]. Il est à présent modifiable à volonté comme le constate Winston : « l'effrayant était que tout pouvait être vrai. Que le Parti puisse étendre le bras vers le passé et dire d'un événement : cela ne fut jamais, c'était bien plus terrifiant que la simple torture ou la mort » (p. 54). Si le passé peut être révisé, c'est parce que les historiens sont moins rigoureux, perdent un peu de leur crédit[3] : « l'Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c'était nécessaire. » (p. 63) ; c'est aussi parce que chacun participe, plus ou moins consciemment[4], à ce grand processus : « Winston savait fort bien qu'il y avait seulement quatre ans, l'Océania était en guerre avec l'Estasia et alliée à l'Eurasia. Mais ce n'était qu'un renseignement furtif et frauduleux qu'il avait retenu par hasard parce qu'il ne maîtrisait pas suffisamment sa mémoire. Officiellement, le changement de partenaires n'avait jamais eu lieu. » (p. 53). L'existence d'une routine industrieuse dans la modification du passé en fonction du présent, permet et nécessite des interventions fréquentes[5] pour préserver la “logique” politique du gouvernement : « Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. » (p. 62) ; « Exposés et récits de toutes sortes, journaux, livres, pamphlets, films, disques, photographies, tout devait être rectifié, à une vitesse éclair. » (p. 259). Le mensonge doit, ici à l'occasion de la semaine de la Haine[6], devenir vérité et, fatalement, vice versa. Winston connaît toutes les étapes de la falsification : « la copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée. » (p. 62) ; puis, « si tous les rapports racontaient la même chose, le mensonge passait dans l'histoire et devenait vérité. » (p. 54). L'individu général, et Winston en particulier, doit croire à chaque nouvelle histoire et doit même y participer. On notera en effet l'ambivalence qui existe au niveau du personnage de Winston, puisque celui-ci participe, par son travail quotidien et à sa petite échelle, à une réécriture du passé qu'il critique à partir du moment où elle lui apparaît généralisée. C'est lui qui propose[7] les nouvelles versions mensongères (« Le mensonge choisi passerait ensuite aux archives et deviendrait vérité permanente. » p. 70) ; il fait même preuve d'habileté et d'invention pour masquer la réalité avec le mensonge (« Il valait mieux la [l'allocution de Big Brother] faire rouler sur un sujet sans aucun rapport avec le sujet primitif. » p. 71) ; enfin, il dispose, comme tous les employés du ministère[8], du moyen le plus sûr et le plus rapide de faire disparaître les fausses vérités et les anciens mensonges : « Dans le mur de côté, à portée de la main de Winston, il y avait une large fente ovale protégée par un grillage métallique. [...] On les surnommait trous de mémoire. » (p. 59). Lorsque les preuves sont détruites, la réussite est totale : « Il était maintenant impossible à aucun être humain de prouver par des documents qu'il y avait jamais eu une guerre contre l'Eurasia. » (p. 260), par exemple.