2) Le narrateur et l'art

a) Vers la Flamme
b) Le vertige de la narration

a) Vers la Flamme [1]

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Tout en demeurant dans une optique littéraire, faisons une parenthèse pour voir à quel point le motif du feu est important et récurrent à l'intérieur de deux de nos œuvres : Nous autres et 1984 . Il faut souligner que le même motif est traité très différemment d'une œuvre à l'autre. En effet, dans 1984, le feu est uniquement destructeur, utilisé négativement par le pouvoir de façon allégorique ou concrète. Selon O'Brien, il faut façonner un homme unidimensionnel : « Nous lui enlevons par le feu toute âme et toute illusion. »[2]. Le feu est un instrument d'asservissement, de torture : « Vous [Winston] la [Julia] reconnaîtriez à peine. Toute sa rébellion, sa fourberie, sa folie, sa malpropreté d'esprit, tout a été brûlé et effacé. » dit O'Brien (p. 365). Ce feu-là n'est pas (plus ?) viable chez nos personnages dissidents et révoltés, particulièrement chez le Winston brisé de la fin du roman : « Une violente émotion, pas exactement de la peur, mais une sorte d'excitation indifférenciée, s'élevait en lui comme une flamme, puis s'éteignait. Il cessa de penser à la guerre. » (p. 404). De toute façon, l'ardeur de Winston ne serait plus que de la mauvaise combativité. Signalons enfin le fonctionnement des “trous de mémoire”, véritables emblèmes d'une société falsificatrice : « l'action était automatique, et on laissait tomber le papier, lequel était rapidement emporté par un courant d'air chaud jusqu'aux énormes fournaises cachées dans les profondeurs de l'édifice. » (p. 60).

Pour Zamiatine, le feu est à l'image de la révolte : il couve et attend l'embrasement de la liberté. Dans Nous autres, le lyrisme de l'auteur nous rapproche délibérément[3] d'un de ses compatriotes et contemporains[4] : Alexandre Scriabine. Si celui-ci est d'abord pianiste virtuose et compositeur génial, c'est aussi un poète à ses heures et un artiste en perpétuelle évolution. Le feu est pourtant resté le motif de prédilection du compositeur qui pensait, selon les termes de l'inconcevable pianiste Vladimir Horowitz, « qu'un jour la chaleur dévasterait le monde ». Nous allons donc, à la lumière des écrits musicaux et littéraires[5] de Scriabine, considérer les correspondances de Nous autres avec l'esthétique du flamboiement. Le personnage de D-503, comme membre de l'État Unique, semble s'éclairer, prendre plus de netteté, s'affiner à la lecture d'une lettre du compositeur à sa femme, Vera : « Jadis, lorsque j'étais Nietzschéen, je pensais pouvoir faire tout tout seul et que ma personnalité accomplirait tout, mais ma personnalité se reflète dans des milliers d'autres personnalités comme le soleil dans les gouttes d'eau, il faut réunir ces gouttes pour parvenir à une personnalité collective ». On retrouve aussi une rigueur mathématique chez Scriabine qui n'est pas sans rappeler celle de D-503 ; ainsi le pianiste et chef d'orchestre Vladimir Ashkenazy dit du musicien que « ses formes sont très limpides, sa musique construite, rationnelle ». Les mathématiques ont un rôle dans la musique et Scriabine effectue de nombreux calculs lorsqu'il compose. Pour lui, « il faut qu'une forme ait la rondeur d'une boule » déclare-t-il. La dissidence de I-330 trouve aussi son écho dans le Poème de l'Extase de Scriabine : « Je vous appelle à la vie, Ô forces mystérieuses ! / Noyées dans les obscures profondeurs / De l'esprit créateur, craintives / Ébauches de vie, à vous j'apporte l'audace. ». L'attrait du personnage pour les contrastes[6], son dynamisme et son influence sur D-503 sont envisageables plus avant dans ce même poème : « Vous voilà libres, après le déclin refleurissez, révoltez-vous, levez-vous dans les hautes sphères et dans la plus douce des voluptés vous recouvrerez votre unité, vous vous anéantirez en moi. Rebellez-vous les uns contre les autres, rebellez-vous contre moi. Niez et aimez, les éclairs de ma passion vous enflammeront. ». Chez Zamiatine, les personnages tiennent des propos presque symbolistes et sont hantés par l'idée d'un feu purificateur, essence de toute énergie : « Nous autres, sur la terre, nous marchons en somme au-dessus d'une mer de feu pourpre et bouillonnante, cachée dans les entrailles de la terre ; nous n'y pensons jamais. Mais si la coquille qui est sous nos pieds devenait de verre, nous verrions ce feu. » (p. 66) ; « Le moteur ronflait à toute vitesse, l'avion vibrait et filait, mais j'avais perdu la commande et ne savais pas où nous allions : vers le bas, et alors c'était pour nous écraser sur le sol, ou vers le haut, vers le soleil, vers le feu... » (p. 93).

Le culte du feu est une valeur commune aux deux auteurs : chacun trouve sa reconnaissance à travers le personnage de Prométhée. Dans Nous autres, les habitants de l'État Unique se voient comme les fils du feu, mais d'un feu enchaîné, domestiqué, maîtrisé : « Mais Prométhée apparut (c'est-à-dire, évidemment, nous) : / Il attela le feu à la machine. / Et enchaîna le chaos dans la loi. » (p. 57). Selon le pianiste H. Austo, « Scriabine se considère comme une sorte de Prométhée[7], il s'identifie à ce personnage. ». L'épisode de la liturgie[8], chez Zamiatine, au cours de laquelle chacun proclame sa foi en l'État Unique et assiste à l'exécution d'un individu coupable, trouve son prolongement symbolique dans le “mystère” que décrit Scriabine : « L'humanité entière devra se rassembler pour le mystère, au dernier jour, après la dernière danse, tout sera bouleversé ; l'humanité entière disparaîtra dans un acte extatique ». Pourtant, si Scriabine associe le feu à la liberté (« Je pense au feu comme à la lumière. La flamme est le concept de libération, aller vers la lumière, vers quelque chose qui de toute façon libère de l'esclavage humain, voilà le sens de Prométhée, voilà le sens du Poème de l'Extase » dit-il), Zamiatine va lui aussi rétablir un certain équilibre en associant les individus dissidents au motif du brasier insoumis : ils ont pour nom les Méphis[9]. I-330, qui en fait partie, y attire D-503 : « Vous devez apprendre à trembler de peur, de joie, de colère furieuse, de froid, vous devez adorer le feu. » (p. 168). Elle va éveiller la conscience du constructeur de l'Intégral et révéler son âme, conformément aux craintes des médecins de l'État Unique : « Maintenant, supposez que par le feu on amollisse cette surface impénétrable et que les choses ne glissent plus, mais s'incrustent profondément dans ce miroir » (p. 98). Les Méphis sont plus proches du Prométhée de Scriabine que les membres normaux du régime : le compositeur « était avant tout intéressé par l'idée créatrice que Prométhée possédait en tant qu'homme, et c'est en tant qu'homme qu'il apportait le feu, la vie et la conscience à toute l'humanité », confie le chef d'orchestre Michel Pletnev. Dans ce sens, Scriabine s'intéressait non seulement au personnage de Prométhée mais aussi à celui de Lucifer, voir même celui de Satan. Cela nous rapproche donc de tous les méphistos-dissidents qui se cachent derrière le “Mur vert” de l'État Unique. Enfin, on peut dire que les motifs du feu, de la chaleur, de l'embrasement constituent en partie le fondement du lyrisme de Zamiatine. Ainsi, l'œuvre acquiert quelque chose de mystique, de poétique, d'onirique qui la rend très personnelle et que l'on ne retrouve pas à ce niveau chez les successeurs, que ce soit Huxley, Orwell, Jünger ou Levin.

 

 

b) Le vertige de la narration

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La tenue d'un journal participe d'une relation privilégiée, établie entre le véritable auteur/narrateur de l'œuvre, le personnage auteur/narrateur du roman et le lecteur[10]. Là encore, les motivations du personnage écrivain et son statut varient d'une œuvre à l'autre, de Nous autres à 1984 . Ainsi, dans le roman de Zamiatine, le véritable auteur s'efface complètement - et pour cause - puisque le cadre du roman correspond exactement à celui du journal de D-503. La narration est donc subjective malgré la rigueur mathématique que l'auteur voudrait y insérer. Tout au long du journal, il s'établit un dialogue avec le lecteur imaginé par D-503 : « Oh ! lecteurs inconnus, si vous pouviez connaître cette force divine, si vous appreniez à la suivre jusqu'au bout !... » (p. 35) ; de même : « Vous qui lisez ces lignes, j'espère que vous connaissez des minutes semblables et je vous plains, si vous ne les connaissez pas... » (p. 59). Le lecteur devient même une sorte de confident pour D-503 qui oublie les barrières de l'espace et du temps : « Si j'étais sûr que personne ne me voie, je vous jure que je ferais de même pour suivre heure par heure combien il me reste de temps jusqu'à demain, jusqu'au moment où je la [I-330] verrai de loin... » (p. 143). L'auteur se découvre des impressions communes avec son lecteur potentiel : « Vous connaissez sans doute l'impression que l'on éprouve quand on se réveille brusquement la nuit et qu'on ne sait plus où l'on est. » (p. 153). Un rapprochement est même envisageable entre narrateur et lecteur : « Si votre monde est semblable à celui de nos ancêtres éloignés, imaginez que vous ayez abordé dans une sixième partie du monde [...]. C'est ce qui m'est arrivé hier » (p. 165). Cette quasi-intimité ne fait pourtant pas oublier à l'écrivain son devoir d'auteur : « Je sens que j'ai le devoir de les percer à jour, ne serait-ce que comme auteur de ces notes » (p. 125). Le rôle de témoin demande conscience et exactitude selon D-503 : « Je sais qu'il est de mon devoir envers vous, mes amis inconnus, de vous donner plus de détails sur ce monde étrange et inattendu qui vient de m'être révélé » (p. 164). A mesure que l'éveil des sens et des sentiments se produit chez D-503, la narration se fait interrogatrice, se remplit de questions : « Si, au lieu de lire tout cela dans mes notes, qui ressemblent à quelques vieux romans fantastiques, vous aviez tenu comme moi, dans vos mains tremblantes cette feuille sentant encore l'encre fraîche et si vous aviez su, comme moi, que c'est une réalité qui, si elle ne s'accomplit pas aujourd'hui, s'accomplira demain, vous auriez sans doute éprouvé les mêmes sentiments que moi. La tête ne vous aurait-elle pas tourné ? » (p. 182). On aboutit à une sorte de vertige de la narration lorsque D-503 a subi l'opération et qu'il relit ses anciennes notes : « Est-ce moi, D-503, qui ai écrit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais éprouvé tout cela, ou cru que je l'éprouvais ? » (p. 228). On éprouve même une certaine ambiguïté devant l'une des dernières phrases du récit : « L'écriture est de moi, mais, heureusement, il n'y a que l'écriture. ». C'est un peu comme si le narrateur D-503, à la lumière de son “autre moi-même” s'interrogeait : Toi qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ? [11]

Dans 1984, l'importance et la place du journal que tient Winston à l'intérieur de l'œuvre sont moindres. Si sa rédaction débute presque en même temps que le roman, elle s'achèvera bien avant. En effet, on peut dire en simplifiant légèrement que le personnage de Julia va occuper dans la seconde partie la place que tenait le journal dans la première. Si cette affirmation peut paraître superficielle, elle a pourtant le mérite de mettre en lumière le rôle premier du journal : celui d'interlocuteur, de témoin, de confident, de compagnon de révolte. Le journal de Winston est moins écrit pour d'éventuels lecteurs que pour lui-même. Le personnage s'interroge pourtant très tôt sur ce point : « Pour qui écrivait-il ce journal ? Cette question, brusquement, s'imposa à lui. Pour l'avenir, pour des gens qui n'étaient pas nés. » (p. 19). Cette confiance dans le passé et dans l'avenir est très présente chez Winston et constitue même la matière d'une sorte de préface dédicatoire au journal : « Winston retourna à sa table, trempa sa plume et écrivit : / Au futur ou au passé, au temps où la pensée est libre, où les hommes sont dissemblables mais ne sont pas solitaires, au temps où la vérité existe, où ce qui est fait ne peut être défait. / De l'âge de l'uniformité, de l'âge de la solitude, de l'âge de Big Brother, de l'âge de la double pensée, / Salut ! » (p. 45). Pour Winston, ce journal constitue une entreprise d'écriture singulière qui le sort de son quotidien - pourtant celui du travail de la langue - : « A dire vrai, il n'avait pas l'habitude d'écrire à la main. En dehors de très courtes notes, il était d'usage de tout dicter au phonoscript, ce qui naturellement, était impossible pour ce qu'il projetait. » ; puis : « Faire un trait sur le papier était un acte décisif » (p. 18). Comme D-503, Winston est conscient du danger qu'il court, de l'engagement qu'il prend dans cette entreprise : « le fait d'écrire ces mots n'était pas plus dangereux que l'acte initial d'ouvrir un journal » (p. 33). La volonté est décidée mais pas encore très ferme, l'hésitation existe encore au début de l'acte : « il fut tenté un moment de déchirer les pages gâchées et d'abandonner entièrement son entreprise. » (p. 33). Winston avance par étape et doit user de stratagèmes psychologiques : « Il écrivit : / Le crime de penser n'entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort. / Maintenant qu'il s'était reconnu comme mort, il devenait important de rester vivant aussi longtemps que possible. » (p. 45). L'individu doit se reconnaître perdu pour entrer en dissidence, il doit atteindre le comble du pessimisme pour espérer retrouver un semblant d'optimisme. Winston considère son journal comme un compte-rendu véridique du régime de Big Brother, comme un témoignage moral qui implique un devoir envers le lecteur : « Il ouvrit son journal. Il fallait y écrire quelque chose. » (p. 147). Enfin, on soulignera que l'écriture manuscrite reflète l'état d'esprit momentané de Winston : « Il s'aperçut que pendant qu'il s'était oublié à méditer, il avait écrit d'une façon automatique. Ce n'était plus la même écriture maladroite et serrée. Sa plume avait glissé voluptueusement sur le papier lisse » (p. 32) ; de même : « Il se mit à écrire en un gribouillage rapide et désordonné » (p. 34) ; et enfin : « Winston écrivit rapidement, d'une écriture griffonnée » (p. 102). Chez nos deux auteurs, Zamiatine et Orwell, le journal constitue donc un élément important du récit. Il est le miroir de l'action et de l'espoir des personnages, et existe comme contre-pouvoir dans les descriptions qui nous sont données des régimes totalitaires.