1) le jeu des émotions et impressions

 

Comme le souligne B. Gensane, « l'État totalitaire réprime les pensées, les émotions autant que les actions. » (p. 53). En effet, il nous faut constater l'inexistence ou l'inconsistance des émotions dans nos contre-utopies. Dans Nous autres, D-503 est, au début de la narration, de son propre aveu, un héros anti-artistique : « Moi, D-503 [...] je ne suis qu'un des mathématiciens de l'État Unique. Ma plume habituée aux chiffres, ne peut fixer la musique des assonances et des rythmes. » (p. 16) ; de même : « Ah ! Que ne suis-je poète pour vous chanter comme vous le méritez, ô Tables, cœur et pouls de l'État Unique ! » (p. 25). Il faut noter que ce statut ne s'applique pas à I-330 dont le personnage s'approche le plus de ce qu'il est permis d'appeler un artiste. En effet, c'est elle qui interprétera la pièce de Scriabine dans l'auditorium : « I s'approcha du piano [...] Elle portait le costume fantastique d'une époque passée [...] Elle laissa tomber sur nous un sourire qui était presque une morsure, s'assit et commença de jouer » (p. 30-31). Elle sera à l'origine de l'évolution de D-503 qui connaît une sorte de naissance à la sensibilité : « - Je me sens bien coupable. Il est clair que l'on ne doit pas aimer “tout simplement, comme ça”, mais “à cause de quelque chose”. » (p. 38) ; de même « J'avais conscience de moi. » (p. 135). D-503 se livre à une sorte d'examen intérieur, pour la première fois peut-être : « J'entendais la musique de mon imperceptible tremblement. » (p. 107). Cela le laisse songeur et plein de doutes : « D'ailleurs pourquoi écris-je tout cela et d'où me viennent ces étranges impressions ? » (p. 126). C'est un ravissement des sens qui devient propice à l'inspiration du narrateur : « Les murs étincelaient, l'eau coulait agréablement et, semblable à l'eau, une musique invisible se faisait entendre. » (p. 226), « J' [D-503] écrivis les dernières lignes que vous venez de lire aux sons de cette musique transparente que produisait l'eau dans les tuyaux. » (p. 227). D-503 n'est pourtant pas seul à “s'éveiller” puisque ses semblables sont sujets à la même mutation : « - Ca va mal. Il s'est formé une âme en vous. » (p. 97). Dans une allégorie, les docteurs de l'État Unique, expliquent à D-503 l'importance et l'inconvénient d'avoir une âme : « Maintenant, supposez que par le feu on amollisse cette surface impénétrable et que les choses ne glissent plus, mais s'incrustent profondément dans ce miroir » (p. 98). La sensibilité de D-503 va lui paraître criminelle, et sa singularité va lui renvoyer l'image d'un Macbeth[1] : « J'étais redevenu le petit garçon qui pleurait à cause d'une tache sur son unif, une tache si minuscule que lui seul pouvait la voir. Il se peut que personne alentour ne voie de quelles taches noires et indélébiles je suis couvert, mais je sais qu'il n'y a pas place pour moi, criminel, au milieu de ces visages franchement ouverts. » (p. 146). I-330, comme Méphi, aura un rôle d'initiatrice dans l'éveil des sens de D-503 : « Vous devez apprendre à trembler de peur, de joie, de colère furieuse, de froid, vous devez adorer le feu » (p. 168). Une parenthèse s'impose afin de mettre en lumière à quel point les critères esthétiques de l'univers de Nous autres sont différents des nôtres. D-503 reporte ces affirmations dans son journal et nous les livre telles quelles : « quel joli ciel ! Il est bleu, pur du moindre nuage (à quel point les anciens devaient avoir le goût barbare, pour que leur poètes fussent inspirés par ces volumes vaporeux, informes et niais, se pressant stupidement les uns les autres !). J'aime, et je suis sûr de ne pas me tromper si je dis que nous aimons seulement ce ciel irréprochable et stérile. » (p. 17). A l'image du ciel sans nuage, D-503 nous expose ce qui paraît esthétiquement acceptable dans l'État Unique et ce qui apparaît comme trop baroque : « Je me souvins (c'était incontestablement une association d'idées par contraste) d'un tableau dans un musée. Il représentait un boulevard au XXème siècle, bigarré à vous faire tourner la tête, rempli d'une foule de gens, de roues, d'animaux, d'affiches, d'arbres, de couleurs, d'oiseaux... » (p. 19-20). En littérature, les critères sont les mêmes qu'en peinture, c'est-à-dire uniformité, régularité, perfection formelle : « le plus grand de tous les monuments littéraires anciens parvenus jusqu'à nous : l' «  Indicateur des Chemins de Fer ». Mettez-le à côté des Tables et vous aurez le graphite et le diamant. » (p. 25). On soulignera que les œuvres emblématiques d'une époque dépendent du choix des contemporains et non plus des critères artistiques de l'époque. Dans son journal, D-503 reflète le jugement de toute la communauté et l'utilise même par ruse : « - C'est un bonheur que les temps antédiluviens des Shakespeare et Dostoïevski sont passés, dis-je à dessein très haut. » (p. 53). Le narrateur se fait l'écho à sa manière du statut qui est celui de l'artiste dans l'État Unique : « Les poètes n'habitent plus l'empyrée, ils sont descendus sur la terre et avancent avec nous la main dans la main, aux sons de la sévère marche de l'Usine Musicale. » (p. 78).

Dans Le Meilleur des Mondes, l'État dénature les émotions puisque l'on considère que, selon l'Administrateur, « l'art [...] est incompatible avec le bonheur » (p. 249). Le projet du pouvoir est donc de faire disparaître toutes les réactions émotionnelles afin de simplifier l'existence des individus : « On décida d'abolir l'amour de la nature. » (p. 41), « Heureux jeunes gens ! Dit l'Administrateur. Nulle peine n'a été épargnée pour rendre votre vie émotivement facile, pour vous préserver, pour autant que la chose soit possible, de ressentir même des émotions. » (p. 62). Le personnage du Sauvage va reprocher à l'Administrateur cette conception de l'art sur mesure, mécanisé et impersonnel : « c'est effectivement idiot. Écrire quand il n'y a rien à dire... » et « vous fabriquez [...] des œuvres d'art avec pratiquement rien d'autre que la sensation pure. » (p. 245) ; cela est sensible aussi dans l'existence d'un « Collège des Ingénieurs en Émotions » (p. 86). Malgré cela, il semble qu'il existe des émotions, une sensibilité aux faits artistiques[2] dans l'État mondial produisant une allégresse des sens chez nos personnages ou leurs semblables : « Tournés, les bébés firent immédiatement silence, puis ils se mirent à ramper vers ces masses de couleurs brillantes, ces formes si gaies et si vives sur les pages blanches. Tandis qu'ils s'en approchaient, le soleil se dégagea d'une éclipse momentanée où l'avait maintenu un nuage. Les roses flamboyèrent comme sous l'effet d'une passion interne soudaine ; une énergie nouvelle et profonde parut se répandre sur les pages luisantes des livres. Des rangs des bébés rampant à quatre pattes s'élevaient de petits piaillements de surexcitation, des gazouillements et des sifflotements de plaisir. » (p. 38). Ici le ravissement est organisé en vue d'obtenir l'effet inverse : le conditionnement va consister à terroriser les enfants afin qu'ils associent peur, livres et fleurs, cela dans un but économique. Les émotions sont présentes chez Bernard Marx : « La chaleur triomphale du soleil de l'après-midi le fit tressauter et cligner des yeux. « Ah, toit ! Répéta-t-il d'une voix ravie. On eut dit qu'il venait soudain et joyeusement de se réveiller d'une noire stupeur anéantissante. » (p. 79), « Je veux savoir ce que c'est que la passion, lui entendit-elle [Lenina] dire. Je veux ressentir quelque chose avec violence. » (p. 114) ; mais aussi chez Lenina : « Lenina entra en chantant dans le vestiaire. » (p. 187). On peut d'autre part se reporter à la description précise d'une séance de « Cinéma parlant et sentant » aux pages 189-191 afin d'avoir un exemple des émotions falsifiées que produit l'industrie de l'État Mondial. On peut douter de l'authenticité de ces sentiments esthétiques puisqu'ils sont susceptibles d'exister à propos des objets les plus bouleversants : « Un énorme trou dans le sol, un amas de maçonnerie, quelques fragments de chair et de mucus, un pied encore chargé de sa chaussure, volant en l'air et retombant - flac - au milieu des géraniums, des géraniums écarlates ; quel spectacle splendide, cet été-là. » (p. 67) rapporte une conversation traitant de la Guerre de Neuf Ans et des bombes à anthrax. Ce manque de véritables émotions motive peut-être la recherche d'un équivalent artistique. Ainsi Helmholtz dira : « Je songe à une sensation bizarre que j'éprouve quelquefois, la sensation d'avoir quelque chose d'important à dire et le pouvoir de l'exprimer, mais sans savoir quoi, et je ne peux pas faire usage de ce pouvoir. [...] J'ai le sentiment que je pourrais faire quelque chose de beaucoup plus important. Oui, et de plus intense, de plus violent. Mais quoi ? Qu'y a-t-il de plus important à dire ? » (p. 89).

Le gouvernement de Big Brother, dans 1984, souffre aussi de ce déficit des émotions organisé par le Parti, dont Winston est le témoin : « Il comprit que le tragique était un élément des temps anciens, des temps où existaient encore l'intimité, l'amour et l'amitié » (p. 48), « Aujourd'hui, il y avait de la peur, de la haine, de la souffrance, mais il n'y avait aucune dignité dans l'émotion. Il n'y avait aucune profondeur, aucune complexité dans les tristesses. » (p. 49), « Dans notre monde, il n'y aura pas d'autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l'humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. » dit O'Brien (p. 376). Big Brother canalise les émotions comme il subjugue les esprits : « Sa fonction est d'agir comme un point de concentration pour l'amour, la crainte et le respect, émotions plus facilement ressenties pour un individu que pour une organisation. » (p. 295). Le Parti souffre lui aussi de cette lacune émotionnelle : « On attend d'un membre du Parti qu'il n'éprouve aucune émotion d'ordre privé et que son enthousiasme ne se relâche jamais. » (p. 300). Winston a eu l'occasion d'être présent juste avant la disparition définitive de trois dissidents au café, et a été conscient d'une émotion indéfinissable : « Il y eut alors... mais c'était un son difficile à décrire, c'était une note spéciale, syncopée, dans laquelle entrait du braiement et du rire. Winston l'appela en lui-même une note jaune. Une voix, ensuite, chanta dans le télécran » (p. 114). Lorsqu'il sera devenu lui aussi un paria, il ressentira, dans le même endroit, cette même émotion : « La musique qui s'écoulait du télécran fut changée. Il y eut une note brisée et saccadée, une note jaune. Et puis - mais peut-être n'était-ce pas réel, peut-être n'était-ce qu'un souvenir qui prenait la forme d'un son - une voix chanta » (p. 411). Sous le régime de Big Brother, éprouver un sentiment, c'est déjà entrer en dissidence. Winston risque sa vie pour acquérir le bloc de verre car il le trouve splendide : « Il y avait une douceur particulière, rappelant celle de l'eau de pluie, à la fois dans la couleur et la texture du verre. » (p. 138)[3]. Winston et Julia, lors d'une de leur sortie, écoutent chanter une grive. Cela donne lieu à une réflexion sur le statut de l'art sous le régime de Big Brother : « la grive chantait pour nous » dit Winston, « elle ne chantait pas pour nous, répondit Julia, elle chantait pour se faire plaisir à elle-même. Non pas cela. Elle chantait, tout simplement. » (p. 312). On peut distinguer ici l'art pour un vaste public, puis l'art pour quelques amateurs, et enfin l'art pour l'art. En Océania, l'art n'est plus conditionné que par son but, c'est-à-dire par son destinataire. Les machines à romans ou à chansons ne se soucient pas de l'acte de création, n'éprouvent pas le doute ou l'insatisfaction, elles sont simplement programmées pour fabriquer un produit de consommation. Une fois encore, par opposition à l'industrie officielle, le dynamisme va provenir du peuple et c'est de celui-ci, représenté par une ménagère qui étend son linge, que va résulter la première démarche artistique : « La grâce négligente de ce geste semblait anéantir toute une culture, tout un système de pensées, comme si Big Brother, le Parti, la Police de la Pensée, pouvaient être rejetés au néant par un unique et splendide mouvement du bras » (p. 49-50) et surtout « Quelqu'un chantait sous la fenêtre. [...] Mais la femme chantait d'une voix si mélodieuse qu'elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité. » (p. 197). Les prolétaires, quant à leur sensibilité, font office de baromètre social : « Peut-être était-ce seulement quand les gens n'étaient pas loin de la famine qu'ils avaient des raisons de chanter. » (p. 203). Le peuple, à l'image des musées, constitue la mémoire vivante du genre humain : « Ils [les prolétaires] avaient retenu les émotions primitives qu'il avait, lui [Winston], à réapprendre par un effort conscient. » (p. 235). On pourra souligner que le chant de la prolétaire sera un motif récurrent (« la voix infatigable continuait à chanter » p. 310) tout au long de l'œuvre jusqu'à l'arrestation de Winston et Julia.

C'est encore Papa Jan qui, dans Un Bonheur insoutenable, est à l'origine de l'éveil artistique de Copeau : « souviens-toi de qui tu es un copeau ; surtout, n'oublie pas d'essayer de vouloir quelque chose. » (p. 32). Plus tard, Copeau sera avide de redécouvrir les émotions qui sommeillent en lui et que les traitements empêchent de voir réapparaître : « il désirait préserver ce sentiment [de culpabilité] qui, quoique désagréable, était le sentiment le plus fort qu'il eût jamais éprouvé ; curieusement, il augmentait sa conscience d'exister » (p. 59), « Et du LPK, qui diminue l'agressivité, mais qui diminue aussi la joie, les perceptions, et toutes les damnées choses dont notre cerveau est capable » (p. 69), « n'importe quel sentiment vaut mieux que pas de sentiment du tout. » (p. 70), « Lilas avait raison : la réduction des traitements rend malheureux. » (p. 106), et enfin « Il [Copeau] la [Lilas] regarda s'éloigner, empli de haine, empli d'amour. » (p. 140). On notera ici l'importance du contraste des émotions qui apporte l'énergie de la révolte aux héros.