2) Le jeu de la transparence

 

Au travers de l'écriture, nos auteurs déclinent, comme pour forcer la franchise et la vérité à pénétrer leurs sociétés, le motif de la transparence. Dans nos contre-utopies, il s'élabore un véritable combat pour empêcher l'individu de mentir, d'avoir un comportement dissimulateur : si le pouvoir s'octroie le droit de tromper, de duper et de fourvoyer, il ne veut en aucune façon céder ce privilège aux individus qu'il tient sous sa coupe. De ce fait, tous les moyens imaginables sont bons pour surveiller à tous moments la personne, pour limiter au maximum ses tentations de dissidence. Dans Nous autres, le maître-mot est transparence[1] : transparence des murs : « Le verre, notre admirable verre, transparent et éternel » (p. 39), de même : « Il est très agréable de sentir derrière soi le regard perçant d'une personne qui vous garde avec amour contre la faute » (p. 76) ; transparence des correspondances : « Je savais qu'elle avait lu cette lettre, qui devait encore passer par le Bureau des Gardiens (après tout, il est inutile d'expliquer cette chose fort naturelle) » (p. 60) ; transparence des dialogues : « Ces membranes, artistiquement décorées, enregistrent actuellement toutes les conversations de la rue pour le Bureau des Gardiens. » (p. 63). Les habitants en viennent même à nourrir des fantasmes de transparence pour les vêtements (« Imaginez un peu que mon fidèle adorateur, S, vous le connaissez du reste, se défasse de tout le mensonge de ses habits et apparaisse en public sous son aspect naturel... » p. 65) ou pour les êtres humains : « Je suis sûr que demain, ni les hommes, ni les choses ne projetteront plus d'ombres, le soleil traversera tout... » (p. 184). Ce désir de transparence existe aussi moralement et s'obtient par la torture (« On lui fera dire comment et pourquoi il est venu ici... » p. 89) ou par une honnêteté (« Ceux que l'on avait amenés en même temps qu'elle se montrèrent plus honnêtes. » p. 229) qui n'est en fait qu'une soumission à l'État. Dans l'État Unique, où tout est fondé sur une rigueur scientifique, le mensonge devient déplacé, presque vain (« Pourtant, je ne sais pas blaguer, car dans toute blague le mensonge joue un rôle caché et, d'autre part, la Science de l'État Unique ne peut se tromper. » p. 28) ou, tout au moins, est rendu très malaisé. En effet, les mathématiques sont utilisées comme un outil de vérité : « Il n'est rien de plus heureux que les chiffres qui vivent sous les lois éternelles et ordonnées de la table de multiplication. » (p. 76) ; de même : « Seules sont inébranlables et éternelles les quatre règles de l'arithmétique, seule est inébranlable et éternelle la morale basée sur les quatre règles. » (p. 122). Enfin, le but ultime de l'État Unique est l'abolition de l'art du langage pour tendre vers un véritable langage mathématique et rigoureux : « Je n'ai plus le délire, je ne parle plus en métaphores absurdes, je n'ai plus de sentiments. J'exposerai seulement des faits. » (p. 228) dit D-503 après avoir subi la grande opération, c'est-à-dire une sorte de lobotomie.

La quête de la transparence est aussi de mise dans 1984 mais provient d'abord de Winston : « C'est en réalité le fard qui m'attire, sa blancheur analogue à celle d'un masque [...]. Les femmes du Parti ne fardent jamais leur visage. » (p. 95) ; mais aussi : « la chambre elle-même était un sanctuaire inviolable. C'était comme lorsque Winston avait regardé l'intérieur du presse-papier. Il avait eu l'impression qu'il pourrait pénétrer dans le monde de verre et, qu'une fois là, la marche du temps pourrait être arrêtée. » (p. 217). La chambre est à l'image du presse-papier et cette relation durera jusqu'à la scène de la délation de M. Charrington, au cours de laquelle l'objet éclatera dans sa chute de la même façon que l'espace sera violé. Dans sa dissidence, Winston devine inconsciemment le tragique de sa résistance ; il sait que l'accès à la vérité, comme sa dégradation, se fera par étapes : « Le premier pas avait été une pensée secrète, involontaire. Le deuxième était l'ouverture de son journal. Il avait passé des pensées aux mots et il passait maintenant des mots aux actes. Le dernier pas serait quelque chose qui aurait lieu au ministère de l'Amour. » (p. 227). Comme les Gardiens de Nous autres, le régime de Big Brother possède aussi ses agents de répression : la Police de la Pensée. Conformément à ce que nous avons développé, son but est de traquer le citoyen de l'Océania pour lui extirper son moindre secret, sa moindre cachotterie, son plus petit désir de révolte : « On pouvait ruser avec succès pendant un certain temps, même pendant des années, mais tôt ou tard, c'était forcé, ils vous avaient. » (p. 33) ; « De sa naissance à sa mort, un membre du Parti vit sous l'œil de la Police de la Pensée. Même quand il est seul, il ne peut jamais être certain d'être réellement seul. » (p. 299). Le but de cette police est beaucoup plus vaste que la simple surveillance. Elle est un maillon important de la propagande de Big Brother : « Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux [les prolétaires], répandaient de fausses rumeurs » (p. 106) ; « Des gens disparaissaient [...]. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. » (p. 33). Même si la Police de la Pensée est imparfaite (« des deux grands problèmes que le Parti a la charge de résoudre : l'un est le moyen de découvrir, contre sa volonté, ce que pense un autre être humain » p. 275), Winston va y être confronté de plus en plus près : d'abord extérieurement « Il n'y avait qu'une seule conclusion possible, les confessions étaient des mensonges. » (p. 115) ; puis de manière plus concrète avec Julia : « Si je me confesse, ils te fusilleront. Si je ne me confesse pas, ils te fusilleront de la même façon. » (p. 236) ; « - Pour ce qui est de la confession, dit-elle, nous nous confesserons, c'est sûr. Toute le monde se confesse. » (p. 236) ; « Son seul souci était de deviner ce qu'on voulait qu'il confessât » (p. 344). La torture constitue son meilleur outil pour lutter contre le mensonge : « Leur arme réelle était cet interrogatoire sans pitié [...] qui le convainquait à chaque pas de mensonge et de contradiction » p. 343 ; « Si vous me dîtes un seul mensonge [...] vous crierez de souffrance » (p. 347). Enfin, la grande trouvaille d'Orwell se situe au niveau du langage dont la domination[2] est un luxe des régimes totalitaires modernes : « Dans un régime d'oppression, le discours politique sert à défendre ce qui n'est pas défendable. » souligne B. Gensane (p. 63). C'est donc aussi dans l'avènement du Novlangue[3] qu'il faut chercher le génie de Big Brother, comme tyran, et d'Orwell, comme auteur : « Le novlangue était l'idiome officiel de l'Océania. » (p. 14). Comme les autres procédés, cette nouvelle langue est un outil contre le mensonge des individus et en faveur de celui du pouvoir en place. B. Gensane rappelle aussi qu'Orwell « fut certainement le premier à dénoncer la manière dont le totalitarisme et, plus généralement, tout régime qui ment, s'approprie la langue pour en désapproprier l'individu et ainsi le priver de son essence. » (p. 63). Winston a un ami, Syme, qui travaille sur le dictionnaire ce cette langue, ce qui lui permet d'en comprendre en partie le fonctionnement : « Canelangue “caquetage du canard”. C'est un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. [éloge ou insulte] » (p. 83) ; « Arrêtducrime, en résumé, signifie stupidité protectrice. » (p. 301) ; « Le mot clef ici est noirblanc. Ce mot, comme beaucoup de mots novlangue, a deux sens contradictoires. » (p. 301). Le Novlangue est donc une langue de l'imprécision pourtant plus précise, plus réduite qui s'oppose à l'imagination et donc au mensonge : « une idée hérétique [...] serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. » (p. 422) ; « Il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu'elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n'existaient pas. » (p. 431). Le mensonge devient impensable, inconcevable par l'individu. « Le dogme se pose comme infaillible et en même temps il nie le concept même de vérité objective. D'où la nécessité d'une langue vide, d'un discours clos, tautologique, de mots peu porteurs, de concepts vagues et moraux. » selon B. Gensane (p. 62). Celui-ci ajoute que, même si elle est destinée à remplacer l'ancienne progressivement dans les projets du Parti, « la Novlangue est coupée de l'ancienne langue ce qui, linguistiquement, n'est pas crédible » (p. 59). Enfin, il n'est pas innocent de constater qu'Orwell consacre tout un appendice[4] à la fin de 1984 afin d'expliquer au lecteur de manière plus fine et approfondie, les rudiments du Novlangue. L'élaboration d'une langue totalitaire et inféodée au régime lui semblant sans doute l'évolution logique d'un pouvoir de plus en plus aliénant.

A la manière d'un Big Brother, l'ordinateur planétaire UNI-ORD organise, dirige et surveille toute la communauté, toute la “famille”. Malgré son rôle fondateur, UNI n'est pas de toute franchise. Soulignons tout de suite que la machine n'est que l'aboutissement des ordres et des désirs des programmeurs, enfermés dans leur tour d'ivoire et étrangement coupés des individus de base. Nous avons vu que Papa Jan était l'étincelle de la dissidence de Copeau ; c'est encore lui qui va montrer au jeune garçon l'aspect mensonger d'UNI et va démonter sa première ruse : « - Ce n'était pas UniOrd ! Toutes ces grosses boites roses et oranges ne sont que des jouets, destinés à donner un joli spectacle rassurant à la famille ! » (p. 22). Il va aussi souligner le côté négatif d'une machine dirigeant des êtres vivants : « - C'est mal, dit-il. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais c'est mal. Des plans morts dressés par des membres morts. Des idées mortes et des décisions mortes. » (p. 26). La froide efficacité de l'ordinateur s'oppose à une conception plus humaine de la vie : « On nous fait mourir. UNI nous fait mourir. » (p. 127). UNI est pourtant presque humain par certains côtés car il sait mentir, transiger, dissimuler, tendre des pièges : « UNI ne me dira pas la vérité » dit Roi (p. 128) ; « Dans le cas d'une île, ce serait encore plus simple : elle ne figurerait pas sur les cartes. » (p. 145) ; « Vous laissez quelques îles « non unifiées » ici et là dans le monde. Vous laissez des cartes dans les musées et des bateaux sur les plages. L'ordinateur n'a pas besoin d'éliminer la mauvaise graine : elle s'élimine d'elle-même. » (p. 245). Pour lutter contre le mensonge de tous, UNI - guidé par les programmeurs - adopte des stratégies mensongères, compromis que Copeau n'acceptera pas et qui le pousseront à détruire l'ordinateur. Les liens des membres avec UNI sont les bracelets, utilisés par application sur des lecteurs. Le bracelet prend de ce fait une signification : il est la mise en abyme de la société utopique : « Il aimait [...] surtout les jours où l'on rajoutait un chaînon à la chaîne de son bracelet. Le nouveau chaînon était tout brillant, et le restait longtemps. Puis, un jour, il devenait impossible à distinguer des autres, et il n'y avait plus que des vieux chaînons, tous pareils » (p. 17). Le chaînon est à l'image de l'individu dans la “Famille”.