Introduction

 

Une formulation telle que l'art du mensonge possède le mérite de mettre en lumière les rapports complexes qu'entretiennent liberté et vérité dans la contre-utopie. Ainsi, c'est tout d'abord l'étude des mécanismes du mensonge, de l'habileté des régimes à tromper l'individu, de la complaisance à duper la conscience collective, qui fera l'objet de notre analyse. En effet, la duplicité constitue un des principaux piliers du pouvoir totalitaire mis en place dans nos oeuvres. Cependant, il faut aussi comprendre par “art du mensonge”, l'une des tristes conséquences d'un système politique qui étouffe la personnalité de chaque individu, son originalité et d'une certaine façon sa créativité. Il sera donc intéressant de voir quelles sortes de manifestations artistiques peuvent naître de sociétés dans lesquelles tout est sacrifié à la stabilité sociale, à l'uniformité et parfois au bonheur factice. C'est un art dénaturé qui subsiste car privé de ses racines, de ses enjeux, de ses engagements.

Il semblait pertinent de choisir le cadre contre-utopique pour mener notre étude car il présente souvent un éventail de sociétés, gouvernées de manière quasi-totalitaire, où le mensonge est décliné sous plusieurs formes. Ainsi, ces sociétés offrent un théâtre plus propice, plus fourni pour notre travail que celui des utopies traditionnelles : « l'utopie est un symptôme, alors que la contre-utopie est une caricature » écrit J. Gabel[1]. Un tel sujet était néanmoins tout à fait envisageable à propos de la longue tradition des oeuvres de genre utopique. L'homme n'étant pas soumis dans sa nature, il sera toujours nécessaire d'user de malice ou de feintes plus ou moins subtiles, pour le soumettre aux contours rigides d'une société parfaite. De plus, les arts ne sont jamais les bienvenus en Utopie car ils ne peuvent exister sans évoluer, sans marquer temporellement la civilisation qui les héberge. Gilles Lapouge[2] souligne que même dans La Cité des lois de Platon, « les divertissements sont ternes. Dans les jeux, dans la musique, dans les danses, toute innovation interdite, Platon ayant peur que son plus grand ennemi, le temps, ne se faufile par la plus petite brèche. ». Il n'est pas innocent non plus de constater que l'art utopien par excellence est l'architecture ; art de l'utilitaire, art du quotidien mais art de la limite. Des plans manuscrits, de la beauté et de l'ordonnancement des tracés géométriques, l'utopiste passe directement à la construction, à la représentation physique de son univers. Georges Jean, dans le très beau et très documenté Voyages en Utopie[3] rappelle : « Aux commencements de l'utopie était un architecte, Hippodamos de Milet. L'architecture donne à voir les fondements moraux, et l'organisation politique et sociale de la cité utopique : tout se passe comme si, par l'abondance des détails qui la décrivent, l'utopiste pouvait habiter son mirage. » L'architecture se passe du concept de durée, comme la musique de celui de matière. Là se trouve peut-être l'explication de cette prédilection en faveur de l'art du bâtiment. L'art du mensonge est une constante utopique et n'est en aucun cas l'apanage exclusif des contre-utopies.

Considérer le genre contre-utopique certes, mais par le biais de quels auteurs ? Nous autres[4] de Zamiatine constituait un des textes fondateurs du genre, un précurseur dont l'importance rivalisait avec l'oeuvre de Swift quant aux potentialités littéraires mises à jour. Il ne fallait pas oublier en conséquence ses deux émules les plus prestigieux : Aldous Huxley avec Le Meilleur des Mondes[5] et George Orwell avec 1984[6]. Enfin, pour avoir un point de vue plus contemporain, et peut-être un recul plus grand par rapport aux véritables régimes totalitaires du vingtième siècle, qui pour certains sévissaient encore, et pour d'autres sévissent toujours, le roman d'Ira Levin Un Bonheur insoutenable[7] semblait représenter un bon choix. On peut noter aussi que malgré son caractère contemporain, ce roman semble établir un pont avec la tradition utopique. En effet, Levin ne dresse rien d'autre que la vision d'une société idéale, chef d'oeuvre de modernité, havre de paix et de bonheur, par un jeune homme dissident dont la conscience est légèrement plus élevée que la moyenne.

Pour être absolument rigoureux, nous devons éclairer un point sur lequel la critique demeure ambiguë, simplement indécise ou peut-être partagée : la terminologie. “Utopie”, dont le terme, inconnu du grec, a été inventé par Thomas More pour son texte éponyme, signifie “nulle part”, un lieu qui n'est d'aucun lieu, une présence absente, une réalité irréelle, un ailleurs nostalgique, une altérité sans identification. Cette accumulation de paradoxes et d'oxymores aura au moins le mérite de souligner le caractère évanescent du genre, du fait même de son origine. Par extension, depuis la publication de T. More, l'utopie est un projet imaginaire d'une réalité autre, la tentative de décrire une société parfaite, un monde idéal dans lequel le bonheur, l'égalité, la prospérité seraient perpétuels, pour tous les hommes pour un temps indéterminé - disons l'éternité humaine -. Cette discipline réclamant autant d'imagination et d'habileté littéraire que de connaissances politiques, juridiques et scientifiques, nombreux furent les géomètres de l'esprit, les créateurs de chimères, les inventeurs de contrées dorées qui alimentèrent la tradition littéraire de ce genre. Ainsi, ce que nous appellerons la contre-utopie devait naître progressivement de l'élaboration et parfois de la réalisation concrète des utopies : « Le goût des villes parfaites peut aboutir à celui des déserts. Il arrive que ces sociétés transparentes engendrent des communautés de la nuit et du chagrin » écrit encore G. Lapouge[8]. En effet, la contre-utopie allait donc consister pour l'auteur, au contraire de l'utopie, à projeter ce qu'il craint au lieu de ce qu'il souhaite. D'autre part, la situation géographique et temporelle allait de ce fait devenir plus proche de la réalité de l'écrivain. Il faut préciser que G. Lapouge va opérer une distinction supplémentaire en nommant anti-utopie ce que nous venons de décrire et en considérant la contre-utopie comme l'opposé, selon d'autres critères, de l'utopie. Pour lui, le contre-utopiste est un libérateur de l'homme, un visionnaire qui veut supprimer les contraintes de la perfection : « C'est un homme de passion. Sa spécialité n'est pas le réel, mais le désirable. [...] Son courage est celui de la débandade. Il s'enfuit à toutes voiles et puisque toute la création lui paraît ratée, sanglante ou infectée, c'est en dehors de la création qu'il ira planter son petit bivouac : les villes des nuages sont si douces, même si leur inconvénient est de se dissiper comme se défont les rêveries. » (p. 22). Lapouge place, non sans un certain humour, son utopiste à côté de son contre-utopiste : « Sur un volet du diptyque, le contre-utopiste : un vagabond, un trimard, un hippy, un poète, un amoureux. Il se moque de la société et ne veut connaître que l'individu. Son domaine est la liberté, non l'équité. [...] Il déteste le groupe, l'État, la cellule, le bureau. Le mot organisation lui donne la nausée. Il aime la beauté des nuages, le vent dans les herbes du printemps, le bruit de soie du corps des femmes. Il se protège de l'histoire en la niant, ou bien en rêvant à l'origine, au temps d'avant les temps. Il a choisi le vital contre l'artifice, la nature contre l'institution. S'il voit une équerre, un fil à plomb, un discours de la méthode, un organigramme ou une table de la loi, la colère le suffoque. C'est un nomade, un pasteur, un descendant d'Abel, il mange les fruits du Bon Dieu, il ne connaît pas les frontières, et toute la terre lui appartient. » (p. 23). Bien qu'il existe certains points communs entre la vision délibérément protestataire du contre-utopiste selon Lapouge et l'humeur sombre et pessimiste de notre contre-utopiste, nous nous bornerons donc à considérer la contre-utopie comme la mise en oeuvre d'une société aliénante qui, à force de stabilité, d'unité et de communauté devient totalitaire, voire concentrationnaire.

Nous nous proposons donc d'étudier le jeu du mensonge et de l'art dans la contre-utopie. Le mensonge est d'abord l'un des supports des régimes contre-utopiques puisqu'il permet et autorise le contrôle du passé et même sa suppression. Certains personnages sont, outre les représentants du régime, les détenteurs et les exécuteurs des processus de duplicité. Le pouvoir, de manière générale, a aussi son importance puisque c'est lui qui va former et surveiller l'individu. L'omniprésence du système se reflète au niveau de l'art en le rendant presque factice, esclave du quotidien. Le pouvoir devient donc par essence l'ennemi du mouvement artistique. Cependant, le mensonge est une arme à double tranchant dont les ennemis du gouvernement peuvent aussi se servir. Certains personnages, souvent nos héros, deviennent donc dépositaires d'une adresse et d'une nécessité pour mentir et tromper leurs semblables. Ces individus, isolés des autres et coupés de la société par nature, sont à même d'apporter le changement ou d'adhérer à un groupe dissident à l'intérieur du vaste organisme qu'est la société. Dans un faux solipsisme, les membres révoltés découvrent souvent que l'espoir n'est pas là où on l'attend et que le malheur des utopies et contre-utopies est de sacrifier le bonheur collectif à la liberté, à la vérité. La renaissance de l'art en contre-utopie est peut-être le premier pas vers la liberté, mais la beauté est alors combattante, sauvage, en opposition directe avec le système. Le combat de l'art contre l'immobilisme est aussi celui de la science, vouée au mutisme et à la fixité. Enfin, il existe une sorte d'écriture du mensonge chez nos auteurs. Nous la relèverons en guise d'exemples concrètement au coeur du récit, à propos des personnages. Le narrateur contre-utopiste n'est pas un narrateur comme les autres, il semble pénétrer de bonne foi dans son récit et déléguer parfois sa tâche à un personnage, émissaire de l'auteur, qui entraîne souvent le lecteur dans un vertigineux labyrinthe de sens. L'écriture du mensonge et la contre-utopie sont peuplées de trompeuses ambivalences où la normalité n'est plus évidente, où les régimes luttent contre le mensonge pour en abolir le sens, où les vérités, à force d'être tortueuses, deviennent illusoires.