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La créature que mit au monde la fille du dieu soleil, Pasiphaé, après que, enfermée selon son désir dans un simulacre de vache, elle eut été saillie par un taureau blanc consacré à Poséidon, se retrouva, traînée de main en main le long des files que dans leur peur de se perdre avaient formées les serviteurs de Minos, après de longues années d'un sommeil confus pendant lesquelles elle grandit dans une étable parmi les vaches, à même le sol du labyrinthe construit par Dédale pour protéger les hommes de la créature et la créature des hommes, un ouvrage dont personne ne pouvait ressortir une fois qu'il avait pénétré dans l'enchevêtrement de ses innombrables parois de verre, en sorte que la créature ne voyait devant elle que sa seule image, mais encore les images de ses images. Elle vit, qui lui faisaient face, des créatures en nombre infini, pareilles à elle, et, se tournant pour ne plus les voir, retrouva devant elle un nombre infini de créatures semblables. Elle se trouvait dans un monde rempli de créatures accroupies, sans savoir qu'elle était cette créature. Elle en fut comme paralysée. Elle ne savait pas où elle se trouvait, ni ce que voulaient les créatures accroupies autour d'elle, peut-être ne faisait-elle que rêver, bien qu'elle ignorât ce qu'était le rêve, ce qu'était la réalité. Elle bondit sur ses pieds, instinctivement, pour mettre en fuite les créatures accroupies; ses images bondirent simultanément. Elle se ramassa sur elle même, et ses images avec elle. Impossible de les chasser. Elle fixa les yeux sur l'image qui lui parut la plus proche, recula lentement, et son image recula elle aussi; son pied droit heurta une paroi, elle se retourna d'un bond et se trouva tête à tête avec son image, recula prudemment, son image fit de même. Elle porta involontairement la main à sa tête, et, accompagnant son geste, ses images portèrent la main à leur tête. Elle se leva, et ses images aussi. Elle contempla son corps et le compara à celui de ses images, et ses images contemplèrent leur corps et le comparèrent entre elles; et tout en se contemplant, elle et ses images, elle vit qu'elle était faite comme ses images: elle crut être une créature parmi beaucoup d'autres semblables. Son visage s'adoucit, les visages de ses images s'adoucirent. Elle leur fit signe, elles lui répondirent. Elle agitait la main droite, elles la main gauche, mais elle ne savait pas distinguer la droite de la gauche. Elle s'étira, étendit les bras, mugit; avec elle s'étirèrent, étendirent les bras et mugirent une infinité de créatures semblables, les mille répercussions de l'écho lui renvoyèrent un mugissement qui semblait ne vouloir jamais finir. Un sentiment de bonheur la submergea. Elle s'approcha de la plus proche paroi de verre, une image approcha également, alors que simultanément, d'autres images s'éloignèrent. Elle toucha son image de la main droite, toucha la main gauche de son image, elle était lisse et froide; sous ses yeux, par le jeu de leurs reflets, les autres images unirent leurs mains. Elle se mit à courir le long de la paroi, la main droite glissant sur le miroir lisse, et recouvrant la main gauche de son image; et avec lui courait son image qui l'accompagna encore pendant qu'elle remontait toujours courant le long de l'autre côté de la paroi. Une joie folle la saisit, elle bondissait, faisait des culbutes, et une infinité d'images bondissaient et faisaient des culbutes avec elle. Gambades, sauts, culbutes, marcher sur les mains--si grande était sa joie, parce que les images exécutaient tout ce qu'elle faisait, en sorte qu'elle eut le sentiment d'être à leur tête, plus encore, d'être un dieu, eût-elle su ce qu'est un dieu --, ces manifestations de joie enfantine devinrent danse rythmée de la créature avec ses images; et elles étaient soit inversées, ou alors, images reflétées par des images, identiques à la créature, et encore, reflets d'images renvoyés par d'autres images, inversés à leur tour, jusqu'à se perdre à l'infini. La créature dansait à travers son labyrinthe, à travers le monde de ses images, elle dansait comme un enfant monstrueux, elle dansait comme un père monstrueux qui se serait engendré lui-même, elle dansait comme un dieu monstrueux dans l'univers de ses images. Mais soudain, elle interrompit sa danse, s'immobilisa, s'accroupit, ouvrit de grands yeux, et ses images avec elle s'accroupirent et se firent attentives: tout en dansant, la créature avait aperçu parmi les évolutions de ses images, des êtres qui ne dansaient pas et n'étaient pas des images à elle soumises. Tout comme le reflet de la créature accroupie, la jeune fille se tenait immobile, elle était nue, avec une longue chevelure noire, parmi les créatures accroupies ; elles étaient partout: devant elle, à ses côtés, derrière elle; de même, elle aussi était partout: devant elles, à leurs côtés, derrière elles. La jeune fille n'osait pas bouger, le regard apeuré fixé sur la plus proche des créatures accroupies devant elle. Elle savait qu'il n'existait qu'une créature, que les autres n'étaient que des reflets, mais elle ne savait pas où était la créature, où était le reflet. Peut-être était-ce la créature, accroupie là, devant elle, peut-être son reflet, ou le reflet d'un reflet, la jeune fille ne le savait pas. Elle savait seulement que sa précipitation à la fuir l'avait amenée à la créature, et elle se vit elle-même, son reflet à côté de la créature accroupie, et plus loin devant elle, elle se vit de dos, et à ses côtés, une créature accroupie, de dos elle aussi, et ainsi de suite à travers une enfilade infinie de pièces. Les mains croisées sur ses seins, elle regardait fixement la créature toujours accroupie devant elle. Elle croyait pouvoir la toucher. Elle croyait sentir son souffle. Elle croyait l'entendre haleter. La tête, formidable, couverte d'une peau d un terne brun clair, était celle d'un auroch, le front haut, large, envahi de poils laineux en broussaille, les cornes courtes et recourbées de telle sorte que leur pointe était au-dessus de la racine, les yeux rougeâtres semblaient plutôt petits par rapport au crâne: au fond de la saillie osseuse des orbites, ils étaient insondables. L'arête du mufle, massive, descendait doucement jusqu'aux naseaux fendus obliquement; une longue langue d'un rouge tirant sur le bleu pendait de la gueule, et sous le menton, une barbe filandreuse poissée de bave. Tout cela aurait été supportable, mais la transition du taureau à l'homme était insoutenable. Surmontant le crâne d'auroch, s'élevait une crête de toison broussailleuse râpée sur son dévers, des touffes et des mèches de laquelle sortaient deux bras humains qui prenaient appui sur le sol de verre. On aurait dit que la tête monstrueuse et le garrot au-dessus, telles des excroissances, avaient poussé hors de ce corps d'homme accroupi devant elle, et à côté, et derrière elle, prêt à bondir. Le minotaure se leva. Il était formidable. Il comprit soudain qu'il y avait encore autre chose que des minotaures. Son monde venait de s'ouvrir à la dualité. Il vit, reflétés partout, les yeux, la bouche, la longue chevelure noire épandue sur les épaules, il vit la peau blanche, le cou, les seins, le ventre, le pubis, les cuisses, tout ce corps fluide et mouvant. Il se dirigea vers elle. Elle s'éloigna de lui, alors qu'ailleurs elle allait vers lui. Il la pourchassa à travers le labyrinthe, elle fuyait. On aurait dit qu'un vent tempétueux soufflait les minotaures et les jeunes filles, tant le tourbillon de leur course les séparait, ramenait, confondait l'un et l'autre et lorsque la jeune fille courut dans ses bras, lorsqu'il sentit soudain contre lui son corps, la chair chaude baignée de sueur, et non plus la dureté du verre comme jusqu'à maintenant, il comprit--pour autant qu'on puisse parler de comprendre dans le cas du minotaure--qu'il avait vécu jusqu'alors dans un monde dans lequel il n'y avait que des minotaures, chacun d'eux enfermé à l'intérieur d'une prison de verre, et il sentait maintenant le contact d'un autre corps, d'une autre chair. La jeune fille se déroba à son étreinte, il la laissa faire. Elle recula, ses grands yeux fixés sur lui, et lorsqu'il commença de danser, la jeune fille commença de danser, et leurs images dansaient aussi. Il dansa sa difformité, elle dansa sa beauté, il dansa sa joie de l'avoir trouvée, elle dansa sa peur d'avoir été trouvée, il dansa sa délivrance, et elle dansa son destin, il dansa son désir, et elle dansa sa curiosité, il dansa son approche, elle dansa sa dérobade, il dansa sa pénétration, elle dansa son enlacement. Ils dansaient et leurs images dansaient, et il ne sut pas qu'il prit la jeune fille, il ne pouvait pas savoir non plus qu'il la tua, dans son ignorance de la vie et de la mort Il n'y avait place en lui que pour un bonheur impétueux, qui se confondait avec un désir impétueux. Il mugit lorsqu'il prit la jeune fille, et dans les miroirs, les minotaures prirent les jeunes filles, et le mugissement était un cri monstrueux, un irréel cri cosmique, comme si rien n'existait que ce cri qui se mêla au cri de la jeune fille, et ensuite il resta étendu, et les minotaures dans les miroirs restèrent étendus, et le corps blanc et nu de la jeune fille aux yeux noirs resta étendu et se reflétait dans les parois. Il souleva le bras gauche de la jeune fille, il retomba, le droit, il retomba, partout des bras tombaient. Il la lécha de son énorme langue, le visage, les seins, la jeune fille restait immobile, toutes les jeunes filles restèrent immobiles. Il la poussa avec ses cornes, la jeune fille ne bougea pas, pas une ne bougea. Il se leva, regarda autour de lui. Partout, les minotaures s'étaient levés et regardaient autour d'eux, et partout les corps blancs de jeunes filles gisaient à leurs pieds. Il se baissa, souleva la jeune fille, mugit plaintivement, éleva la jeune fille vers le ciel obscur, et partout les minotaures se baissèrent soulevèrent les jeunes filles mugirent plaintivement, élevèrent les jeunes filles vers le ciel obscur, et il déposa la jeune fille entre les parois de verre, s'allongea auprès d'elle et s'endormit, et tous les minotaures avec lui, étendus sur le sol jonché des corps blancs et nus des jeunes filles. Il dormit et rêva de la jeune fille aux cheveux noirs et aux grands yeux, il la pourchassait, jouait avec elle, l'attirait à lui, l'aimait, et quand il ouvrit les yeux, quelque chose pesait sur sa poitrine, accroché aux filaments durcis de sa barbe, qui frôla ses naseaux d'un coup d'aile, et plongea son cou dénudé d'un blanc jaunâtre, avec la petite tête, les yeux rouges, le bec puissant bizarrement recourbé, quelque part à côté de lui. Un buisson fourni de plumes, de cous, d'yeux, de becs était posé sur l'arête des parois, et cela tournoyait au-dessus de lui, obscurcissant les premières lueurs du jour, se laissait tomber, piquait du bec, arrachait, évidait, dépeçait, dévorait, hurlait, s'envolait, revenait, se laissait à nouveau tomber, se reflétait en descendant et remontant, sans qu'il comprît pourquoi cela se laissait tomber, piquait du bec, arrachait, remontait, tournoyait, tant il était enveloppé de cris et de battements d'aile; et, quand, décrivant des cercles toujours plus élevés, cela se fut fondu dans le néant lumineux du ciel maintenant flamboyant, le soleil fit irruption parmi les parois de verre et marqua en traits de feu son image dans son cerveau, celle d'une immense roue tournant sur son axe qui projetait des gerbes de feu dans le ciel, manifestant ainsi sa colère du sacrilège commis par sa fille Pasiphaé, coupable d'avoir mis au monde un être qui, offense aux dieux et fléau des hommes, était condamné à n'être ni dieu ni homme ni animal, mais minotaure, innocent et coupable à la fois Il vit la roue démesurée monter dans le ciel, il tenait les yeux fermés, mais il la voyait tout de même, la roue de la malédiction qui pesait sur lui, la roue de sa destinée, la roue de sa naissance et la roue de sa mort, la roue qui brûlait dans son cerveau, sans qu'il sût ce qu'étaient malédiction, destinée, naissance et mort, la roue qui l'écrasait sur son passage, la roue où il était roué; et, comme il était toujours étendu, brûlé par le soleil et sa lumière reflétée à l'infini, il remarqua confusément un pied qui ressemblait au sien. Il pensa que c'était la jeune fille, qu'elle bougeait à nouveau et voulait jouer avec lui. Il leva la tête et vit alors deux pieds qui reculèrent. Il se leva. Un être se tenait devant lui, qui ressemblait à la jeune fille, mais qui n'était pas la jeune fille, qui tenait à la main gauche un manteau déchiré et une épée dans la main droite, et le minotaure ne savait ni ce qu'était un manteau, ni une épée, il savait seulement--parce qu'à la lumière aveuglante du soleil, les parois ne jetaient plus d'image-- que les minotaures et les jeunes filles l'avaient abandonné; quant à la jeune fille qu'il avait prise, elle avait sûrement recommencé de bouger, elle était partie, elle n'était plus là. Il se trouvait expulsé de son monde peuplé de minotaures, seul avec l'être qui, tout en n'observant, reculait, s'arrêtait, venait à sa rencontre et reculait à nouveau. Le minotaure s'approcha de lui plein de bienveillance, bien qu'il n'eût pas de concept pour ce sentiment qui était autre que celui qu'il avait ressenti pour la jeune fille, moins soudain, moins impérieux. Il se réjouit à la pensée de jouer avec lui à se pourchasser dans les couloirs, il le mènerait peut-être aux autres minotaures, et vers les jeunes filles et vers ceux qui étaient semblables à ce nouvel être. Seulement, il devrait le traiter plus soigneusement, plus délicatement, sinon il cesserait de bouger. Le minotaure s'ébroua joyeusement, et lorsque celui qui lui faisait face agita son manteau à nouveau, il commença à danser. Tous deux s'agitaient comme des ombres devant les parois éclatantes de la lumière du soleil, le minotaure dansant et bondissant qui frappait dans ses mains et frappait le sol au rythme rapide de son pied, et son partenaire, qui agitait son morceau de tissu, avançait, se dérobait, l'épée toujours pointée en avant, qu'il avait prise dans le labyrinthe, dissimulée sous son manteau, pour tuer le minotaure; mais maintenant qu'il était devant lui, qu'il voyait combien il était inoffensif, il avait honte. Le minotaure dansait tout autour de lui, frappait dans ses mains, marquait la cadence avec ses pieds. Il dansait sa joie de n'être plus seul, il dansait son espoir de rencontrer les autres minotaures, les jeunes filles et ceux pareils à l'être avec qui il dansait maintenant. Il oublia en dansant le soleil, il oublia en dansant la malédiction. Il n'était plus qu'allégresse, amitié, légèreté, tendresse. Il dansait, et l'autre, en bondissant, ne le quittait pas des yeux; et quand le soleil se coucha, leurs images à tous deux, leurs images aux reflets multiples, redevinrent visibles. Le minotaure dansait, heureux d'avoir retrouvé les minotaures et les nouvelles créatures, bientôt il aurait retrouvé la jeune fille qu'il avait prise et qui avait cessé de bouger, qui ensuite était partie, et les autres jeunes filles que les minotaures avaient prises, et qui avaient cessé de bouger et qui étaient parties. Leurs danses les rapprochaient et les éloignaient, leurs images se rencontraient, se recouvraient, se transperçaient. Il y avait partout un minotaure qui dansait et qui tournait sur lui-même, et le jeune homme, par petits bonds, souplement, qui avançait et reculait, attendant de frapper; et quand le soleil disparut derrière le labyrinthe, que les parois jetèrent un éclat pourpre, il frappa, se dégagea d'un bond, s'appuya à une paroi, fixant son regard sur le minotaure. Celui-ci poursuivit sa danse le temps de quelques pas, l'épée enfoncée dans la poitrine, s'arrêta, retira l'épée de la main droite, la considéra d'un air étonné, porta la main gauche à sa blessure d'où sortait un liquide noir, jeta loin de lui l'épée qui alla glisser sur le sol, pressa également la main droite sur sa poitrine, vacilla, sembla vouloir chanceler, s'immobilisa. Il était troublé. Il ne comprenait pas ce qui tachait ses mains, ni la douleur déchaînée dans sa poitrine. Il sentit seulement que celui qui l'avait assailli pour enfoncer quelque chose dans son corps ne l'aimait pas au contraire de tous ceux qui l'avaient aimé auparavant, les minotaures, la jeune fille, les jeunes filles. Et sentant cela, il devint méfiant, d'autant plus qu'il était incapable de pensée, que tout défilait devant son esprit sous forme d'images, et non en idées, comme si ses sensations étaient une sorte de langage imagé: la jeune fille ne l'avait peut-être pas aimé du tout, et les autres aussi n'avaient pas aimé les minotaures, voilà pourquoi elles avaient cessé de bouger et étaient parties. Peut-être appartenaient-elles à cet être nouveau qui ressemblait à la jeune fille, mais qui était différent malgré tout, avec un corps presque aussi vigoureux que le sien à lui, et qui l'avait assailli, ainsi qu'avaient été assaillis les minotaures qui comme lui maintenant tenaient leurs mains pressées sur la poitrine d'où s'échappait un liquide noir. Et lorsque les six autres jeunes filles et les six autres jeunes gens firent leur apparition, se tenant par la main, de sorte que les miroirs ne semblaient jamais briser leur file errante--au contraire, elle doublait, quadruplait, se multipliait dans la lumière d'un crépuscule grandiose --, qu'ils retrouvèrent leur compagnon appuyé à une paroi, qui espérait que le minotaure allait enfin s'effondrer, il sembla à l'homme-taureau--s'il avait pu le formuler--que l'humanité entière s'abattait sur lui pour l'anéantir. Il se ramassa sur lui-même. Il se sentit menacé, et pour ne pas avoir peur, il opposa la fierté à sa crainte, la fierté d'être minotaure, et ce qui n'était pas minotaure était son ennemi. Les minotaures seuls avaient le droit d'être dans le labyrinthe, dans un monde hors duquel n'existait pour lui pas d'autre monde--sa mémoire ne conservait des étables où il avait grandi qu'une vague sensation de chaleur animale. La haine l'envahit, que l'animal a pour l'homme qui domestique, bafoue, chasse, abat, mange l'animal, la haine fondamentale qui couve en chaque animal. Ses yeux s'emplirent de rage. De l'écume jaillit de sa gueule, et comme le jeune homme se détachait de la paroi, parce qu'il prenait la prostration du minotaure pour son agonie, convaincu qu'il était de l'avoir mortellement blessé, et qu'au même moment les humains, filles et garçons, sans remarquer la rage du minotaure ramassé sur lui-même, formèrent un cercle, et, poussant des cris de joie, dansèrent une ronde désordonnée autour de lui, toujours plus rapide, plus turbulente, comme s'ils étaient sauvés, sans penser que le labyrinthe seul s'était déjà chargé de leur perte--la mort les aurait-elle débarrassés de l'homme-taureau qu'ils n'auraient pas trouvé a sortir de l'enchevêtrement des parois-miroirs--, toujours plus imprudente dans l'ivresse de leur illusoire liberté, et comme ils resserraient encore plus étroitement leur cercle braillard et menaçant dans la nuit qui tombait où il ne voyait que des humains et plus ses images, car tourbillons et gambades lui dérobaient la vue des parois, de sorte qu'elles ne pouvaient plus le refléter, le minotaure se sentit abandonné et trahi par les minotaures aussi. Il roula les yeux, s'ébroua, se baissa encore, banda ses muscles, se dressa d'un bond, s'élança, encorna une jeune fille et disparut avec elle, la projetant dans les airs, à l'intérieur du labyrinthe. Puis revenant ivre de rage, les cornes maculées de sang -- tant il avait frappé --, il trouva les humains étroitement entrelacés dans la pénombre, alors qu'au-dessus d'eux, une forêt de plumages affamée s'était déjà posée sur l'arête des parois, masse obscure dominant une masse obscure, un amas paillard dont les croassements, les sifflements, les cris enroués et les jacassements se mêlaient aux hurlements terrifiés des humains. La lune était en train de se lever quelque part derrière le labyrinthe, la nuit, que le soleil disparu ne teintait plus que faiblement, s'éclaira. Le minotaure attaqua, s'élança de toute sa masse dans un tendre amoncellement de corps blancs, s'y fraya un passage sans cesser de frapper, s'y roula, le piétina, écrasa, encorna, déchiqueta, tapa, éventra, alors qu'autour de lui, cela s'abattait, cisaillait, faisait craquer les os, grinçait, arrachait, dévorait, de sorte que les cris et les hurlements qui s'échappaient de l'agrégat humain sur lequel le minotaure exerçait sa fureur étaient enveloppés du battement d'aile dru et du piaillement des charognards: gypaètes, percnoptères, vautours à calotte, vautours moines, vautours royaux, milans, condors et urubus happaient, avalaient, replongeaient dans la mêlée; frappant sans relâche, l'homme-taureau dans sa rage arrachait des membres à l'amas humain, buvait du sang, brisait des os, s'acharnait dans les ventres et les sexes, jusqu'à ce que le nuage hérissé d'ailes, de plumes, de cous, d'yeux, de becs et de serres se fût dissous dans la lumière de la lune. Le minotaure était seul. Aveuglé par la lune, il revit aux parois froides ses images, ombres noires qui s'interpénétraient et croissaient jusqu'à former un pseudo-labyrinthe à l'intérieur du labyrinthe. Il leva les bras, agita les poings en un geste menaçant, simultanément, ses images levèrent les bras, agitèrent les poings, ce qui exaspéra sa rage au point qu'il se précipita aveuglément, tête baissée contre la première ombre qui s'offrait à lui. Il brisa la paroi, chercha rageusement parmi les éclats de verre l'image qui était pourtant sienne, qui lui semblait être enfouie sous les débris, il y fourragea de sa tête formidable, mais lorsqu'il aperçut son image à la plus proche paroi, il ne comprit toujours pas et l'attaqua à nouveau en mugissant, se jeta contre elle tête baissée, tout comme elle sembla se précipiter sur lui tête baissée. Il rebondit, ses yeux rouges d'auroch lancèrent à son image un regard niais et rageur que lui rendirent les yeux rouges et rageurs de son image. Il s'élança à nouveau, plus violemment encore, rebondit encore plus violemment, se retrouva gisant sur le dos. La lune était encore derrière le labyrinthe, mais elle brillait à travers les parois, s'y reflétant, presque pleine, les arêtes des cratères sur sa face pas encore arrondie grotesquement agrandies, et le reflet la faisait si nombreuse que le minotaure croyait plonger les yeux dans un univers de pierre sillonné de cicatrices. Absorbé dans la contemplation de ce monde lunaire, il eut peur que son adversaire ne se soit relevé. Il roula sur le ventre, le traître ne s'était certes pas relevé, mais le guettait, allongé sur le ventre. Le minotaure s'approcha en rampant de son image qui en fit de même, il était prêt à bondir et à se jeter sur l'autre, mais en l'observant, il discerna--aurait-il voulu sauter sur ses pieds--la même intention dans les yeux de l'autre. Il imprima dans son esprit la figure du traître: recouverte de toison, le large front envahi de poils laineux en broussaille, surmonté d'une montagne d'éclats de verre qui, à la lumière de la lune, jetaient un scintillement bleuâtre, les cornes courtes et recourbées, l'arête du mufle descendant doucement jusqu'aux naseaux humides, la longue langue d'un rouge tirant sur le bleu. Le minotaure haleta, en sorte que le souffle de ses naseaux embua le miroir dont il approchait en rampant, sur quoi il ne vit plus son image; alors, pour chasser le brouillard, il passa involontairement la main sur la tache humide, et, surpris de voir apparaître aussitôt derrière la surface lisse et froide le gigantesque mufle du traître, donna instinctivement un coup de tête, heurta la paroi au lieu du front de l'autre qui semblait être plutôt dans, que devant la paroi. Il resta interdit, s'écarta de la paroi, foudroya son image d'un regard haineux; elle en fit de même; il frappa du poing droit, l'image du gauche, les deux poings se rencontrèrent, nouvel échange de coups avec le même résultat, puis il frappa des deux poings, son image également, pour finir, il tambourina à la paroi. Il tambourina sa fureur, il tambourina sa frénésie de destruction, il tambourina son désir de vengeance, il tambourina son plaisir à tuer, il tambourina sa peur, il tambourina sa rébellion, il tambourina la conquête de son identité, mais il sentit tout à coup que cette créature devant lui, semblable à lui, qui l'avait trahi malgré tout, parce qu'elle était autre et parce que tout ce qui n'était pas lui, lui était hostile, était insaisissable, inattaquable. Certes, dès son éveil dans le labyrinthe-- dont il ne savait toujours pas que c'était un labyrinthe --, il avait pressenti qu'il y avait quelque chose de mystérieux entre lui et les minotaures, quelque chose comme un cloisonnement, mais quand il avait mené leur danse, en tant que leur chef, leur roi, leur dieu, à travers l'univers des minotaures, il n'y avait pas fait attention, mais maintenant, après avoir pris la jeune fille, avoir enlacé, pénétré son corps, après avoir, de ses cornes, transpercé et déchiré le corps des autres humains, d'où s'était écoulé un liquide rouge et chaud, pareil à celui sorti de son corps à lui, il sentit ce qu'avait d'irréel la créature devant lui, qui certes l'avait trahi, mais qui tout comme lui était pleine d'éclats de verre; peut-être son visage était-il aussi maculé de sang comme celui du traître. Il passa les mains sur son visage, les examina, lui aussi était maculé de sang. Méfiant, il observa son image, fit celui qui ne regarde pas, sentit qu'elle voulait se donner l'air de ce qu'elle n'était pas. Il était effrayé et curieux à la fois. Il recula, son image aussi, et peu à peu il comprit qu'il faisait face à lui-même. Il essaya de fuir, mais où qu'il se tournât, il était constamment face à lui-même, était emmuré en lui-même, était partout lui-même, sans fin lui-même, reflété à l'infini par le labyrinthe. Il sentit qu'il n'y avait pas beaucoup de minotaures, mais un seul minotaure, qu'il n'existait qu'une créature pareille à lui, qu'il n'y en avait pas avant lui, ni après lui, qu'il était condamné à la solitude, exclu et enfermé en même temps, que le labyrinthe lui était destiné, et cela seulement parce qu'il était venu au monde, parce qu'une créature comme lui ne devait pas exister, au nom des limites tracées entre l'animal et l'homme et entre l'homme et les dieux, pour que perdure l'ordre du monde, que le monde ne devienne pas labyrinthe et ne retourne ainsi au chaos d'où il était sorti; et sentant cela, à la manière d'une impression qui se passerait de mots, d'une illumination sans la connaissance, non comme l'opération d'une intelligence humaine, mais comme celle d'une intelligence de minotaure, au moyen d'images et de sentiments, il s'effondra; et gisant sur le sol roulé sur lui-même comme il l'avait été dans le ventre de Pasiphaé, le minotaure rêva qu'il était un homme. Il rêva de langage, il rêva de fraternité, il rêva d'amitié, il rêva de bien-être, il rêva d'amour, de proximité, de chaleur, et savait en même temps, tout en rêvant, qu'il était un monstre, qu'il n'aurait jamais ni langage, ni fraternité, ni amitié, ni amour, ni proximité, ni chaleur en partage; il rêva comme les hommes rêvent des dieux, avec une tristesse tout humaine, l'homme, avec une tristesse animale, le minotaure. Et Ariane le trouva ainsi endormi. Elle arriva d'un pas dansant, déroulant sa pelote de laine, et dansant toujours, presque tendrement, noua l'extrémité du fil rouge autour des cornes et reprit en dansant le chemin par où elle était venue; et lorsque le minotaure s'éveilla dans un matin de verre, il vit venir à lui, accompagné de ses innombrables reflets, un minotaure, les yeux fixés sur le fil de laine comme s'il s'agissait d'une trace de sang. Le minotaure pensa d'abord qu'il s'agissait de son reflet, même s'il ne comprenait toujours pas ce qu'est un reflet, mais se rendit compte ensuite que l'autre minotaure se dirigeait dans sa direction, alors que lui-même était à terre. Cela le troubla. Le minotaure se leva et ne remarqua pas que l'extrémité du fil de laine rouge était nouée autour de ses cornes. L'autre s'approcha. Le minotaure leva brusquement ses deux bras, l'autre également, le soupçon lui vint que l'autre pouvait tout aussi bien être son reflet, puis il sembla à nouveau que l'autre minotaure n'avait pas levé les bras en même temps que lui; d'habitude, les images le faisaient toutes simultanément, mais il pouvait s'être trompé, puisque tous deux avaient des reflets et que l'autre s'était maintenant immobilisé. Le minotaure fit un pas de danse, les images aussi, mais cette fois beaucoup d'images dansèrent avec un temps de retard, il put le remarquer distinctement. Le minotaure s'immobilisa à nouveau et coula son regard en direction de l'autre minotaure qui était pareillement immobile. Le minotaure essaya de penser. Il remua le petit doigt de la main droite, lança un regard aigu, remua le doigt encore une fois, l'autre remua le petit doigt de la main droite, ce qui troubla le minotaure, il se sentit peu sûr, il semblait que l'autre avait remué le petit doigt de la fausse main. L'autre minotaure se tenait immédiatement devant lui, mais ce pouvait être une image de l'autre minotaure, ou une image de sa propre image, il se pourrait bien que la pensée n'arrive pas à le déterminer, l'autre avait--s'il y avait un autre--une tête comme la sienne et un corps comme le sien. Le minotaure remua la main droite, et voici que l'autre remua la main gauche, presque simultanément, ou peut-être bien simultanément; et comme le minotaure envisageait toutes les possibilités, il vit soudain, fixé au corps de l'autre minotaure, ou fixé au corps de l'image de l'autre minotaure, ceint autour des reins, qu'il y avait un objet, de peau, dont le minotaure ignorait certes ce qu'il était, mais qui lui prouva qu'il était en face d'un autre minotaure ou de son image. Le minotaure poussa un cri qui, bien que tenant plus du beuglement que du cri, était un mugissement prolongé, un meuglement, un glapissement de joie, qui manifestait qu'il n'était plus condamné à la solitude, exclu et enfermé à la fois, qu'il y avait un second minotaure, non seulement un je, mais un tu. Le minotaure commença à danser. Il dansa la danse de la fraternité, la danse de l'amitié, la danse du bien-être, la danse de l'amour, la danse de la proximité, la danse de la chaleur. Il dansa son bonheur, il dansa le partage de son être, il dansa sa délivrance, il dansa la fin du labyrinthe, l'engloutissement retentissant de ses parois et de ses miroirs, il dansa l'amitié entre les minotaures, les animaux, les hommes et les dieux; le fil de laine rouge noué autour de ses cornes il dansait autour de l'autre minotaure qui tendit le fil rouge et sortit son poignard de l'étui de peau, sans que le minotaure s'en aperçoive, et les images de l'un dansaient autour des images de l'autre qui tendaient un fil de laine rouge et tiraient un poignard de son étui en peau, et lorsque le minotaure se précipita dans les bras ouverts de l'autre, assuré d'avoir trouvé un ami, une créature pareille à lui, et que ses images se précipitèrent dans les bras des images de l'autre, l'autre frappa, et ses images frappèrent, et il abattit le poignard dans le dos d'une main si sûre que le minotaure était déjà mort lorsqu'il tomba. Thésée retira le masque de taureau qui recouvrait son visage, et toutes ses images retirèrent leur masque, il enroula le fil de laine rouge et disparut hors du labyrinthe, et toutes ses images enroulèrent le fil rouge et disparurent hors du labyrinthe qui ne reflétait plus qu'à l'infini le sombre cadavre du minotaure. Puis, avant que le soleil n'arrive, vinrent les oiseaux.



C.Moulard 04/02/96