Ici, la fin de la parole,
du livre, du hasard

 

L’écriture poétique de Jacques Réda se situe au plus près de ce qui constitue notre modernité poétique. Attentifs à toutes les recherches, ces textes reflètent la préoccupation, le souci de prendre en compte les divers questionnements contemporains. Mais il ne faudrait pas tirer résolument cette poésie du côté d’une modernité qui se cantonnerait sur les bords de l’impuissance, sans cesse aux prises avec sa propre aphasie. Réda n’est pas du Bouchet, pas plus que Mallarmé, même s’il reprend parfois à son compte, et pour servir ses propres desseins, certains éléments de leurs poétiques respectives ; il n’est pas davantage le possible, et malheureux,  héritier d’un Jammes, poète-passant à la poétique restreinte, qu’il n’est le poète hermétique du silence. Le texte rédaïen sait, tout en communiant avec l’ensemble de ces voix alliées qu’il envisage sur le mode plurivoque de la « reconnaissance », prendre une place à part, comme pour mieux figurer la synthèse heureuse de tous ces mouvements. La variété de sa production lui permet d’ailleurs cette liberté qui, aux yeux de quelques-uns, pourrait bien passer pour une tendance à l’anarchie. C’est pourtant aussi dans ce quasi-syncrétisme des formes et des tendances que se révèlent, d’une part, le lien qui unit la parole au jeu, au plaisir de la variation, et d’autre part, la teneur mélancolique de textes qui ne prennent corps que sur une absence donnée comme indépassable sinon par l’écriture même. Ainsi s’expliquerait peut-être aussi la prédilection de Réda pour des auteurs souvent inclassables à l’intérieur des grandes familles de la modernité telles que s’applique à les définir l’histoire littéraire, de Frénaud ou Follain jusqu’à Dadelsen, en passant par son cher Cingria.

Ce qui demeure alors perpétuellement en jeu dans les poèmes de Réda, c’est la notion, même de présence : présence à, présence de (soi, monde, autres…). Entre l’irréductiblement perdu et l’avenir improbable, le poème se cherche en un lieu qui n’est pas toujours celui du « bel aujourd’hui », de l’hic et nunc, mais qui se définit avant tout par la distance qui le sépare de ceux-là. Le mode mélancolique impose à l’être du poème de se tenir à l’écart,  resserré dans ce vide que l’écriture contribue à creuser. Car la poésie de Réda est tout entière révélation d’une expérience, à l’opposé de toutes les certitudes d’un savoir ; expérience de l’être, non pas sous la forme radicale qu’elle prend chez Michaux, mais bien épreuve d’un sujet qui s’appréhende comme l’espace harmonieux où viendraient se fondre les tensions du monde.

Et en ce sens, la poésie de Réda est bien le lieu véritable d’un jeu constamment renouvelé sur la perte. L’écrit n’a pas ici de valeur cathartique ; il ne cherche pas à en finir avec l’absence, le mélancolique qu’il porte en lui : l’après du poème n’est pas la guérison ou la mort définitive. Bien au contraire, chaque poème demeure œuvre de mélancolie en ce qu’il s’accomplit comme affectus, qu’il est lui-même enclin, disposé au mélancolique qui apparaît, en dernier ressort, comme la terre d’élection du poème. L’humeur, dans ses changements, ses sautes, est le souffle qui établit le texte de Réda dans le transitoire, dans ce jeu d’ouvrent le passage, l’entre-deux, l’intervalle. Jeu du / sur le mélancolique, à situer dans le flux d’une constante circulation des mots, des objets du monde, du sujet. Il ne s’agit jamais que de rechercher, au sein d’une esthétique de la variation, de la nuance, la plénitude effective du manque.

« Nous pouvons dire ici, / Douces briques sans fin recuites par le désert, / Furent Ninives et Babylone ; mais la terre,  / Quand elle aura comme un charbon sanglant dispersé dans le ciel / Nos os, nos codes et le soc de nos dernières charrues, / Qui dira, désignant cet orbe annulé dans l’espace, / Ici fut le nid appendu entre les branches du soleil, / Le feuillage de l’arbre de parole et sa racine / Arrachée et jetée au feu sans flamme de l’éther[1] ? » Et chaque recueil, chaque poème redisent cette solitude cosmologique, cette évidence de l’absentement. On pourrait même dire que « l’apocalypse tranquille[2] » apparaît comme l’une des figures essentielles de la poétique de Réda. Quant à « l’arbre de parole », superbement présent dans le dernier recueil d’Octavio Paz[3], il symbolise assez bien, entre ciel et terre, dans sa position essentiellement transitionnelle[4], une poésie qui, tel un feuillage bruissant, est parole de l’intervalle, instrument transmuant le vide en musique.



[1] p. 75.

[2] Suivant le titre d’un ouvrage de Kenneth White.

[3] L’Arbre parle, Paris, Gallimard, 1990. Cf. la préface (« Ce livre a la forme d’un arbre à cinq branches. Ses racines sont mentales et ses feuilles sont des syllabes. »), et surtout le beau poème qui dans l’édition espagnole donne son nom à l’ensemble du volume : « Arbre au-dedans ». « Dans mon front a poussé un arbre. / Il a poussé au-dedans. / Ses racines sont des veines, / des nerfs ses branches, / ses feuillages confus des pensées. […] Là au-dessus, dans mon front, l’arbre parle. / Approche, tu l’entends ? » (p. 115)

[4] On se souvient de ce que Lacan disait de l’arbre, anagramme de barre (in « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Seuil, 1966).