2) Mélancolie et création
S'il est un domaine où convergent
culturellement ludique et mélancolique, il semble bien que ce soit celui-là
même de la création esthétique. Si l'on envisage rapidement le traitement qui
est fait par la tradition de la mélancolie — qui historiquement se confond
avec ce que nous nommons le mélancolique, avant de s'en séparer
structurellement — il est un texte fondateur : le Problème XXX
attribué à Aristote, texte à l'incipit fameux : « pour quelle raison
tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie,
la science de l'État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement
mélancoliques[1]…? » Le génie, compris comme source d'une
créativité exceptionnelle prendrait sa source dans l'humeur mélancolique et ses
manifestations ; or, la question est ici toute rhétorique, car c'est la
forme de l'évidence de cette proposition qui s'impose au fil du texte. Déjà, à
l'aube de la pensée occidentale, la poésie est, « à la fois le modèle
suprême et celui qui pose le plus de questions[2] », comme l'écrit Jackie Pigeaud, qui montre par
ailleurs comment la réflexion se concentre ici sur une pratique de la mimésis,
et comment « le tempérament mélancolique est le tempérament métaphorique[3] ». Seul le poète mélancolique est ainsi capable
d'un regard neuf sur les choses du monde, d'une contemplation qui soit
dévoilement d'une essence qui ne peut se communiquer que par un travail
incessant de déplacement de la représentation des choses, par un jeu de la
nomination, de la signification. Or, c'est bien cette tradition qui est
parvenue jusqu'à nous, qui perdure dans notre approche de l'écriture même, et
que redit aujourd'hui la sémiologie, quand Kristéva affirme par exemple, dans
une expression qui se donne, en apparence seulement, comme renversement de
cette pensée, que, « pour qui s'intéresse au degré zéro du
symbolisme », « il n'est d'imagination qui ne soit, ouvertement ou
secrètement, mélancolique[4] ». En fait, du point de vue de la
création, il semble qu'il faille envisager parallèlement, le
« travail » de l'humeur mélancolique, et celui du jeu lui même. Car,
que ce soit chez Caillois ou chez Huizinga, le jeu se donne avant toute chose
comme productif, inventif, jaillissement de formes nouvelles. En quelque sorte,
avec le ludique et le mélancolique, nous nous trouvons projetés d'un coup hors
de la sphère de production codifiée, hors du champ d'un negotium qui n'est
jamais que reproduction de phénomènes déjà figés, sans vie propre. Et ici
encore, la poésie apparaît comme référence suprême : « La poièsis est une fonction ludique. Elle se situe dans un
espace ludique de l'esprit, dans un univers propre que l'esprit se crée, où les
choses revêtent un autre aspect que dans la “vie courante”, et sont reliées
entre elles par des liens différents de ceux de la logique[5] ». À cette différence qu'Aristote fait du
mélancolique la source du poème alors que Huizinga, pour la force de sa
démonstration,préfère y voir un des attributs du ludique, les deux motifs
viennent parfaitement relayer cette volonté sans cesse réaffirmer, peut-être
depuis Héraclite[6], que la poésie ne doit en aucun cas subordonner son
apparition à autre chose qu'à elle-même, qu'elle vit d'une existence autonome
et n'a que faire du discours de l'« universel reportage ». [1].Aristote, L'Homme de génie et la mélancolie
[problème xxx](traduction,
présentation et notes de J. Pigeaud), Paris, Petite Bibliothèque Rivages,
1988, p. 83. [2].ibid. p. 14. [3].ibid. p. 52. [4].Soleil Noir, p. 15. [5].Homo ludens, p. 197. [6].Voir Hippocrate, Sur le rire et la folie
[Lettres], Paris, Petite
Bibliothèque Rivages, 1989. |