3) Rapports au langage

 

À cette conception du jeu comme phénomène primordial mais pris dans le grand tout du cosmos, fait pièce une relation constante du ludique, dans ses formes les plus radicales, au langage, et à la matière poétique en particulier. Si Réda n'est pas de ceux qui pratiquent volontiers ce que l'on peut appeler « le coup de dé » des mots, il semble cependant en ressentir à chaque instant l'influence décisive. On sent dans cette poésie une profonde confiance dans les pouvoirs les plus absolus de la langue, mêlée à d'incessantes tentatives d'apprivoisement visant une plus exacte connaissance de cette efficace des mots. Il va en effet de soi que pour un poète démiurge, la parole, toute nomination, revêt un caractère définitivement performatif, au sens austinien du terme, et qu'il convient dès lors d'apprendre à user de cette force, en expérimentant ses limites .

Chez Réda, la première parole est ainsi toujours radicalement risquée ; comme Aragon, il a conscience que, dès l'incipit, c'est déjà tout le texte qui se dit, et même  sans doute un peu plus qui commence à s'écrire : le poème s'y loge déjà tout entier en puissance. Si le commencement, ou plus exactement le commencer, est une des questions clés de cette poétique comme nous essayerons de le montrer plus clairement par la suite, c'est sans doute qu'en proférant les premières syllabes du poème, c'est d'initialiser le monde qu'il s'agit, de lui conférer une forme qui décidera de son être. Dans la prise de parole, dans le premier mot qui fixe la voix et referme le grand livre de tous les possibles, se tient aussi l'angoisse de l'achèvement. Le premier est toujours aussi le dernier. Et quoi de plus symbolique ici que ce titre de Amen qui ouvre la production poétique que Réda revendique. Amen , affirmation de l'alpha du monde, de son acceptation, mais qui est aussi dernière parole, ultime mot de la prière chrétienne. Ce qui se dit ici dans cette formule liturgique, c'est la tension entre un vocable à la fois étranger et complètement familier, entre une parole aux pouvoirs irréductiblement performatifs et une expression quasi-lexicalisée dont le sens se dissout dans une pratique, entre le poète démiurge qui revendique la totalité de son dire et l'humble fidèle qui se confie aux choses du monde en y acquiesçant. Quel recueil en effet, celui qui offre sur ses deux premières pages les mots d'« Amen », puis de « Langue étrangère », pour introduire ce poème « Mort d'un poète », dont l'incipit est un « on lit ». Tout est ici anonymat d'une parole qui efface son locuteur pour ne plus demeurer que dans sa solitude, et y puiser son aura. Paradoxe d'une ouverture poétique qui parait chanter le requiem de celui-là même qui la produit. Car à ce poème énonçant que « meurs fut le sens brutal de la langue étrangère[1] » fait suite le poème « Les Vivants[2] » qui semble désigner un autre pôle dans lequel le poète n'a plus sa place .

C'est pourtant sur cette parole étrangère, dont le pouvoir transcendant rejoint celui du mot poétique, que s'édifie, non seulement le poème, mais aussi le sujet qui se trouve ainsi en quelque sorte initialisé lui aussi, pris dans le jeu du verbe étranger : après la formule hébraïque, « Naissance de Virgile R[3]. » vient comme pour affirmer que le poète ne peut prendre la parole que sous les auspices d'un langue déjà assurée, assumée, dont il ne revendique ni la paternité, ni même l'identité. En ce sens, l'espace du discours poétique de Jacques Réda est celui d'un verbe qui, au-delà même de sa formulation, reste en quelque sorte encore à dire.

Le travail du poète est d'organiser, de trouver une forme capable d'accueillir ce « sens brisé » qui est, selon Julia Kristéva, celui du monde mélancolique. La fonction du poète est donc d'explorer la langue, sa part d'arbitraire et de forces occultes ; d'où le balancement de ces textes entre le rugueux de la profération et le policé de l'écrit, entre la « poésie parlote[4] » et le tour de force poétique, entre la prose et le bout rimé, l'alexandrin et le vers libre ou de quatorze syllabes , entre la voix qui se fait « abri pour le silence[5] » et la vigueur des formules blasphématoires. Toute la quête de Réda se situe dans ces intermittences d'une parole qui refuse de se mouler dans une forme définitives et qui préfère jouer de ses variations plutôt que d'encourir le péril d'une fixation, pressentie comme achèvement du sens. Dans ce refus d'une stabilité qui signifie la mort, dans cette exploration d'une langue dont la profération, le jaillissement est aussi le terme de son projet, et donc du jeu véritable, se dit une certaine nostalgie de la matière brute : « donner forme à l'informe[6] », ce serait aussi retrouver ce pouvoir ou cette signifiance absolue que prend parfois le crachat dans certains textes; nous ne renverrons ici qu'à deux morceaux pleins de malice qui prolongent ces observations hors de l'espace proprement poétique : aux Ruines de Paris — à cette petite pièce[7], burlesque et pleine de dérision où le crachat s'envolant sur le capot du taxi tient lieu de toute parole, dit mieux que n'importe quelle formule la simplicité et l'évidence que porte fièrement en lui le poète, « superbe » essentiellement — et à L'herbe des talus[8] où les « glaviots parfaitement ronds » du gardien de but deviennent pour le poète naissant, « un chrème, un baume capable d'émettre des effluves protecteurs presque invincibles », « rituel lié au plus intime d'un être et de ses secrets ».



[1]. p. 11.

[2]. p. 12.

[3]. p. 15.

[4]. Titre d'un article paru dans les Cahiers du Chemin (nº15, avril 1972), et repris dans Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985.

[5]. p. 19.

[6]. Selon la formule rimbaldienne de la Lettre du voyant.

[7]. pp. 54-55.

[8]. p. 22.