4) Le jeu et les mots

 

L'expérience poétique de Jacques Réda se donne aussi, par les aveux et la volonté du poète, comme ancrée dans la pratique du jeu, et plus particulièrement, du jeu de football. Or, une semblable proposition ne renvoie pas ici à une sorte de tentative de « démarquage » du poète face à ce que peut avoir d'irréductible une modernité où l'intellectualisme, non parfois sans nuances de snobisme, est de règle, comme si la toujours douloureuse transmutation de la matière verbale ne pouvait survenir qu'hors des bassesses contingentes. Au contraire, il s'agit ici de tout autre chose que de la prise d'une possible position intellectuelle, mais, comme il est d'usage chez notre poète, de la mise en évidence d'une pratique, au-delà de tout engouement d'esthète extérieur ou de supporter frénétique. Car pourquoi souligner cette passion si ce n'est d'abord parce que Réda lui-même la met en avant et y insiste, la présentant comme le roc où vient s'inscrire son expérience première du monde, de l'espace, et de ses lois, et ensuite parce qu'elle permet véritablement de rendre compte de certains motifs prégnants qui modulent l'écriture et l'univers poétique.

Ici, peut-être plus encore qu'ailleurs, nous choisirons de prendre aussi appui sur des textes situés en marge de notre corpus strict ; il sera principalement fait appel à L'herbe des talus, et surtout à ce petit condensé d'art poétique qu'est Celle qui vient à pas légers. Ainsi, dans le premier de ces recueils : « Songeant à ce que furent mes études, il me semble qu'elles tiennent tout entières dans ces après-midi perdus en bordure de la zone, à chercher à dix ahuris (oui, rarement onze), l'équipe en général complète, elle, et entraînée, avec laquelle on devait disputer le match[1] ». Le premier terreau, la première culture du poète, semble se cristalliser dans cette espace indéfini, terrain vague, que remplit seulement la quête, l'espoir d'une possible aire de jeu. Progressivement, le jeu devient d'ailleurs la figure absolue du cosmos ; la narration se trouve envahie par des termes à connotations cosmogoniques autour desquels s'articulent les métaphores qui tissent le texte, et ce, jusqu'à une « théorie cosmologique du ballon de foot[2] ». Le football est le lieu privilégié où l'univers se découvre dans ses formes les plus instables : maîtriser le ballon, c'est alors s'insérer au coeur du mouvement des choses, apprendre à en jouer, à s'en jouer, c'est reconnaître enfin que « le monde tel qu'il tourne est de connivence profonde avec la logique et l'imprévisible du jeu de football ». La « tourne », vertige du jeu, des astres, et des mots.

« - D'habitude, / On jouait au foot à distance égale du ciel et des prairies, / Et j'aimais le ballon lourd de glaise comme un soleil, / Je l'embrassais fort contre ma joue et ma poitrine[3] ».Le football, c'est encore cette sensation de faire corps avec l' intimité du monde, de se l'incorporer aussi, peut-être. Le ballon, objet transitionnel tout désigné, n'épuise pourtant pas sa fonction dans cette seule sublimation d'une sensible absence ; car « lourd de glaise », il rappel que le jeu est toujours création, et  désigne immédiatement le joueur comme démiurge, comme celui qui par un baiser, anime tout objet, lui confère son rayonnement. En ce sens, il est clair aussi que le jeu représente le juste lieu où se tenir, la juste distance aux choses.

Et il n'est pas non plus étonnant dès lors que le jeu apparaisse directement lié à la découverte de l'écriture : avec le football, ou plus exactement après la partie, surviennent les débuts du prosateur. Ce qui se révèle cette fois, c'est le jeu comme jet[4], et de bonds en rebonds, cette succession de motus prend bien forme de mots. Dans ce jeu ouvert par la balle lancée, balancement qui, à l'image de celui de la bobine de Winnicott, creuse l'espace et affirme l'entrouvert comme le juste lieu, c'est l'écriture qui se fait jour, se découvre elle-même et choisi de s'affirmer : « soudain les mots des poèmes se mirent à exécuter des séries de plongeon encore plus fantastiques ; on eût dit que le monde, enfin projeté hors de son irréalité coutumière, rebondissait sous des acclamations dans la vérité troublante de leur espace[5] ». L'écriture se soutient de cet élan vital, de ce bond primordial ; le mouvement est son essence même, et le bond, ou le saut, tellement récurrents dans tous nos textes, peuvent figurer aussi l'acte poétique; « moi j'imaginais sans bouger un grand bond par-dessus ce désastre, ma disparition d'un seul coup sur les rails où fonce une seule étoile déchiquetée[6] ».



[1].L'herbe des talus, p. 20.

[2].ibid. p. 23.

[3].p. 120.

[4].On se souvient que Platon dans les Lois, II,653, émet l'hypothèse que l'origine du jeu se reconnaît dans le besoin de bondir des jeunes animaux ; par ailleurs, Huizinga souligne, dans Homo ludens, la liaison qui, depuis toujours, unit le jeu au bond, en s'appuyant principalement sur des bases lexicologiques : ainsi du gothique, où « laïkan », qui désigne le jeu, signifie aussi « bondir ».

[5].Celle qui vient à pas légers, p. 18.

[6].p. 149.