B : Le travail du jeu 1) La règle du jeu
La parole poétique chez Réda possède un
statut particulier, en ce qu'elle semble perpétuellement confrontée au risque
du chaos, d'une perte complète de toute possibilité d'organisation, et donc de
signification, de lecture. Ainsi le surgissement de la voix du poète correspond
tantôt à l'installation du désordre, tantôt à l'apparition de l'unique recours
possible pour le surmonter. Le poème « Seuil du désordre[1] », dans Amen, présente bien cette ambiguïté radicale : « J'avais
assez d'orgueil pour n'attendre que l'éclatement, le surcroît […] /
Cependant était-ce la foudre, ou bien / Sur cet espace dévasté par ma
naissance / L'ordre enfin rétabli dont me saisissait la
douceur ? » On le voit, c'est cette épiphanie de la parole, bien plus
encore que du poète — il s'agit ici de commencer, du commencer — qui
dans son avènement soudain vient ruiner l'étendue, ce champ de
"neige", mais avec une puissance telle que, dans le même temps, elle
le restaure dans sa virginité première : "Mais quel ordre, sinon
celui du monde innocent avant moi, / Plein de mots non souillées encore
par ma bouche… » Univers étrange où la prise de parole est ressentie comme
l'instant d'une contamination, tache qui vient souiller une langue pure en
elle-même, « langue étrangère » au poète en ce qu'elle le précède,
cristal, bouquet achevé. Ainsi, s'accaparer le langage, c'est risquer de le
perdre aussitôt dans son intégrité, et de se perdre soi-même pareillement, ne
laissant plus subsister qu'un néant à l'enseigne du chaos. Il y aura donc toujours chez Réda une
indicible nostalgie de la langue perdue, parfaite en deçà de lui, symétrique de
ce « Livre », autre absolu, autre absent, que guettait Mallarmé
au-delà de lui-même; l'écriture poétique reste toujours la quête d'une unité
impossible. En ce sens, il serait possible de lire dans cette conception de la
parole, le souci d'un espace poétique régit par le principe ludique. En effet,
si la langue est d'abord cette « primitive massue[2] », instrument grossier surtout propre à asséner
une signification « brutale », et dont la règle de maniement échappe
au poète barbare et profane, tout l'effort de celui-ci devra consister à en
retrouver le principe, un fonctionnement, un ordre qui soit « douceur ». Or, toute cette révolution se fait au
fil des étapes marquées par une langue pleine de « mots souillés par [l]a
bouche » même qui les profère; ce n'est donc que dans une langue
résolument personnelle, voire personnalisée, celle qu'il se donne à chaque pas
suivant les règles de son propre jeu, que le poète redécouvre l'harmonie d'un
verbe perdu dès l'origine. C'est aussi pourquoi la parole de Réda apparaît si
souvent déchirée entre l'urgence violente d'un élan vers la « langue
étrangère », et l'effusion inquiète, mais plus intime et secrète, au coeur
de ce qu'il nomme « mon parler, ma langue[3] ». Vacillement entre le désir d'un « vers
qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et
comme incantatoire[4] », et la quiétude d'une poésie sensible aussi à
la petite « météorologie intérieure[5] » du poète. Cependant, au sein de cette
dichotomie où prend forme une poétique qui ne se soutient que des règles
qu'elle se donne à elle-même dans l'instant de son apparition, la tension ne
doit pas être rechercher, ni dans un vocabulaire à lui seul signifiant, ni dans
une syntaxe aux ressorts sibyllins, ni dans aucun autre trait spécifique
immédiatement lisible et qui n'appartiendrait en propre qu'à notre corpus et
dont lui seul détiendrait le chiffre. « Ce que j'ai voulu c'est garder les
mots de tout le monde ; / Un passant parmi d'autres, puis: plus
personne […] / Afin que chacun dise est-ce moi, oui, c'est moi qui
parle —/ Mais avec ce léger décalage de la musique / A jamais solitaire et
distraite qui le travers[6]e ». Et c'est bien moins ici une quelconque
prétention à l'universalité qu'il convient de lire, que l'affirmation de la
quête d'une plus juste position de la parole ; le poète n'est gardien, ou
gardeur de mots que dans la limite où il les restitue tels qu'en eux-mêmes le
passage les aura changés : passages conjugués du poète dans un monde
duquel personne n'est exclut -pas
même monsieur — « tout-le-monde » —, et du poème en autrui.
La poétique de Réda se veut ainsi toute de nuances et de subtilités, afin
d'instaurer « ce léger décalage de la musique » qu'il nous invite à
repérer dans le mouvement même de notre lecture, dans le jeu de notre propre
voix reprenant la sienne, et dans lequel nous devons nous efforcer de discerner
la réussite de cette écriture. |