2) Petite rhétorique mélancolique

 

La poétique de Réda est marquée en profondeur par la présence d'oxymores qui viennent s'insérer dans le tissu textuel et introduire une ambiguïté latente. On sait que l'oxymore est communément considéré comme un des traits caractéristiques de l'écriture mélancolique, pour le moins depuis le « soleil noir » nervalien, mais surtout depuis Baudelaire, chez qui le fonctionnement de l'oxymore va de pair avec une rhétorique qui goûte tout particulièrement les figures extrêmes, et en particulier l'hyperbole[1]. Pourtant, avec Réda, l'oxymore témoigne moins de la recherche d'un absolu des sentiments et des images dans le surgissement de l'horreur, que de la volonté d'inscrire la parole poétique sur le fond d'une « inquiétante étrangeté ». Le monstrueux en tant que tel y est pacifié, mais sans doute pour mieux en indiquer la troublante possibilité, comme en ces « jardins pleins de monstres paisibles[2] ».

En fait, il semble bien que l'oxymore apparaisse pour indiquer un subtil balancement du monde, des choses, entre des états contradictoires, dont il se refuseraient à présenter une seule face, restant toujours dans l'équivoque, l'entre-deux : « les beaux yeux de divorce[3] », ou encore, cet œil à la « tendre sauvagerie[4] ». Pour indiquer aussi des différances des choses avec ce qu'elles seraient censées représenter : ainsi de la « clarté menteuse du matin[5] », de la « douceur sanglante[6] » ; ou de « la cruauté d'enfance » sur un « visage massif couronné de furieuses boucles[7] », qui compose un vers intéressant en ce sens qu'aucun des syntagmes ne forme véritablement à lui seul une alliance de mots,mais que la réunion des sèmes présents suscite l'apparition d'un ange maléfique.

Car le poème frémit davantage de ces rapprochements tourmentés qui s'efforcent de faire jouer l'intervalle entre les signes, que des vertigineux abîmes ouverts par l'hyperbole. Il y a en effet chez Réda comme une réticence à l'emploi de cette figure ; peut-être parce qu'elle distend excessivement les éléments au lieu de s'appliquer à les définir au plus près de leurs contradictions. Il est ainsi étonnant que les rares emplois de l'hyperbole soient généralement donnés comme des réduplications qui sont autant d'emboîtements (« Halo des milliers d'yeux des milliers de troupeaux[8]… »), et qui tendent paradoxalement à réduire l'effet de gigantisme pour se concentrer sur la recherche de l'infiniment petit, de l'ultime élément, dans une plus juste adéquation à la chose : ainsi de ce « gouffre où tu éclaires / Les racines des racines de l'ébranlement[9] », ou de ces étapes qui « divisaient à n'en plus finir la moitié de la moitié d'une, distance obstruée par la nuit[10] ». Il ne s'agit pas tant de se perdre dans cette démesure que les docteurs ès mélancolie traquent sous le nom d'extremitas, mais bien plutôt de rester fidèle à cet éthos de la mesure, mesure d'un intervalle qui sépare la chose d'avec elle-même.

Cependant installant la parole au coeur du jeu qui fait le souci de chaque chose,le poème en vient à écarteler le sens du monde, et  présente un espace où celui-ci ne se bâtit plus que sur la destruction de la signification première, unique. Le « tonnerre muet du temps[11] », la « face horrible d'amour[12] », la « fraîche couronne de flammes[13] », ou « les cataractes de paix[14] » témoignent d'un travail des mots pour rendre compte autrement du monde, pour essayer de dire l'indicible, car il faut bien « répondre en criant à l'espace qui n'a rien dit[15] ». Le poème « L'aurore hésite[16] » est à ce titre fort intéressant: pour le poète, le monde n'a de vérité qu'en tant qu'espace du contraste et de ses jeux ; sa réalité n'est que dans la tension d'un passage si ténu qu'il laisse ouverte la question : « est-ce vraiment l'aurore ? » Ainsi l'écriture, dans sa course en avant, doit-elle pour le moins maintenir quelque chose de cette hésitation originelle : « cependant, / Je marche d'un bon pas sous le cri mat de l'oiseau / Et les arbres enchaînés m'accompagnent ». L'oxymore sera une des régions possibles — parmi d'autres, nous le verrons- pour cette exploration, au fil des mots, des milles défauts du monde, ou de sa plénitude insensible à la finitude de la langue qui s'épuise à rendre ce « son optique[17] », ou la « lumière absente et véritable[18] ». En ce sens, l'écriture poétique de Réda trouve bien son emblème « dans le ruissellement figé de la pierre, dans l'eau ancrée à sa pente » qui sourd « comme un élan / De l'obscur vers le seuil en nous brisé de la lumière[19] ».



[1].Rappelons-nous simplement cette « oasis d'horreur dans un désert d'ennui ».

[2].p. 41.

[3].p. 203

[4].p. 65.

[5].p. 101.

[6].p. 171.

[7].p. 23.

[8].p. 46.

[9].p. 34.

[10].p. 150.

[11].p. 63.

[12].p. 30.

[13].p. 96.

[14].p. 60.

[15].p. 181.

[16].p. 43.

[17].p. 139.

[18].p. 51.

[19].p. 109.