3) La métaphore : économie du lien

 

Le travail du jeu dans l'écriture de Réda, passe par un rapport tout particulier au mot et à la gangue qui parfois vient l'empêcher de trouver sa pleine mesure, le cantonnant dans l'espace sémantique de « l'universel reportage ». Réda est également attentif à cette perte de signification des mots isolés, simples lexies, qu'aux expressions englobant plusieurs syntagmes. De ce jeu sur des signifiés parfois cachés, éludés par la pratique courante de la langue, se nourrissent d'innombrables métaphores qui semblent ainsi rouvrir l'espace du monde et du langage, en proposant, outre des associations verbales inattendues, des « illuminations » souvent saisissantes.

Ainsi, par exemple, dans « Les fils du ciel » : « l'étonnant ciel multiple est rempli de colères inexplicables. / Il s'assied quelquefois à la porte de la maison : / Les étoiles dans sa barbe profonde fleurissent ». A la personnification, relativement banalisée, du ciel en vieillard, s'ajoute la relexicalisation de l'expression figée « barbe fleurie », qui, non seulement vient accomplir la métaphore, mais annonce par ailleurs le thème du roi souverain qui apparaît deux vers plus loin. La poétique se ressource sans cesse à ces « légers décalages de la musique » quotidienne du langage : le poème n'est point doux ronronnement, mais vient perpétuellement perturber un ordre langagier par trop limpide. L'expression « sous le ciel énorme et trempé qui flotte[1] » dit bien à la fois, grâce au double registre de langue possible de flotte, la pluie d'orage (il flotte, il pleut), et ce mouvement quelque peu irréel d'une masse nuageuse légèrement ballottée et en suspens sur les têtes. Et l'on pourrait ici multiplier les exemples de vers similaires qui, dans le droit fil de la réflexion jacobsonnienne sur l'ambiguïté inhérente à la fonction poétique, se propose de retrouver des « mots neufs, étrangers à la langue[2] », plein d'une signification débordante, non « exténués comme le sens des mots / Ordinaires[3] ».

De même, innombrables seraient les exemples de syntagmes jouant sur des expressions toutes faites subtilement modifiées. Dans la deuxième pièce de « Récitatif », le vide partout fait pente et perte se précipite — écoutez-moi  / parler encore un peu le cœur répandu dans ce vide / qui gonfle comme un sac, se ferme comme un sac — au sac / les derniers débris de la voix, du cœur qu'on évacue » ; le tiret, qui fait surgir au terme d'une comparaison originale l'écho d'un syntagme bien connu (tac-au-tac) réaffirme le caractère quasi-incontrôlable de ce mouvement, et dans la variation phonétique qu'il exhibe, révèle le lien entre le mouvement  du vide et celui de la parole — partout, pente, perte, précipite. Cependant, il arrive aussi que des réminiscences masquées d'expressions lexicalisées ne servent pas directement le sens du poème. elles se tournent alors résolument du côté du ludique, d'un jeu avec les mots, jeu de mots qui est aussi l'héritage de la poésie, de Villon à Queneau voire Renard : comme cette expression « sans chevaux ni tempêtes » qui clôt un vers de La tourne, et où résonne comme une absence de tambours et trompettes. Ou encore « Oraison du matin », où l'on entend « chanter les colosses de roses[4] », masse d'un bouquet qui rhétoriquement fleurit sur l'érosion langagière de Rhodes.

Car Réda aime à pousser le langage, tout comme le monde, jusqu'à ses plus extrêmes limites pour en explorer le jeu véritable et les possibilités de significations nouvelles qui s'y trouvent offertes: la jouissance du poète apparaît dans cette dilection pour l'instant où la métaphore s'accomplit simplement, où l'expression figée retrouve d'un coup son élan, son dynamisme propre. Le poète ne fait pas la langue, il en suscite plutôt les rencontres productives, veille à en « rémunérer » les défaillances par une humble attention à ce qu'elle propose déjà « littéralement et dans tous les sens » : « de la rue avec son vieux mur on dit qu'elle s'enfuit / C'est vrai[5] ». Humilité d'une écriture poétique qui ne vise pas à un hermétisme construit et personnalisé, mais qui cherche à rendre sensible le jeu intrinsèque de la langue. Et si cette dernière conserve en surface sa fonction instrumentale première, chaque mot découvre, dans le même mouvement, que le signifié qu'il porte déborde de beaucoup celui accordé habituellement à son signifiant ; l'espace poétique devient ainsi, dans une lisibilité absolue, ce lieu d'échange et de modification incessantes où le sens ne se cristallise jamais définitivement mais demeure alchimie permanente.

Le poème manifeste tout naturellement cette attention à l'ouverture aux sens multiples par la place importante qu'il réserve au jeu des mots: non pas toujours jeu de mots, mais échanges, transports de signification entre des syntagmes, ou plus généralement entre des phonèmes voisins. Car l'oreille compte autant que l'œil, et c'est dans les jeux d'échos qu'il convient de suivre le travail poétique. Ainsi, dans « Le détour[6] » : « A la place du cœur l'espace des cohortes, le vent / Dans la porte enfoncée et la pente de l'expulsion »,puis quelques vers plus loin « mais comme un jour d'été sur la ligne de fuite des nuages […] / Un cœur s'enfle et m'apaise. Ici la paix, entre les faux ; / Étroite; pas un geste ; à peine un murmure de fou ». On voit bien comment se tisse progressivement le sens, et comment le jeu des mots produit une sorte de démultiplication des effets. Ce qui prend la place du « cœur », c'est encore le « chœur », mais celui des nuages, bataillon symphonique, « espace des cohortes », dont les mouvements, semblables aux battements de celui du poète lui procurent par ailleurs la paix ; car l'enflement et l'apaisement ne disent pas seulement le rythme d'une masse, mais aussi l'unisson d'un sentiment, introduit par le pronominal "m'". Pourtant ce qui est le plus remarquable ici, c'est peut-être encore davantage ce qui suit directement ce jeu. En effet, par la précision « ici la paix », puis par le jeu phonique de fin de vers « faux /fou », le poète en rajoute sur les deux effets précédents; comme pour mieux dénoncer les procédés de l'écriture: « le détour, tel un art poétique, indication métalinguistique. Ce qui importe alors, c'est avant tout le cheminement écrituriel, le jeu du passage, le déplacement, par-delà la métaphore, dans une poétique mélancolique qui se nourrit de l'absence, et cherche toujours à faire chanter un sème oublié dans l'instant premier de la profération. Ainsi du jeu « trancher /retrancher[7] », des « jardinets à demi fous » « d'herbe folle[8] », du passage de la « bestialité » à la « bêtise[9] », de la variation « affleurant /effleurant[10] », ou encore de l'enchaînement « tremblement de trains, de reins[11] », autant d'exemples qui stigmatisent le penchant de cette écriture pour un espace où le poème, en voulant trop dire, trop rapporter, se risque à tout moment vers le non-sens, ce lieu « où le vide partout fait pente et perte se précipite ». Poétique où les mots sous les mots, par l'ambiguïté de leur présence /absence, résonne plus fort, et paradoxalement, plus clairs. Ainsi de l'incipit de « Tristesse d'Homère[12] », « Cet homme ici devant la mer qu'il ne voit plus… », où, avec Julia Kristéva, nous ne pouvons manquer de retrouver la présence diffuse du nom éponyme — Homère, homme /mer — dans un paragramme qui porte en lui la signifiance essentielle du texte.

On voit comment le poème devient ce détour, cette exploration qui s'attarde sur toutes les directions de signification offertes par les jeux associatifs, sémantiques ou phoniques. Ce mouvement, littéralement métaphorique, est la réussite de cette écriture ; le poète, sur les traces de Baudelaire, se donne comme « Le correspondant[13] », celui qui fait signe, lance des ponts, tisse des relations, « invente des lettres pour des gens lointains et gentils, [lui] qui ne connais personne », celui qui « voi[t] dans le noir, comme aux cinémas de campagne,  / Des signes sur l'écran parmi des poussières d'étoiles ». Seule domine cette relation tracée avec justesse entre les êtres, entre les choses. En cela le poème porte toute métonymie à ses limites, la force à éclater en métaphore: « J'arrivais près du mur, qui du lierre, dans la clarté, s'élance telle une jeune fille — / Pour appeler aussi, me rappeler, et la réponse / Était l'air immobile entre nous comme un sourire[14] ». Ce qui se dit ici comme solution, c'est, plus que la simple métonymie (emblématiquement rémoise) — et par ailleurs importante chez Réda en ce qu'elle désigne aussi un des modes de la parole poétique — qui absente l'ange pour n'en garder que son sourire, mais une éclatante « vision » qui vient parachever l'ensemble du poème inquiet de la distance, du « cristal éternel » du ciel « muet depuis toujours », « dont le bleu refuse l'abîme des astres ».

Ainsi le poète est celui qui fait le lien, celui dont le regard voit plus loin pour faire surgir des rapports inattendus. Dans « La fête est finie », « les fleurs que l'on coupa pour vos fronts endormis, jeunesses / Qui dansiez sans beaucoup de grâces au milieu de l'estrade[15] », sont comme le raccourci d'une vie, de la couronne fleurie du roi de la fête, à la couronne de fleurs funéraire : que l'endormissement soit celui de l'ivresse ou de la mort, il se perd de toutes façons dans un passé qui égalise tout, qui se plaît à ce jeu mélancolique qui brouille la présence et l'absence, les fond dans un même instant. Le poème devient alors recherche des « accords fondamentaux », lecture de ces moments où le sens se rompt comme unité pour ne demeurer que comme indice récurrent, simple trace du passage, de la course d'un objet à l'autre, dans leur effacement progressif au profit de leur signification commune, dans la quête d'un sens « plus pur ». Le noyau du poème est alors ce « Transfert[16] » : « A peine avait-il refermé tout doucement la porte / (Il y avait des fleurs, il y avait du feu pourtant) / Je l'ai vu qui me souriait derrière la fenêtre. / J'ai tiré les petits rideaux sensibles-rouge et blanc. / Dehors aussi des fleurs et du feu : neige et ciel ». Le meilleur recours du poète est ainsi le « dieu des métamorphoses[17] », celui qui seul permet un échange dynamique des signifiés qui ne soit pas mort du signifiant : celui qui autorise aussi ces métaphores filées auprès desquelles l'écriture vient parfois se ressourcer avec bonheur, comme par exemple dans « Pluie en octobre[18] », qui joue — avec en plus un effet de mise en abîme — sur « l'église de pluie », « les ruines de pluie ogivale sur le pays » et, dans le tourbillon de la métaphore, sur le voilement et le dévoilement continuel des objets présentés.

Cette poétique de la métaphore qui s'appuie sur son fonctionnement comme lieu du passage, de l'aller-retour, de l'ouverture d'un jeu dans l'espace de la signifiance, est à situer directement au sein d'un ensemble où l'écriture s'épuise à célébrer d'hypothétiques  retrouvailles avec un objet perdu qui toujours de nouveau s'échappe. Pour le poète, il s'agit de garder sa « page confondue aux carreaux passés de la toile[19] », c'est-à-dire de demeurer dans l'instant de ce passage où le temps de l'écrire se mêle à celui des souvenirs — dont la « cuisine de province » et la toile cirée peuvent tenir lieu de figures emblématiques —, où le temps « passé », à demi effacé peut venir s'inscrire « en filigrane » dans le corps du poème, au risque sans doute, de l'absenté lui-même. Car comme le fait justement remarquer M. Collot, si l'espace de l'échange entre un sens propre et un — voire des — sens figuré(s) apparaît bien comme transitionnel, il ne fait pas de doute qu'il ne soit aussi « conflictuel » : la distance instaurée « peut valoir aussi bien comme écart infranchissable que comme profondeur inépuisable. Il nous faut une fois de plus, à propos de la figure, vérifier cette négativité » [20].



[1]. p. 123.

[2].Mallarmé, Crise de vers.

[3]. p. 99.

[4]. p. 106.

[5]. p. 49.

[6]. p. 96.

[7]. p. 83.

[8]. p. 123.

[9]. p. 81.

[10]. p. 55.

[11]. p. 33.

[12]. p. 18.

[13]. p. 98.

[14]. p. 90.

[15]. p. 103.

[16]. p. 145.

[17]. p. 54.

[18]. p. 59.

[19]. p. 99.

[20]. Michel Collot, La poésie moderne et la structure d'horizon, Paris, PUF, 1989, p. 242.