2) Négativation et poésie
La poétique de Réda est sans cesse aux prises avec la question de la perte, de la négativité. Nous avons vu comment s'effectuait un travail de renversement des significations établies par la reprise de syntagmes lexicalisés réorientés et resémantisés, ce qui constituait déjà une forme de négation introduite dans le corps du poème, mais il nous faut maintenant envisager de quelle façon la négation elle-même peut surgir pour modeler le texte. Paradoxalement, ce ne sont pas les
négations syntaxiques qui dominent le système du texte. La négation, comme
telle, n'est que peu présente, ou du moins non signifiante pour l'analyse, le
seul trait véritablement pertinent étant la prédominance de la locution
« ne… plus », qui s'impose comme pour mieux marquer que dans l'espace
du poème côtoyant les rives de mélancolie, toute négation est en quelque sorte
irréductible. Le premier fait saillant pourrait être
l'emploi qui est fait de la préposition « sans ». Présente pour
déterminer le manque (« solitude sans nom[1] », dieux « sans offrandes[2] », « eau sans profondeur[3] »… ) elle est en fait surtout utiliser pour
dire la privation de qualités apparemment essentielles à l'objet évoqué, et
donc pour créer un effet d'« inquiétante étrangeté », un peu semblable
à celui d'une alliance de mots. Il en va ainsi du « feu sans flamme de
l'éther[4] », des « voix [qui] brûlent sans une
flamme » ou de « l'œil fixe et sans paupière[5] », de « l'orme sans ombre[6] », voire de « la lumière
d'hiver [qui] ne projette aucune ombre[7] ». La négation se présente alors comme ce
contre-discours que la parole protège en son sein, et qui la déstabilise. Le
poème ne survit que de chercher à « acquérir le savoir qu'enseigne la
limite de l'autre / illimité soudain » ; comme si d'un coup toute
signification se perdait ne laissant subsister que ce non-sens qui est avant
tout sa propre négation, et qui fait du poème une aire livrée à la
« tourne » des mots, volte vertigineuse, qui ne rime à rien puisque
rien ne peut plus s'y dire, qu'une impuissance à établir le manque. Dès lors, il peut être intéressant de
s'attarder sur l'utilisation massive du préfixe négatif, et en particulier du
préfixe « des- », autre marque saillante de la négativité dans le
texte. Il serait en effet possible d'en relever plus d'une centaine
d'occurrences dans notre corpus, dont une bonne cinquantaine pour celui cité.
La trame de chaque poème apparaît ainsi minée par le jeu des préfixes qui
déterminent une constante négativité sous-jacente, toujours présente mais
refusant de s'avouer telle quelle. Tout l'univers poétique se bâtit ainsi
sur des mots eux-mêmes déjà ruinés qui ne valent que par le « manque
initial », le « retranchement » dont ils sont porteurs. Le sème
du manque et de la destruction s'impose progressivement au fil de ce chapelet
qu'égrène chaque poème[8], présence sans cesse réitérée d'un espace livré à la
perte irréductible. La parole elle-même se perd, toujours égarée,
« dévoyée », « débordée », « en exode », hostile
parfois à la simple lecture, « indéchiffrable »,
« indéfinie ». Et il serait vain de vouloir accumuler les exemples,
même si leur richesse[9], prouve combien leur présence renvoie à une volonté
de diffracter à l'infini le sème négatif. Incroyable prédominance d'un suffixe
qui s'impose au point de contraindre la lecture par le climat qu'il crée.
Bientôt ce sont même « détruit », « décombres »,
« déchiqueté », « déboires », ou « dédicataire »,
qui sonnent le glas de sèmes que l'on ne perçoit plus bien mais qui ne sont que
plus prégnants dans leur absence : l'impossibilité de rapporter cette
négativité à un signifiant,fait qu'elle demeure dans son isolement et devient
le sens premier d'une parole qui parait ne plus « décliner » que le
vide qui la nourrit. La référence elle-même se perd, la mesure[10] ; et le « dénombrement » sonne comme
son contraire, comme une perte de la possibilité du nombre[11]. Il n'y a plus alors qu'émergence de sens
désignifiés, « représentations dévitalisées » écrivait Kristéva dont
l'analyse sur le « déni de la dénégation » comme caractéristique du
mélancolique permet de lire ce trait d'écriture comme participant du mécanisme
du deuil impossible. Impossible, non ici parce que refoulé, mais au contraire
parce qu'évoqué constamment sous des formes vides, au moyen de « signes
déprimés ». Ainsi, cette négativité en profondeur, figurée au coeur de
chaque poème, n'est jamais que reprise d'elle-même, dans la vacuité d'un
contexte qui s'étiole parce que délibérément absenté. Le jeu de l'écriture
retrouve ici encore celui de la bobine en ce qu'il ne se réalise que sur la
négation, qu'il n'est que manifestation de signes dont la présence ne vaut que
comme négatifs d'une absence. En ce sens, jouer, comme écrire, c'est faire
vibrer l'absent, le rien. [1]p. 28. [2]p. 29. [3]p. 159. [4]p. 75. [5]p. 41. [6]p. 51. [7]p. 174. [8]« dévasté » ;
« désastre » ; « désordre » ;
« démantelé » ; « décomposé » ;
« désaccordé » ; « délabrement » ;
« démeublé » ; « démontage » ;
« défaire » ; « décapité » ; … ;
« inhabitables » ; « insomnie » ;
« impalpable » ; « méconnaissable » ; « appendu » ;
etc. [9]« déclive »(p. 53),
« démarrées »(p. 97), « décramponnés »(p. 159),
« détricotée »(p. 164)… [10]« Où
sommes-nous, entre l'encre oublieuse et les étoiles En
travail démesurément autour de ce berceau Que
la pensée à son commencement perpétuel Habite
à petits cris ; » (p. 15). [11] « Cependant je croyais toucher
l'herbe minutieuse Et
les cailloux à jamais dénombrés ne m'étaient pas Étrangers ; »
(p. 51). |