2) Ruines et fragments

 

L'univers poétique de Réda apparaît dominé par la destruction, la déréliction: il est un monde en ruine, habité par le désastre comme l'a bien vu J.M. Maulpoix. Ici encore, il conviendrait de lire dans cette fragmentation le morcellement des éléments du monde, une reprise du topos mélancolique qu'a véhiculé avec constance toute la tradition iconologique. Chez Réda aussi, le sol est souvent jonché d'objets épars, abandonnés « désaffectés sous la ronce et la rouille[1] ». Il s'agit de textes où se mêlent parfois décombres, tombeaux, cendres, épaves, dépotoirs… ainsi que l'ensemble des occurrences que nous avions relevées en parlant de la négativation. Les ruines, qui sont celles des souvenirs, du temps passé, perdu, constituent aussi l'unique fondation où accepte de s'ancrer la parole poétique : « Je ne revois que des cornets déchirés, des canettes / Dans l'herbe saccagée, et des guirlandes en lambeaux,  / Et l'urne de la tombola brisée sous les tréteaux,  / Et l'obscur espace du tir d'où plumes et bouquets / Ont chu dans la poussière[2]. ». Et ailleurs cette page qui est comme cette « neige jonchée encore de célestes lambeaux[3] ». Le désordre est d'ailleurs un des modes de sa poétique et nombre de poèmes témoignent d'une certaine surdité à l'ordre, à la loi, à la raison normative, qui ne laisse apparaître que l'exubérance et parfois la difficulté d'un jeu débridé, sans règle définissable :« petits travaux, petit ménage, tu sais, / dès l'instant qu'on l'a vue on n'en finit plus avec la poussière / sitôt qu'on range un peu c'est l'installation du désordre[4] ». Douleur aussi d'un état qui échappe au sujet : « Oui, beaucoup de désordre encore dans la tête, et dans ce cœur / De trouble difficile à comprendre[5]. » Comme l'écrit J. Starobinski à propos de Baudelaire : « La pire des mélancolies, c'est alors de ne pouvoir passer outre, de rester captif du bric-à-brac[6] ». Et notre poète le sait bien, lui qui dans « Mon parler c’est à vous que j’écris… », note entre parenthèses et en italique : « (le désordre est tenace / le désordre toujours dès que l’on cesse de vouloir / se rétablit de lui-même avec une grande facilité[7]) ». Il y a ainsi chez Réda une tentation perpétuelle d'un rangement, toujours déjà livré à l'échec.

Car le poète est lui-même le « seuil du désordre ». Ce poème, dans Amen, recèle  une large part du sens de cette fragmentation de l'univers ; « J'avais assez d'orgueil pour n'attendre que l'éclatement, le surcroît. / (Commencer est terrible, oui, terrible et défendu, / Hors de cette irruption d'oiseaux inconnus qui foudroie.) / Cependant était-ce la foudre, ou bien / Sur cet espace dévasté par ma naissance / l'ordre enfin rétabli dont me saisissait la douceur ? / Mais quel ordre sinon celui du monde innocent avant moi, / Plein de mots non souillés encore par ma bouche, plein / De la présence où je ne fus que porte battant sur le noir[8] ? ». L'ordre, le seul ordre possible, c'est toujours celui d'avant le sujet, Éden vierge dans lequel il ne pourra jamais régresser. Le poète est ainsi le désordre par sa seule présence : seule son absence pourrait restaurer l'ordre. Non par sa mort mais par son retour dans l'au-delà de la naissance. Il y a donc chez Réda le sentiment d'un défaut initial, — qui peut se lire dans les tourments du commencer —, défaut indépassable et dans lequel il convient malgré tout de se tenir: «  O tête / Ici de tout soutien privée, où est le mur ? ( Un mur / A défaut d'une mère, et dormir dans les ruines de son front[9]) ». Ce qui vient suppléer la douceur du ventre de la mère, ce ne peut être désormais que les « ruines » de ce « flanc » de « mur ». Le poète sera donc celui qui cherchera sa place la plus juste au creux ruiné du monde : et en ce sens, le début de La tourne peut aussi se lire comme une nouvelle naissance, la tentative d'un nouveau départ après une retraite fœtale dans laquelle se serait retiré le poète : « — après cela (je commence, je commence toujours, mais c'est aussi toujours une suite), après cela j'avais essayé de quitter ma vie. Elle s'était en réalité déjà séparée de moi, comme une maison rejette ses habitants à l'occasion d'un tremblement de terre. Bien sûr aucune maison ni cette vie ne m'avaient appartenu. Cependant je restais pris sous les décombres. Il y avait dans cet écrasement encore de la protection et de la chaleur. J'aurais dû me tenir tranquille. Des événements plus sourds se préparaient dehors. Insensiblement le temps s'était remis en marche dans sa poussière. Moi j'imaginais sans bouger un grand bond par-dessus ce désastre, ma disparition d'un seul coup sur les rails où fonce une seule étoile déchiquetée. Mais tout s'accomplit à son heure, on décide peu. De nouveau j'accomplis de petits voyages[10] ».

Car si le monde est ruiné, il l'est essentiellement par la présence du poète, le regard que celui-ci porte sur les choses. C'est l'œil du poète qui les pousse aux limites de leur déréliction; comme l'œil platonicien, il obéit au principe des vases communicants. La vision du poète se projette hors de lui et façonne le monde à son image. Le désastre intimement ressenti devient désastre au cœur du monde: Ainsi dans « Pluie du matin », où « Le jour qu'on ne voit pas lentement se rapproche, / Poussé par les nuages bas, / Décombres fumants de l'espace[11] ». Et il en va ainsi dans de nombreux poèmes et plus particulièrement, bien sûr, dans ceux qui se tiennent au déclin même du jour, à cette heure propice qu'est le crépuscule. Le regard du poète fait alors s'effondrer le paysage comme, parmi d'autres exemples possibles, dans « Dernier dimanche de l'été » : « (Le ciel détruit, le pâle échafaudage en feu sur la vallée où les chemins, aux abords du village, rôdent comme l'idiot; et le disque de l'étang mort haut déjà sur les vignes dévoyées par cette brûlure : dimanche dans le long délabrement des cloches, le tonnerre muet du temps.) / Qui nous délivrera ; qui viendra nous chercher dans ces décombres[12] ? ». Le poète se construit ainsi un univers dont le ton dominant serait cette couleur « terre du soir brûlée », qui est elle-même, comme une étape sur ce « Retour au paysage impalpable des origines, / Cendre embrassant la cendre et vent calme qui la bénit[13] ».

L'aire de prédilection du poème devient ainsi progressivement celle des terrains vagues, et il n'est peut-être pas étonnant que de Amen à La tourne et surtout par la suite, des Ruines de Paris jusqu'à Retour au calme, les banlieues et les lieux abandonnés prennent une importance grandissante au sein du périple mélancolique. Car le terrain vague est aussi essentiellement celui du vague-à-l'âme, celui où le sujet se perd en lui-même[14]. Ce qui fait la réussite de ces lieux « désaffectés », c'est que contre toute attente, ils sont l'unique endroit où peuvent se manifester les affects : face à l'espace, et au temps, évidé de la sorte, le sujet se voit toujours contraint de chercher en son sein les signes vrais du monde. Ce qui fait la valeur de tous ces décombres, c'est qu'ils permettent au mélancolique de s'appliquer en lui-même à la quête d'objets susceptibles de remplir la vacuité extérieure et, du même élan, de fixer le manque qui l'habite, en lui conférant une présence réelle aux choses. L'univers de la « Zone », comme l'aurait appelé Apollinaire, de cet espace indéfini qui ne prend consistance qu'en tant que « no man's land » est celui qu'élit le poète : lieu délivré de toute présence explicable, ne participant d'aucune fonction, d'aucun ordre, il est le lieu où choisit de s'arrêter le parcours de l'écriture mélancolique. Ne connaissant ni le vide, ni la plénitude, se tenant dans cet intervalle, ce non-lieu qui le désigne comme présent / absent, il est la première page où s'établit le poème : « le  cœur défoncé de paroles repose là[15] ». Espace fragmenté, en soi, hors de soi, sur lequel la parole vient prendre appui, et dont elle est l'unique recueil possible, le seul moyen de recueillement. Lieu inspiré sur lequel passe « Ce vent qui nous ressemble et parle notre langue / Où chante à mi-voix un désastre[16] ».



[1]. p. 113.

[2]. p. 103.

[3]. p. 14.

[4]. p. 159

[5]. p. 172.

[6]. p. 65. La Mélancolie au miroir.

[7] p. 196.

[8]. p. 16.

[9]. p. 91.

[10]. p. 149.

[11]. p. 42.

[12]. p. 63.

[13]. p. 76.

[14]. On lit dans Les ruines de Paris :« Appuyé dans cette attitude pensive à mon guidon, je me propose de créer l'Union pour la Préservation des Terrains Vagues. L'U.P.T.V. Ce poème (si c'en est un) lui servirait de manifeste ou plutôt de préambule, puisque moi je n'entreprendrai rien, ne pouvant être à la fois dans les rues et dans les bureaux de cette ligue » (p. 45), et plus loin, « car quelque agrément qu'on éprouve quand on y rôde, le terrain vague se déploie d'abord, entre ces interstices, comme un plan de méditation »(p. 46).

[15]. p. 193.

[16]. p. 59.