2) Le blues du ciel

 

Il y a dans la poésie de Réda une omni-présence du ciel qui fait de celui-ci — voire de ceux-ci, car il serait possible de parler des « ciels », comme c'est le cas pour l'art pictural — une des figures centrales et essentielles de sa création. Le ciel domine chaque poème comme il surplombe et emplit tout paysage ; on ne manque jamais sa confrontation, à tel point qu'il est possible  de le considérer comme l'espace même du poème.

Le ciel rédaïen est ouverture par excellence, propulse le poème dans l'infini, manifeste à lui seul le monde et ses pouvoirs. Car le ciel est d'abord ce primum mobile  qui concentre en lui toutes les forces naturelles : il est union syncrétique de tous les éléments, bien que plus spécifiquement lié à l'eau, à la mer. Il y a chez Réda un jeu perpétuel entre le ciel et la mer dont la proximité permet tous les échanges métaphoriques ou métonymiques, comme nous l'avions vu à propos de « Charente ». Davantage, ils sont indissociablement liés dans leur genèse, et l'un entraîne souvent l'apparition inattendue de l'autre, comme si l'image poétique se trouvait contrainte par un ordre supérieur : « Et ces arbres appareillant non vers la neige ou les brouillards déjà sous les collines, / Mais vers la mer intérieure où le ciel se déploie[1] ». Il y a ainsi échange permanent entre le ciel et l'eau qui affichent une complicité inquiétante. « Et le ciel plus immense et bousculé que si la mer / Battait dessous - la mer, l'égarement, l'angoisse, / Quand le jour est définitif à quatre heures l'hiver / Et range doucement tout l'espace dans une boite / Où l'on n'aura plus peur ni du ciel ni de la mer[2] » ; ciel et mer réintégrant un instant leur boite de Pandore, pour que le monde paraisse plus serein, mais boite qui est aussi limite, prison, cercueil d'un infini qui, par l'insatisfaction même qu'il procure, se révèle être aussi la source de toute l'attention du poète. Le ciel est la figure partout présente du désir et du manque inextinguible ; ciel bleu, mer bleue : couleur bleu marine qui traverse chaque poème[3], et donne le ton  majeur et dominant de nos trois recueils.

Le ciel, désigné alors comme source première du mélancolique ? Sans doute, par l'attente et la tension qu'il impose au poète. Car le ciel est d'abord muet, impassible, quand le texte demeure impatient, avide de paroles, de signes. « Ce qu'écrivirent les enfants sur les trottoirs, signes friables / Pour le ciel qui ne sait qu'attendre entre les marronniers, / Le vent, la pluie, et tant de pas indifférents l'effacent[4] » ; ou encore, « La grande cour est vide encore et le ciel ne dit rien de plus / Qu'en mil sept cent cinquante »[5]. Espace « vide », « innocent », mais qui ne s'affirmerait pas de la sorte au cœur de chaque poème s'il n'était que la manifestation de l'indifférence cosmique. Ce qui donne au ciel sa place centrale dans la création poétique de Réda, c'est qu'il instaure un type de communication autre avec les êtres ; le ciel est le principe de correspondance de l'être et du monde. « Ciel d'abîme innocent » dans un premier temps, mais parfois, au plus près du poème. « Dehors nous entendons le ciel comme le souffle d'une bête / Chercher cet autre ciel en nous qui s'écarte sans fond[6] ». La lecture du ciel dans toutes ses variations, et les plus subtiles, est aussi une quête de soi dans les figures du poème. Le regard exhaussé vers le ciel est aussi celui de l'introspection et de la mise en question de soi, du soi : « Je ne sais plus quel est le sens de cet instant / Où par l'étroite fenêtre de l'auberge, / Le ciel éclairait en moi cette certitude : / Voici le vrai visage de ma vie[7] ».

Le jeu des formes, les méandres du discours mis en œuvre par le poète pour cerner l'infini vaporeux du ciel trouvent une réponse dans un échange réciproque des signes qui est comme la juste communication, le dialogue du poète et du monde : « O juste courbure du ciel, tu réponds à nos cœurs / Qui parfois sont limpides[8] ». Le ciel est alors ce révélateur qui entraîne le sujet au-delà de soi, vers un inconscient dont la figure emblématique chez Réda pourrait bien être précisément « cet autre ciel en nous qui s'écarte sans fond », celui-là même dont nous sommes « les fils », ce ciel, « comme cet espace entrouvert sous nos fronts[9] ».

Le ciel redevient ici le lieu majeur de l'inscription des signes. Même s'il n'est plus l'espace où viendrait se loger une absolue transcendance, si les cieux restent sans dieux (« Mais les dieux où sont-ils les pauvres ?-À la cave[10] »), le ciel porte les stigmates du monde : il est bien le point d'ancrage privilégié de toutes les énigmes, et de leurs possible résolution. Il demeure interprétable, non plus simplement dans « les boyaux décevants d'une poule[11] » ou à travers « le lourd présage encore de trois corbeaux / À gauche[12] », mais dans la douceur tranquille de sa transparence qui emplit le poète. Car « l'étonnant ciel multiple […] rempli de colères inexplicables[13] », celui qu'il faut interpeller, insulter pour le réveiller, ce ciel archaïque et violent, sous-produit dérisoire de l'Ancien Testament, n'est pas chez Réda le plus riche ni le plus présent, en ce qu'il correspond surtout à une expérience renouvelée de la parole, du verbe, qui se fait jour au début de Récitatif. Certes, il reste toujours « multiple », soumis aux jeux innombrables de la métaphores, mais tonnerre et violence se diluent dans la nostalgie poétique. Le ciel est baromètre de l'âme, les deux se mêlent, vases communicants. La météorologie du monde est fidèle à la « météorologie intérieure[14] » du poète, et tous deux s'apaisent vite une fois atteintes la vacuité des limites mêmes de la violence. Le ciel retrouve ses subtiles nuances, redevient l'espace du désir des mots, le lieu où s'imprime la « figure secrète »que « dessin[e] sans le savoir[15] » le poète : « ciel énorme et trempé qui flotte, retenu / Par l'averse de soie et les attelages de cygnes[16] ». Les vers, « attelages de signes », submergent ainsi un ciel ballotté par la pluie qu'il échappe, espace où l'équilibre des choses se perd, pour n'être garanti, peut-être, que par le « soi » qui se répand.

Ce qui importe alors, c'est d'« ouvrir le ciel », c'est-à-dire, de s'y ouvrir soi-même : « Mais le ciel, qui voudra l'ouvrir à l'ombre que je fus[17] ? » Le poème cherche dans « le ciel scellé » la faille où se tenir, l'exacte distance, cet espace de « L'Équinoxe ». Poème accompli alors, « quand s'ouvre l'embrasure / Et qu'à travers le ciel fendu selon la mince oblique de son ombre / Le passant anonyme et qui donne l'échelle voit / Paraître l'autre ciel, chanter les colosses de roses / Et le chœur de la profondeur horizontale qui s'accroît / Devant les palais émergés, sous les ruisselants arbres[18] ». Le ciel est ainsi ce lieu en-deçà de l'absence et de la présence où peut s'effectuer la rencontre de l'intime et de l'infini ; après une « lente approche du ciel », le poème atteint ce cœur de l'indicible, et la page se confond avec l'intangible lui-même : « C'est lui , ce ciel d'hiver illimité, fragile, / Où les mots ont la transparence et la délicatesse du givre, / Et la peau froide enfin son ancien parfum de forêt, / C'est lui qui nous contient, qui est notre exacte demeure[19] ». Ciel qui représente le lieu véritable, la « région où vivre », celle où se développe, bien plus que le poète, le texte poétique lui-même : « Nous trouvons un moment de repos, de quoi boire et bâtir, / Sous le ciel arrondi comme un sein qui nous allaite[20] ». Ciel qui est bien la figure matricielle du poème, sa source inépuisable et sa fontaine pétrifiante. Le ciel n'est pas le pesant « couvercle » baudelairien, mais apparaît bien plutôt, « clos sur nous comme une mère[21] ». Le poète se place ainsi sous l'aile protectrice de l'infini ; dans le giron du ciel, le poème trouve une voix qui atteint à l'indicible tout en gardant une limite, qui est aussi la sienne, celle de la page. Le poème du ciel, des ciels, est, en dernier ressort, le seul habitant des cieux.

Comment douter alors que le poème, « ce vent grave qui nous ressemble et parle notre langue / Où chante à mi-voix un désastre », ne soit avant tout espérance du bleu, de ce « bleu qui fut notre seuil coutumier[22] » ? Nous l'avons déjà suggéré, le bleu, couleur de l'infini est aussi la couleur dominante de nos recueils. Cependant, le ciel n'est que rarement donné comme bleu (il se présente même comme ce peintre à la palette terne, presque sans couleurs : « l'espace désempli / Dans son immensité s'égare, s'inquiète / Puis s'apaise en un ciel qui étale du gris[23] »), mais il apparaît en quête de cette transparence qui caractérise le bleu, la plus immatérielle, la plus profonde et la plus pure des couleurs. « Ciel détruit[24] », « ciel dénudé qui tremble » attendant qu'un « barrage cède très haut dans les gorges du levant, / Libérant le bleu sans rumeur qui déborde les cheminées[25] ». Car cette couleur bleue qui, dans sa transparence, symbolise le vide accumulé, et porte en elle l'éclat glacé du cristal (« ciel de glace[26] ») a une place tout à fait singulière chez Réda, qui aime à voir en elle « la seule couleur[27] ». Liée à ce spleen de notre siècle qu'est le blues, à son « très haut degré de grandeur et de beautés pathétiques[28] », la couleur bleue participe pleinement de l'élément mélancolique[29]. Elle est la « teinte naturelle de l'émotion », dit ailleurs le poète. D'une émotion toujours contenue, qui se déploie sur le mode du manque et de la nostalgie. Il est ainsi intéressant d'observer ses modalités d'apparition dans le texte. Elle est d'abord réservée aux amours passées, à cette mystérieuse « N. en tailleur bleu[30] », figure récurrente qui traverse chaque recueil sous diverses apparences, « jeune femme en bleu marine et blanc[31] » dans Récitatif, « jeunes filles bleues et blanches[32] » dans La tourne. Le physique peut changer, reste la couleur bleue, qui devient même progressivement à elle seule le prétexte[33] de ces poèmes où le désir prend le détour de saynètes oscillant entre l'«éroti-comique» et les amourettes « fleurs bleues » (« Le provocateur Amour se dérobait en bleu sombre / Et fuyait sous la cadence inexorable du latin[34] »).

Mais l'imprégnation du texte poétique par le bleu, passe aussi par les éléments du paysage. Celui-ci est habilement infiltré par la couleur, en petites touches, parfois imperceptibles, mais qui, en l'absence de toute autre indication de ton, de pigmentation, finissent par s'imposer comme dominantes. Incognito apparaissent la « cendre bleue des villages[35] », des « volets bleus[36] » ou le « clapotis bleu des collines ». Parfois même, le bleu apparaît directement lié à une autre couleur qui, toujours isolée, finit par s'effacer : ainsi des « lampes jaunes et bleues des hommes[37] », des « toits bleus et roses[38] ». Progressivement, en catimini, c'est tout le paysage qui se trouve envahi : « La montagne et le ciel était presque du même bleu[39] ». Esthétique de la modalisation, de la nuance, qui permet au bleu d'occuper tout l'espace, gardant sa profondeur et sa transparence[40] : « La couleur / Anormalement pâle des yeux dans les villages / Étonne en été ceux qui s'approche des femmes / Et du souffle des puits, demandant qui regarde / Les appelle à travers l'insistance et l'usure du bleu[41] ». Plus encore, le bleu est la couleur qui demeure, lorsque la langue même s'épuise à nommer la couleur : « Tout l'été  au-dehors qui halète dans la poussière / Comme un grand chien noir, noir et bleu[42] » ; vers qui révèlent le bleu comme la couleur ultime. Elle est bien la plus profonde, celle qui subsiste au cœur du noir le plus obscur — ce noir de geai aux reflets bleutés — mais qui indique aussi sa proximité avec les ténèbres mélancoliques, celles que régente Hermès par exemple, et son chien psycho-pompe.

On voit ainsi qu'il ne serait pas faux de dire que le «bleuir» est un des outils privilégiés de la poétique rédaïenne, visant à suggérer un climat plutôt qu'à imposer une parole. Et en ce sens, Réda est aussi « dans la note » de John Lewis à propos duquel il écrit  : « John Lewis a un très fort penchant à la blue note. Jusque dans les interprétations qui n'ont qu'une parenté des plus vagues avec le blues, on remarque cette tendance irrépressible à introduire du bleu[43] » . Il a lui aussi le même penchant pour cette couleur, et les fortes connotations mélancoliques dont elle est porteuse, comme viendra d'ailleurs le confirmer Les ruines de Paris, et son poème central : « Une petite porte bleue[44] ».

Le bleu est ainsi l'horizon suprême du poète et de son texte, qui n'existent que d'essayer de s'y fondre : « Toi qui peux consoler, dieu des métamorphoses, […] ne me laisse pas entre la rue et les nuages, / Contre la marche bleue heurter mon crâne ; casse-le, / Répands-le dans ta douceur d'ardoise et d'horizon[45] ». Image qui retrouve une certaine esthétique mallarméenne[46], affirmant tout haut que le poème sera l'Azur ou ne sera pas. Résonance très pur d'un « bleu angélus », qui n'est plus la hantise de la parole mais vient sereinement la sublimer — puisqu'« il suffit d'une goutte de ce bleu pour que tout soudainement se colore[47] » —, et que Réda restaure en « chœur du bleu marine[48] ».



[1]. p. 64.

[2]. p. 175.

[3]. Et toute l'œuvre de Réda, puisque son dernier volume, Le sens de la marche, s'achève par le beau poème « Traversée du bleu ».

[4]. p. 35.

[5]. p. 26.

[6]. p. 71.

[7]. p. 41.

[8]. p. 48.

[9].pp. 81-82.

[10]. p. 86.

[11]. p. 87.

[12]. p. 89.

[13]. p. 81.

[14]. L'expression est d'Amiel, dans son Journal, 12 décembre 1850.

[15]. p. 41.

[16]. p. 123.

[17]. p. 116.

[18]. p. 107.

[19]. p. 48.

[20]. p. 73.

[21]. p. 74.

[22]. p. 59.

[23]. p. 185.

[24]. p. 69.

[25]. p. 65.

[26]. p. 153.

[27]. Titre d'un chapitre de L'improviste, Paris, Gallimard, 1980.

[28]. Ibid. p. 14.

[29]. Cf. « … le vent qui nous tord dans l'amour et la mélancolie creuse des cheminées à suie d'étoiles vers l'insondable brasier de bleu » (Ibid., « La mémoire de Jelly Roll », p. 27).

[30]. p. 34.

[31]. p. 117.

[32]. p. 167.

[33]. Cf. « O genoux bleus »(p. 123), etc.

[34]. p. 120.

[35]. p. 48.

[36]. p. 52.

[37]. p. 171.

[38]. p. 45.

[39]. p. 166.

[40]. « le bleu est la couleur que prend en profondeur la transparence » (Jouer le jeu, Gallimard, 1985, p. 147).

[41]. p. 181.

[42]. p. 201.

[43]. Jouer le jeu, « Notes sur la note de John Lewis », p. 197.

[44]. Les ruines de Paris, pp. 77-78. Cette « porte bleue » représente le fil directeur de ce volume dans lequel elle apparaît à intervalles réguliers (Cf. par exemple la clausule du texte des pp. 98-103  : « Entre les deux se faufile la rue Berton. Son nom et sa position la protège  : on ne la remarque pas trop. […] On voudrait qu'elle ne mène nulle part. Il y a au bout, comme un lavoir, une petite porte bleue. »

[45]. p. 54.

[46]. Cf. par exemple (!), « L'Azur »  : « Car j'y veux, puisqu'enfin ma cervelle, vidée / Comme le pot de fard gisant au pied du mur… »

[47]. Jouer le jeu, p. 147.

[48]. p. 125.