3) Mélancolie de l'herbe
L'herbe a dans la poésie de Réda une place toute
particulière : J.P. Richard, dans son article consacré à L'herbe des
talus, se demandait le premier si
l'on ne pouvait pas voir en elle « un métamotif, c'est-à-dire un élément
capable de représenter le fonctionnement même de l'imagination et la
spécificité de l'écriture[1] ». Il est en effet certain que l'herbe joue, et
ce, de manière très remarquable dans nos textes, un rôle structurant, qui
détermine le mouvement de la parole poétique. Tout d'abord, elle constitue, en
regard du ciel, l'autre pôle de la poésie de Réda. Elle est une sorte de
symétrique, la limite, le danger peut-être : « le ciel / Très
pâle se réserve et ne touche plus l'herbe ni les eaux Qui se retournent vers la
profondeur oblique[2] ». L'herbe et le ciel, entre lesquels se tisse
une réelle complicité, se complètent pour donner sa dimension de mystère et
d'absolu au paysage. « Nous allions la tête un peu courbée, sous les
nuages, / En troupeaux de gros animaux très doux qui descendaient /
Mollement se rouler dans l'herbe au pied des palissades[3] ». Parfois, se tenant au plus près l'un de
l'autre, ciel et herbe mettent aussi en jeu leurs propres limites, jusqu'à
abolir l'étendue ou la hauteur par lesquelles ils se distinguaient, pour ne
plus conserver, dans leur absorption réciproque, qu'une dimension commune, qui
illumine le texte : « le ciel vert et doré grandit sur la campagne
humide[4] ». Cependant, l'herbe oppose essentiellement sa
verticalité, son élan exalté à l'horizontalité du ciel. Ainsi, les arbres, eux
aussi omniprésents dans le paysage rédaïen, prennent clairement le relais de
l'herbe pour signifier cette opposition au cœur du monde. Cependant, l'herbe a
aussi trait à l'horizontalité. Elle peut se présenter comme le centre de
l'espace puisqu'elle en porte toutes les modalités : « profondeur
horizontale », elle participe de tous les élans, de toutes les tensions de
l'étendue. En elle passe le frisson du monde, elle seule accueille le suspens
qui parcourt le monde des choses : mystère « du ciel dévalant au bas
d'une côte où vibrait le bord de l'horizon dans l'herbe comme un fil[5] ». Car l'herbe oscille entre la singularité
verticale, et la masse horizontale. Elle peut-être, pelouse,
« océan » et tenir lieu de l'étendue marine : « Nous
n'avions jamais vu la mer. Mais de simples champs d'herbe / Couraient à
hauteur de nos yeux ouverts dans les jonquilles[6] ». Pourtant, le plus fréquemment, c'est la
singularité du brin qu'il faut lire derrière le syntagme défini qu'emploie presque
toujours Réda dans notre corpus, une singularité qui a valeur d'universalité,
de type générique. Le poète refuse en effet ici, un vocabulaire plus précis,
savant, celui-là même qu'il finira par rejeter dans L'herbe des talus[7] comme quasiment artificiel ; l'herbe n'est pas
ici l'élément singulier d'un ensemble botanique— ou littérarisé —,
elle n'est pas le prétexte d'un repérage des espèces, du plaisir mélancolique
de l'herbier cher à Rousseau, mais bien le signe universel de l'« être-là »
du monde. Car l'herbe est le témoin des mouvements du monde,
aussi imperceptibles soient-ils. Elle est en quelque sorte l'élément du paysage
le plus sensible ; lorsque « pas un brin / D'herbe ne
bouge », alors, « l'aurore hésite[8] » elle-même. L'herbe est comme le rapporteur de
cette face cachée des choses, du monde souterrain et invisible pour le poète,
et avec lequel elle est en prise directe, enracinée dans l'au-delà du visible.
Ainsi de ces « herbes dont luisaient les tiges encore sensibles sous le
vent[9] ». L'herbe est alors ce qui recèle l'essentiel
du sens caché des choses : « Parfois encore un coup / Le vent
spirituel souffle du fond des steppes : / Un seul brin d'herbe bouge
entre Malakoff et Saint-Cloud ». Herbe liée au vent, au souffle, à
l'esprit. On pourrait même dire que l'herbe, parce qu'elle est
présente en tous les points de nos recueils, qu'elle en suit chaque
ramification pour donner sens et vigueur à l'univers, en constitue la sève, le
suc primordial de l'espace poétique. Elle est le « sang vert » de l'écriture
comme l'affirme l'un des derniers poèmes de La tourne : « À peine les murs s'ils endiguent
l'affreuse monotonie / Mais peu de cris les traversent, peu de sanglots
-le cœur résiste : / Il est donc retourné à la herse comme une motte
et ne, / Se plaindra jamais plus, ne sentira plus la pointe cassée /
Dont l'éclat terni dans les yeux désormais sans larmes dit non . / D'autres cependant parlent encore pour
s'atteindre / Avec de faibles mots sans pitié dévorant sous le
murmure / Pareil à l'herbe des talus et fossés la nuit quand les
astres / Lèvent aussi de froides mandibules qui crépitent. Elle, /
Pour l'effroi d'avoir vu gicler du sang vert comme une bouillie / Alors
qu'elle touche la plus fine membrane d'une âme, elle / Préfère maintenant
se taire et baisser durement la tête[10] ». Cœur du poème, labouré pour avoir trop
endigué, trop contenu cette « affreuse monotonie », humeur noire
intarissable, cœur déchiré par la « pointe cassée » d'une
« herse » qui est aussi celle de la plume acérée du poète se retrempant,
par-delà même la « fine membrane d'une âme, à cette source de mélancolie,
afin d'atteindre, fut-ce au prix de silence et quitte à « pencher »
encore davantage, jusqu'à « baisser durement la tête », l'innommable
par les mots. L'herbe est ainsi directement en rapport avec le
dire. Elle est ce par quoi s'accomplit une signification qui avant elle n'était
perceptible qu'en puissance, en suspens. Et l'on retrouve ici le lien du ciel
et de l'herbe que nous avions déjà aperçu. Il y a comme une similitude dans
leurs formes de réception des messages, du sens. Le poème cité un peu plus haut
en témoigne, évoquant « l'herbe des talus et fossés la nuit quand les
astres / Lèvent aussi de froides mandibules qui crépitent ». Unité
cosmique d'une forme de communication, qui se tisse ici dans la verticalité du
brin, mais se retrouve aussi, au détour d'autres textes, dans l'horizontalité
du champ. Car l'herbe est encore ce lieu où certains « Font rouler avec
les enfants les osselets qui prennent / Figure des constellations
tremblant sur les prairies[11] ». Herbe qui s'offre comme l'espace double de
la cristallisation d'une signification seconde, ciel à la fois figuré et
réfléchi, page où se délit le texte. Elle est le lieu accueillant où mettre à
reposer ensemble l'être égaré du poète et les signes impuissants, l'aire du
combat et de la mort aussi -celle du poète toujours étranger et des signes
toujours épuisés : « Oh vivre ici, Démétrios, dans les bras
repliés / Des collines. Avec un toit, du fromage, du vin,/ Des fourrures
de chèvres au lieu de casques sous la tête / Pour regarder le ciel à quoi
nous ne comprenons rien / Couchés ce soir sur l'herbe rase où l'on a
répandu / À l'aube les boyaux décevants d'une poule, où demain /
Rouleront dans le sang tes drachmes au profil usé, / Mercenaire[12] ». L'herbe a ainsi sa place au cœur de la parole et du
verbe dont elle signifie le processus. Elle représente même quelquefois un
absolu de langage ; elle est peut-être cela même qui fait vibrer
l'intervalle, instaure cette musique silencieuse que cherche le poème :
« Peut-être devons-nous parler encore un peu plus bas, / De sorte que
nos voix soient un abri pour le silence ; / Ne rien dire de plus que
l'herbe en sa croissance / Et la ruche du sable sous le vent[13] ». L'herbe est cette parole qui « toujours
pour la première fois revient ». Elle porte en elle le dynamisme d'une
renaissance perpétuelle et joyeuse[14], figure « le monde vagabond, rythmique,
engendré, s'engendrant / Comme le songe instable au fond d'yeux jamais
clos[15] », et au final, se confond avec ce
« nous […] debout / Dans le rythme fondamental de la plaine sur
les vallées[16] ». Il n'est alors pas surprenant de retrouver
toujours l'herbe fidèlement ancrée aux côtés du poète ; car,
« l'herbe des fossés et talus », dans sa double posture ou
postulation, délimite le cheminement poétique dont elle est à le fois
l'assurance et l'écueil. Elle est la figure même du poète, son emblème, dans
l'incertitude absolue de la création où il s'abandonne : « qui
s'approche ou s'efface encore au détour, / Couronné d'herbe rude et d'un
éclat de bleu plus vif / À mesure qu’en bas la nuit dissous les reflets,
les réponses / À la question déployée en ton cœur comme un drapeau[17]? » Poète troquant la gloire du laurier pour la
rudesse de l'herbe. Pourtant ce qui focalise notre intérêt sur l'herbe
rédaïenne, c'est le fait qu'elle nous semble être dans nos recueils
profondément marquée du trait mélancolique. La première occurrence dans l'œuvre
de Réda est à ce titre très explicite : « Comme les fous ils ont mordu
la terre à pleines dents, / Saisi l'herbe noire et coupante à poignées[18] ». Herbe originellement noire, et en effet
souvent liée à la nuit qu'elle porte et dont elle est l'alliée, l'auxiliaire
indispensable. Le poète est ainsi, par exemple, « berger du pâturage
sombre[19] », aux prises avec la
« végétation […] ténébreuse des nuées[20] ». Herbe coupante comme la faux de la mort
qu'elle connaît bien pour entretenir avec elle plus qu'un rapport de contiguïté simplement
métonymique : « Dans le brouillard qui s'épaissit luit le
tranchant / Des faux laissées sur la pelouse obscure[21] ». Image force, qui paraît parfois sous
retravaillées, comme par exemple dans La tourne, où « les lames dans la fougère »
annoncent cette « coupure » qui est la mort innocemment déguisée. L'herbe
est donc aussi cette sourde menace vibrant au gré des vents comme le fil d'un
rasoir[22], risque perpétuel d'une imprévue coupure, celle d'un
fil qui est ici autant celui de la vie que celui de le mémoire. Car l'herbe est aussi un espace privilégié où se
focalise la perte. Herbe à l'unisson des êtres, qui se couche en même temps
qu'eux sous leur poids, qui en conserve l'empreinte, témoigne de la présence
passée. Herbe où se résout aussi l'existence, la vie, car l'herbe des talus
presque toujours complice des fossés, cache encore la fosse où s'achève le
chemin. Le talus est aussi la butte de terre du cimetière, les brins d'herbes,
à leur manière, « les lettres de l'épitaphe[23] ». Le sujet mélancolique, porteur du vide de
l'absence, déterminé essentiellement par le manque, progresse aussi invisible,
sans repères, dans « les prés où nos pas ne couchent plus l'herbe /
Ayant ce peu de poids des morts et de leur nostalgie[24] ». L'herbe est aussi le lieu de l'oubli, où meurent les
souvenirs, enfouis dans la luxuriance toujours nouvelle. Herbe fouisseuse,
celle de l'enfance perdue, du père absent comme le suggère le poème
« Soldat de plomb perdu dans l'herbe[25] », ce texte dont L'herbe des talus sera une sorte de reprise, de développement
postérieur[26]. L'herbe absorbe ainsi les objets et le temps, car
ce qu'elle retient perd toute fonctionnalité, n'a plus ni présence réelle, ni
dynamisme aucun, à l'image de ces « moteurs au milieu d'un pré[27] ». L'herbe n'est pas tant l'aire du souvenir,
la métaphore d'une mémoire essoufflée, que le moule où se forme l'absence, le
manque. En cela elle est aussi le lieu même de la ruine, qu'elle porte
doublement en elle ; herbe jonchée de débris, et elle-même « saccagée[28] » : herbe « graminée », qui fait retentir en son sein la destruction
sous-jacente. En ce sens, l'herbe est aussi «mauvaise» que la mémoire
déficiente, celle qui « relègue et oublie / Tant de bonheurs
désaffectés sous la ronce et la rouille[29] ». Comme l'on dit de quelqu'un qu'il n'a plus
de tête, ou bien qu'elle n'est que creuse, on parlera ici des « têtes sans
poids des herbes ». L'herbe devient alors substance d'oubli, nourriture
des êtres « paisibles », se tenant silencieux dans l'espace immaculé
de l'absence, là où le mélancolique ne perçoit que la puissance obscure et
violente d'une présence imminente : « L'éclair mauve passait dans les
lobes énormes du gris / Et des bêtes broutaient sans bruit derrière
l'églantine. / Trop blanc le blanc des fleurs dans le creux du jour
assombri, / Noire noire la pluie en courant qui montait la colline[30] ». d'où peut-être, la tentation et tentative du
« brouter », pour accueillir aussi en soi cette quiétude de la perte
résolue dans l'amnésie[31]. À moins que le brouter, présenté sous forme ludique
dans L'herbe des talus, soit,
bien davantage, une manifestation de ce « cannibalisme mélancolique »
que décrit la psychanalyse, c'est-à-dire l'ultime tentative du poète de
s'incorporer le lieu de la perte, et, devenant son véritable cimetière, à
conserver l'absent vivant au cœur de soi. [1]. « Scènes d'herbe », Littérature nº 67 (octobre 1987), p. 18. [2]. p. 68. [3]. p. 36. [4]. p. 101. [5]. p. 152. [6]. p. 113. [7]. « Des tiges d'herbes s'avancent dont je ne
connais pas le nom. Ou plutôt je le connais mais indépendamment de la chose,
d'un savoir livresque d'églogues où poussent en désordre la folle avoine, la
fétuque, la crételle, la flouve, le pâturin » (p.188). [8]. p. 43. [9]. p. 156. [10]. p. 208. [11]. p. 82. [12]. p. 86. [13]. p. 19. [14]. Elle est souvent donnée comme « riante »,
prolongeant sans doute ainsi le jeu phonique qui veut que les « prés
rient » sous la « prairie ». [15]. p. 91. [16]. p. 89. [17]. p. 46. [18]. p. 13. [19]. p. 106. [20]. p. 150. [21]. p. 43. [22]. Cf. cette « côte où vibrait le bord de
l'horizon dans l'herbe comme un fil » (p. 152). [23]. p. 87. [24]. p. 64. [25]. p. 33. [26]. Cf. à ce propos l'analyse de J.P. Richard, qui
voit dans ce « Joffre perdu » une des figures du père mort qui,
« face à la présence maternelle, diffuse et presque infinie,… se donne…
comme le héros d'une mémoire impossible »(article cité p. 6). [27]. p. 151. [28]. p. 103. [29]. p. 113. [30]. p. 170. [31]. En surplomb de toute disparition :
« Qu'est-ce que c'est que cette patrie, au-delà des cailloux, / Dont
vous ne goûterez pas l'herbe, et quel autre / Canaan que la
mort ? » (p. 84). |