C : L'inlusio : Le jeu sans frontières 1) Les séductions du monde Souvent le poète face au monde se retrouve
« désemparé », désappointé. C'est que ce dernier apparaît comme
dominé par le paradigme de la tromperie, de la fausseté. Le monde ainsi se
tourne du côté du jeu, du flou, de l'intervalle et de ses rebondissements. Il
s'installe délibérément dans le jeu, jusqu'à se faire in lusio, illusion. Il y a dans nos trois recueils une permanence de ce
sentiment d'une relation archaïque entre le sujet et le monde, avec une sorte
de montée en puissance dans La tourne où les hésitations, les errements du poète vont de pair avec un monde
dont le sens est de plus en plus instable, insaisissable. Le monde paraît hanté
par le faux-sens, l'illusion : l'être des choses se cache, se masque, et
il en va de lui comme du centre des villes : « elles le cachent, à la
longue elles l'oublient, elles l'ont perdu; et si ce que l'on trouve alors
n'est pas un simulacre, on le devine à la trouble douceur de déconvenue où
s'étouffe le pressentiment[1] ». Par cette sensation donnée du retrait, de la
mascarade se perd la présence simple d'un monde qui sombre dans l'espace du
mensonge, dans l'abîme « troublé » du jeu. Car ce qui se dit ici
c'est la confrontation toujours déceptive d'une démarche poétique avec un
ailleurs qui, s'il ne se révèle simulacre, ne peut jamais être ressenti au
mieux que comme désillusion: jeu d'une mise en abyme où l'illusion du monde se
perd avec les illusions du poète, où le réel n'est plus assuré, et où la parole
elle-même tend à vaciller. Car c'est surtout par la parole que passe cette
ambiguïté de la lecture proposée du monde, et c'est dans les mots que résonne
le mieux cet effet de mise en abyme. « L'heure longtemps en arrêt comme
une bête furtive mais très puissante au bord de l'eau masquée qui la regarde[2] ». Parmi d'autres exemples tout aussi
caractéristiques, contemplons un instant cette « eau masquée » :
rivière « sous les taillis », monde voilé pour le regard mais aussi
et davantage encore, reflet de « la voûte de plomb », d'une face des
choses qui s'y vient mirer. Lieu qui dévoile une partie de l'espace dans
l'instant où il s'en protège, s'y abîme. Effet saisissant qui décuple encore ce
regard en retour, regard dont l'origine se perd dans le jeu des reflets, le
creusement de la réalité, regard d'un masque inauthentifiable, qui n'a plus
d'existence que comme figuration d'absences. Le monde tout entier, jusqu'au cœur de sa
trame — et des choses — devient la proie d'une illusion qui se
soutient, non seulement du jeu de l'absence, mais aussi d'une véritable
représentation de l'espace, recomposé comme « simulacre ». « Une
autre fois, à Bologne, près d'une basilique en aggloméré de lune, un petit
théâtre d'ombre et de linge improvisait pour un buste d'Hermès aux yeux rongés,
et c'était ce drame[3] ». Parler ici de théâtre du monde n'est plus
simplement métaphore, mais apparaît comme le seul moyen de rendre compte de
cette mise en scène imposée au regard qui se porte sur les choses. Et l'on
pourrait, dans cet « Hermès aux yeux rongés », une image du poète
lui-même ; poète-Hermès, messager du langage même, dieu des bornes et de
la limite se tenant à la croisée des chemins, dans l'espace entrouvert d'un
toujours possible, et poète-Tirésias, au regard aveuglé par une présence des
choses qui toujours se refuse, se retranchant dans une forme inlassablement
donnée comme « à l'improviste », dans une mouvance qui dit autant sa
liberté que la difficulté à y trouver un sens strict. Mais dans ce monde qui s'enflamme comme spectacle,
comme scène ouverte aux innombrables illusions, il faut aussi pouvoir lire la
toute-puissance conférée au regard, ou plus exactement aux regards multiples
qui viennent accomplir les choses par leurs traversées incessantes. Ici,
l'illusion n'est plus que cette « entrée en jeu » du poétique qui
vient révéler, non pas tant un sens figé, mais la plénitude de significations,
la richesse invisible de l'apparence. Le poème devient alors cet
« entretien du possible[4] », lieu où il convient de s'appliquer autant à
s'entretenir du, ou avec, le possible, qu'à l'entretenir pour lui-même, voire à
l'entre-tenir en soi, espace où le langage ne se soutient que d'être
perpétuelle reconnaissance d'un objet qui lui échappe. Et le titre du poème
d'où provient cette citation pourrait en être une illustration:
« Apollo », six lettres qui évoquent, au-delà de la mission lunaire
contemporaine de sa création[5], la présence diffuse du dieu grec, dieu poète et
musicien, mais plus encore dieu du jeu et des masques. Le paradigme de la tromperie est alors la possibilité
réellement offerte d'un sens plus riche dans la multiplicité, à défaut d'une
totalité close. Et il faudrait peut-être relire chaque élément de notre corpus
faisant signe en direction de cette illusion. S'attacher par exemple à une
lecture attentive de ces poèmes, si nombreux — et particulièrement dans Récitatif — où intervient le songe, pour ne plus y voir
simplement ce « sommeil […] qui / Nous égare à présent sur les
ponts démarrés du rêve[6] », mais davantage un phénomène qui, perturbant
le réalité et le temps (par la prophétie ou la relecture du passé) « nous
prend au bord inchangé de l'énigme[7] » et devient ainsi l'emblème d'une certaine
communication avec l'au-delà des choses toutes proches. Il en irait
pareillement de la prégnance de la couleur jaune dans tel ou tel poème, symbole
trop évident de tromperie et de fausseté, d'illusion même[8], qu'il faudrait elle aussi resituer au sein de cette
poétique d'une ambiguïté radicale venant creuser les apparences. À la douleur d'une écriture d'« un jour où dans
le jour quelque chose de jaune traînasse[9] » qui, à l'image de tout le poème ne trouve
l'échappée que dans l'incertitude d'un espace qui n'est que violence et
soubresauts de l'hésitation des signes — espace que s'efforcerait de
circonscrire la parenthèse —, s'opposerait l'expérience de celui qui
refuse les lumières factices de signes préétablis et qui, au risque de s'égarer lui-même, choisit le chant improbable du
poème : « à moi l'enjambée et l'irruption loin au-dessus des toits /
En plein dans le pays sans toits ni bornes qui se déplie ». Le poème est
bien alors cette hypothétique « maison sans parois où le souffle /
Demeure et rôde », ce jeu
rechercher par-delà toute limite, cet exode tenté hors des parlés rebattus par
celui qui sait que « rien n'existe passé le bord hésitant de la route[10] ». [1]. p. 151. [2]. p. 171. [3]. p. 153. [4]. p. 89. [5]. Et de la célèbre boite de jazz new-yorkaise. [6]. p. 97. [7]. p. 82. [8]. Ainsi : « Encore un coup mais seul dans
la foule : valise jaune, / Le pas absent d'un autre… »
(p. 191), ou encore : « Celui qui se détourne alors des lampes
jaunes et bleues des hommes, où fut son cœur s'étend la puissance
inarticulée »(p. 171). [9]. p. 187. [10]. p. 193. |