2) Le refus de l'évidence
Le progressif envahissement du champ de l'expérience poétique par le sentiment de la tromperie, ainsi que les différentes attitudes suggérées pour y faire face, peuvent se lire dans le motif du tremblement ou même, pourrions-nous dire, dans celui du tremblé. En effet, l'univers de Réda est sans
cesse parcouru de frissons ou frémissements qui, comme la brise ride la surface
de l'eau en de multiples dessins, tissent leurs figures sur la toile de
l'espace. Le monde tremble ; d'un tremblement
léger qui apparaît au premier abord comme la marque tangible de la vie qui
l'anime. Le « carreau tremblant de buée[1] »
ou « les volets aveuglés qui tremblent[2] »
disent un monde qui peut aussi avoir l'émotion à fleur de peau, qui frémit,
s'émeut dans le même élan que le poète. Dans « Fragment des étés[3] »,
au « tremblement / des rails sous les coquelicots » répond
l'attitude du poète qui se tient « frissonnant ». pourtant cette vie
des choses que croit souvent ressentir le sujet poétique n'est jamais qu'espoir
déçu et dérisoire d'une paisible communion. En fait si le poète tremble avec le
monde, c'est parce qu'il est inquiété, déstabilisé devant un espace qui ne se
donne plus comme assuré. Le tremblement prend ici un aspect
démesuré et incontrôlable sous la forme du cataclysme naturel : le frisson
du monde devient tremblement de terre. « J’avais essayé de quitter ma vie.
Elle s'était en réalité déjà séparée de moi, comme une maison rejette ses
habitants à l'occasion d'un tremblement de terre[4] ».
Le tremblement de terre devient ce qui coupe l'être de son point d'ancrage, qui
le projette hors de son domaine particulier d'expérience du monde. Le
bouleversement touche autant l'être que le monde lui-même. Ce qui se dit, c'est
avant tout la rupture, la fin d'une unité : la communication un instant
rêvée s'effondre. Le tremblement vient ici obstruer le sens, interdire toute
lecture d'un espace redevenu hostile, livré au non-sens, au chaos. Le tremblement a souvent pour
corollaire le sème de la découverte d'une signification masquée, et ce, dans un
jeu de relation à l'énigme et au secret. Le tremblement, c'est la suggestion
d'un sens caché : « Mais le ruisseau qui sépare nos feux de l'autre
armée / En bas chuchote et fait luire entre les roseaux / Ces hautes
et tremblantes lettres que je ne sais pas lire[5] ».
Le phénomène saisit aussi la « figure » que prennent les
« constellations tremblant sur les prairies[6] ».
Scintillement d'un plus hault sens,
d'une vérité supérieure, et course d'un message qui toujours s'échappe.
Imperceptible mouvement qui emporte pourtant avec lui toutes les
destinées ; « La constellation du Bélier couvre toute la
plaine. […] Entre deux tremblements des pattes / On voit se rétablir
au fond de l'oreille spirale / La giration des astres lourds, des saints
décapités[7] ».
Le tremblement, déplacement infime mais infiniment réitéré, pose le cosmos
comme cet autre sans identification possible qui nous tient enserrés dans des
réseaux pour nous incompréhensibles :« évidence aveugle » pour
poète aveuglé, incapable même de « déchiffrer » dans ce subtil
bourdonnement du cosmos la simple vérité de son être. Dès lors le tremblement apparaît
invariablement comme ce qui vient estomper les contours, gommer les frontières
entre les choses. Il est moins mouvement en soi que présence d'un phénomène que
le poète ne doit que constater : le « tremblé » devient cela
même qui trouble le monde pour en rendre impalpable le sens ; une gaze qui
s'agite aux pourtours des objets. Et le poète de s'inquiéter de cet
« espace / Où tremblaient au matin de fausses maisons[8] ».
Le sujet est donc irrésistiblement cerné par le flou, l'imprécis. C'est la
tromperie qui surgit avec les choses, venant par contre-coup se jouer du poète,
le flouer en quelque sorte. Celui-ci perd alors tout contact avec l'essence des
choses qu'il recherchait si désespérément : le monde sensible n'est plus
qu'une simple apparence, un vêtement jeté sur la réalité des choses et l'espace
se trouve réduit à deux dimensions dérisoires : « Ainsi longtemps on
peut aller, à moins qu'au milieu de la nuit la pluie au fil interminable,
assise là pour coudre ensemble toutes les feuilles, les routes, les ruisseaux,
n'ait confondu les formes en un seul tremblement usé de tapisserie dont on ne
sortira plus. Grande lessive alors dans les fossés et les vieux lits, rincés,
vidés jusqu'à la dernière goutte[9]. »
Ce « tremblement usé de tapisserie » est l'emblème d'un monde qui
tombe sous nos yeux comme un rideau ou un écran, sans profondeur parce que toujours rapiécé,
raccommodé comme si toute déchirure de sa trame pouvant donner un angle
d'attaque à la vision du poète, devait être immédiatement comblée. Pluie,
brouillard, buée viennent ainsi parfois instaurer le tremblement du monde afin
de restaurer son écorce lorsque celle-ci tend à trop donner à voir au poète.
Refermant sa propre évidence, ne veut offrir qu'une image, et peut-être, une
mise en scène de lui-même. Et une des conséquences majeures de
cette réticence de l'univers à laisser éclater sa propre évidence, est
l’impossibilité pour la parole d’être réellement assurée. Ainsi, le
« vous » que la deuxième pièce du poème « Récitatif »
s'efforce de circonscrire, c'est peut-être aussi le seul icône possible pour
tenir lieu des éléments du monde : « et qu'ici vous, /ce que je
nommais vous en grand tremblement de tout l'être[10] ».
Et l'on constate que c'est en reconnaissant le monde comme tremblement —
« La faute, ce fut de n'avoir pas su, tout de suite, reconnaître le
puits… » — que le poète se découvre lui-même « tremblant de
toute la joie obscure[11] ».
Dans cet univers anti-cratylien par excellence, la moindre parole devient
risquée ; la nomination n'est que leurre, et le dire ne se maintient qu'à
force d'un hypothétique compromis (que dit assez l'oxymore « joie
obscure »), compromis qui est peut-être déjà compromission du sens
lui-même. En fait, c'est avant tout le sentiment
d'une « inquiétante étrangeté » du monde familier que le jeu du
tremblement contribue à créer. Cet intervalle indéfini qu'il fait naître à la
frontière de chaque objet pour venir perturber la continuité du monde, vient
directement se lier, dans les textes de Réda, avec la difficulté que représente
le souvenir en tant qu'il est tentative de saisie d'un continuum d'images à réorganiser. Aussi la lecture déjà
problématique du monde est-elle directement à mettre en parallèle avec celle du
temps, qui lui aussi se cache derrière des voiles, fines « portes d'ivoire
et de corne ». Dans « Traversée de la Seudre », le poète, le
monde et le temps se retrouvent tous les trois associés dans une même envolée
qui dit leur défaut, leur manque commun. « Chaque battement de mon coeur
franchit le pont d'un fleuve absent : j'arrive, je m'éloigne, / Emportant
le souci d'un infime détraquement par la formidable horlogerie. /Et pareil
à l'offrande incessante d'une jeune fille / Le tremblement du temps sur la
dalle de l'estuaire / S'élève un peu plus haut[12]… »
Et l'on aurait tort de négliger cette métaphore puisque le poète la reprend
sous une forme en quelque sorte dramatisée dans l'ultime section du poème
« Récitatif » : « Oh aidez-moi / à finir,
aidez-moi, / que j'avance, que l'oeil éclate et que je vous délivre /
du temps lavé de moi comme une dalle où tremble encore votre image[13]. »
Appel où se retrouve l’angoisse d'un monde sans prises pour la vision et la
parole du poète, surface plane de cette dalle qui ne parvient à offrir à l'oeil
au comble de la tension qu'un pur reflet dont le tremblement semble dire sa
vacillation, son hésitation entre la présence et l'absence. Ceci pourrait nous amener à lire dans
ce motif du tremblement un des modes de l'expression possible du monde. Le
tremblement comme la seule voie / voix que puisse s'autoriser le cosmos,
son unique possibilité d'apparition, d'affirmation. « Mais on avait monté
encore, et rien n'était changé dans l'intensité de camouflage de la lumière.
Seule la pluie avait dû basculer vers des ravins ; un souffle par
contrecoup achevait de s'épuiser en gros tremblements de portes[14] ».
Le langage du monde, ce serait donc ce « faire trembler », cette
sorte de mise en branle de l'univers . Plus encore, le tremblement et tous ses
avatars (tant frémissements, frissons… que pluie brouillard, buée, vapeurs…)
semblent se poser en protecteurs du discours, le garantir chaque fois qu'il met
en jeu l'essence des choses. « Et les voix qui flottent le soir avec
l'amitié de la brume / Touchent le cristal éternel[15] ».
Ce qui perd d'un côté la langue, en la contraignant à se frotter à un monde en
proie au flou et à l'imprécision de ses formes, s'en fait aussi, et pratiquement
dans le même mouvement, une des plus subtiles protection, une caution qui en
garantit l'émergeance. Le poème « La tête accoutumée aux coups » dans
La tourne[16] en serait, parmi d'autres, une possible
illustration ; outre l'image du « couteau ne laissant qu'une
cicatrice / À jamais recousue, aplanie au fer tendre » qui apparaît
comme une quasi relexicalisation des motifs déjà observés — celui de la
couture incessante visant à réunir et confondre le disjoint afin de gommer
toute lacune, et son corollaire, celui de la surface lisse, sans relief —,
ce texte est ici intéressant par l'expression les « bruits / Couverts
sous le brouillard ». La préposition « sous », dit bien que le
brouillard est ici le lieu privilégié de l'émergence de la voix. Alors que le
syntagme attendu serait « par le brouillard », qui — tout en
affirmant de par sa polysémie le rôle protecteur : « être couvert
par » — désignerait celui-ci essentiellement comme obstacle, le poète
choisit d'affirmer que ce brouillard est, en fin de compte, redoublement de la
parole ; certes, il vient par-dessus, mais loin d'étouffer le sens, de
l'affaiblir, il s'en fait, plus encore que l'écho, le redoublement amplifié.
Dès avant lui, les bruits, les sons, la voix des choses et des êtres se posent
déjà comme assourdis. Le brouillard ne vient donc pas limiter la parole, mais
bien la faire résonner par un effet de mise en abîme, à la fois visuel et
sonore. Dans un monde en proie au leurre, qui
refuse l’évidence et se cantonne derrière un flou de façade, le poète doit
risquer sans cesse sa voix. Mais l’harmonie avec les choses ne peut advenir que
si le poème s’accorde aussi à ce mode d’un flou intégré, d’un tremblement qui
porte en lui simultanément, le plein et le vide, la présence et l’absence, qui
sait accueillir ce vacillement dans sa voix même. Si Réda ne se laisse jamais
aller à faire sonner les mots, si la poésie perd une partie de sa substance, et
peut-être de sa force, proférée à pleine voix, si l’épreuve du
« gueuloir » serait ici complètement incongrue, c’est que le verbe
n’est que ce fragile compromis d’un instant entre la faillite de l’abîme et la
réussite d’une musique silencieuse. |