2) Images du monde, secondes
Ce travail de séduction du monde, qui est comme nous l'avons vu un appel à
franchir les limites toutes tracées de la voie d'accès aux choses, passe par le
jeu des reflets et des images secondes. Le monde est son propre miroir, comme
il est le monde des miroirs. On ne compte pas chez Réda les poèmes qui se
développent à partir d'une image saisie dans un reflet. La lecture du paysage
est donc souvent à deux niveaux : celui des éléments du monde, fixes
généralement et qui ne valent que comme supports d'un deuxième niveau, celui
d'un monde vivant et fugace, toujours en fuite, qui semble le vrai but, le
véritable projet du poème. Pourtant l'échange entre ces deux niveaux est
subtile, souvent régi par la dynamique d'une métaphorisation que l'on pourrait
qualifier de proustienne — en tant qu'elle se développe à partir de
l'échange réciproque des attributs du comparant et du comparé —, mais
obéissant surtout à une écriture avide de signifier la présence du
reflet : l'espace éclate ainsi sous les jeux de lumière, en myriades de
facettes qui arrivent à le faire chanceler : « arrondie et pointue
alternativement la barque / De soleil glissant vers la mer replonge et
disparaît / Dans le ciel nuageux de Saintonge aux replis massés /
Contre des volets bleus, entre les toits de tuiles rondes[1] ». Parmi les éléments du paysage qui jouent ce rôle de
miroir, on trouve en premier lieu le toit, dont l'arête si souvent liée à la
clarté de la lumière permet d'accentuer phoniquement le jeu des reflets :
« la clarté qui fond de la crête éblouissante éclate / Sur l'arête du
toit[2] ». Le toit sera donc à le fois ce qui accueille
la lumière (« clarté sans borne répandue / Dans l'espace du rêve et
sur le toit de nos maisons[3] ») et ce qui en limite l'expansion. Car la
ligne brisée des toits vient elle-même « briser » l'élan du regard et
du paysage : « Beau jour de feutre vers cinq heures à l'église /
Tel un oiseau dont les ailes ne bougent plus. / Des boules de cristal et
de plume se brisent / Entre les toits en vieux découpages[4] », ou encore « on n'aura plus peur du ciel
ni de la mer / Cassés comme les toits entre les distances qui
boitent / Par les remblais et les couloirs et les rues de travers[5] ». Le toit se trouve inclus comme élément
étranger dans le paysage qu'il limite (« pays sans toits ni bornes[6] »), mais surtout porteur d'un sens qui le
dépasse et ouvre la vision et le monde. Tantôt il est l'aune à laquelle se
mesure la vision : « entre les toits qui resplendissent une étoile se
décide, révélant la trouée des haies jointes par le brouillard[7] »; tantôt il s'efface devant l'image qu'il a
captée et qui seule fait encore signe : « La constellation du berger
couvre toute la plaine. / Son front plat, ses cornes de roc heurtent la
poterne / Et font sauter à l'horizon des clous sur les dos ramassés /
Des coteaux et des toits d'églises qui s'arc-boutent[8] ». Ceci renvoyant toujours à un sème identique,
celui d'un monde pris à son propre piège, c'est-à-dire ne devenant réellement
le révélateur de ses propres limites que dans l'instant où il semble s'en
affranchir. Espace d'une image qui vient interpeller l'ordre des choses en
démontrant l'interchangeabilité des éléments du cosmos, ou pour le moins
l'instabilité de leur présence, d'une présence qui n'a plus guère de densité
effective dans cet univers où le réel est sur-impliqué, où tout est le signe
possible de tout. D'où le sentiment d'une dépotentialisation de ces mêmes
images, comme si leur présence reflétée manifestait essentiellement la perte de
la majeure partie de leur réalité, de leur acuité : « midi comme un poing d'aveugle sur les
toits / Cherchait pour l'écraser ma tête transparente[9] », ou encore l'image récurrente de « la
lune aveugle sur les toits[10] ». Mais les toits ne sont pas seuls à porter ainsi des
images secondes, parfois déformées du monde. Toute surface plane peut tenir
cette fonction, des « caniveaux d'eau pur » au « granit des
trottoirs[11] », en passant « par les flaques, par nos
fenêtres / Et par les yeux des animaux que nous mangeons[12] ». Le « pan de mur que le soleil laisse
ébloui, / ne sachant si l'éclat indifférent l'écrase ou le consacre[13] » peut remplacer les « toits de
tuiles », et ce d'autant mieux que l'ambiguïté qui sous-tend cet
« éclat » sur le mur reprend sur le plan sémantique le jeu ouvert phoniquement
précédemment et qui accomplissait le reflet comme forme-sens. Cependant, c'est à l'élément liquide que le poète
fait appel avec prédilection, car il est celui qui manifeste avec le plus de
force cet échange permanent des éléments du monde, ce dynamisme d'une mouvance
qui « coule » l'espace. Les choses se retrouvent parfois pleinement
dans leur simple image posée à la surface de l'eau, lorsqu'on ne sait plus,
confronté à ce dédoublement fragile et silencieux, distinguer l'illusion du
réel. Rayonnement d'une « symétrie énigmatique » dans laquelle
certains poèmes, comme précisément « Rue Rousselet », cherchent leur
propre source, dans la quiétude d'un « simulacre » qui échappe au
monde commun, au « on dit », pour devenir le cœur de la vision sur laquelle
s'appuie l'attente du poème : « obliquité », de « la
rue », des « rayons du soir », de « la clé », de
« nos cœurs », qui est celle d'un monde suivant sa ligne de fuite,
s'échappant hors de la souveraineté de l'horizontal et du vertical, de leurs
angles trop droits, pour chercher dans la faille ouverte par cette illusion
d'une absence présente et scintillante « en un temps différent »,
cette autre « clarté qui ne dit rien mais nous déchiffre[14] ». Car l'eau, de la mer, de la rivière, ou de la pluie,
tire sa force signifiante de ce pouvoir double qu'elle révèle, et qui lui
permet tantôt de s'effacer dans l'image tremblante des choses indistinctes,
tantôt, par la force qu'elle déploie, de venir interpeller le monde, et le
poète. Ainsi, la troisième pièce de « Récitatif » présente la voix
dans une comparaison, « comme un soir de vent radouci glisse vague
mobile / et sans force de sable en travers de la route, sous la /
canonnade liquide et l'herbe dans la bouche tremblante de la pluie[15] », où l'absence de ponctuation autorise pour le
moins deux lectures de « vague » : comme adjectif apposé à
« soir » où comme nom ayant pour épithète « mobile » et
formant une métaphore que justifie la « canonnade liquide » postérieure ;
incertitude d'un mouvement, ou au contraire, avancée compacte et précise,
énigmatique symétrie d'une parole « semblable à cette aile d'espace qui
vibre à peine sur les toits et le long des façades », consciente de la
fragilité de la page sur laquelle elle prend corps. Car, « À peine un millimètre d'eau sous les
arbres saisit / Le ciel convulsif qui s'apaise et qui s'approfondit /
Pour que naissent entre nos pas l'hiver et ses nuages[16] ». Le miracle du poème, c'est aussi de pouvoir
prendre appui sur le presque-rien, de flirter avec un impalpable qui cependant
peut tout contenir ; « à peine une surface, un miroir[17] », lit-on dans La tourne. Avec le jeu du reflet, c'est le monde entier qui
vacille, se trouve évidé par l'apparition d'un espace entre le réel et son
image, le sens premier et ses dérivés. Ce qui est alors en question, c'est une
sorte de sur-détermination inévitable de chaque signe dont la présence ne
subsiste que dans le rapport des correspondances qu’elle implique : c'est
donc moins le reflet en lui-même qui intéresse le poème que l'intervalle qu'il
creuse par rapport à une réalité placée hors de lui. Les lieux où se focalisent
ainsi des illusions de présence ne sont plus des barrières qui limitent le
monde, mais bien les conditions nécessaires à cette « échappée »,
cette « enjambée » qu'espère le poète en quête d'un lien neuf entre
les choses. Le poème « Le soir sur la Charente[18] » en propose une illustration. Dès le premier
vers, ne serait-ce que par le jeu « vert épais » / verre épais,
s'installe cette distance, cet « écart doré » entre les signes; le
participe présent et la majuscule perturbe toute lecture univoque et empêche la
cristallisation d'une signification définitive. Les choses sont livrées à
l'abstraction d'un reflet qui est aussi méditation[19]. Le fleuve scintillant se perd dans le relais
réitéré du nom « pensée » ; la réflexion n'est plus seulement
celle d'un espace extérieur à un poète qui n'en serait que le lecteur témoin,
mais elle trouve précisément en lui son symétrique, ou plutôt sa continuation.
C'est dans l'intervalle que le poète et le monde aperçoivent leur juste
position, leur plénitude commune. Communion d'un poète qui ne se découvre et ne
peut se définir qu'au cœur du paysage, d'un monde tout humain, alors tellement
proche de sa réalisation poétique qu'il ne s'agit plus que, de l'écouter se
dire, s'énoncer de lui-même. [1]. p. 52. [2]. p. 53. [3]. p. 15. [4]. p. 164. [5]. p. 175. [6]. p. 187. [7]. p. 180. [8]. p. 183. [9]. p. 125. [10]. p. 136. [11]. p. 136. [12]. p. 73. [13]. p. 172. [14]. p. 53. [15]. p. 138. [16]. p. 58. [17]. p. 172. [18]. p. 56. [19]. Comme l'indiquent ces vers de La tourne : « À gauche la rivière encore plus
abstraite / Où pêchent des enfants dont les yeux réfléchis /
M'intimident ». |