4) Exil
La trajectoire du poète se confond avec celle du
poème, dans un même élan qui est tentative d'inscription dans le monde. La
poésie, mouvement perpétuel, « déambulation dans la fin qui ne finit plus[1] » devient synonyme d'exil et d'errance. On le
voit, à l'immobilisation mallarméenne et à l'« exil inutile », Réda
oppose un exil dynamique, plein d'un élan qui porte la création. Certes, pour
le poète « en route[2] », le mode d'être est proche du
« retranchement » du fait du perpétuel détournement qu'impose l'exil.
Un exil qui est aussi exode, sorti de la route même que l'on pourrait se donner
pour assurée. En ce sens, la poésie devient épreuve du tout-terrain, et c'est
bien de « battre la campagne » qu'elle tire sa force. La poésie
devient ce jeu du retrait, d'un retrait en soi-même ou peut-être surtout de
soi-même, plutôt que retrait du monde proprement dit. Conception très
platonicienne de la chose poétique, qui fait du poète l'exilé par
excellence : exilé du monde de la cité, d'un espace extérieur qu'il ne
peut gouverner parce qu'il est de ceux qui toujours en altèrent les accords
fondamentaux et exilé intérieur au sein de sa propre personne qu'il perd en la
projetant, la disséminant dans ces mêmes choses. Pour le poète, « l'âme
semble un couloir où des pas hésitants résonnent, / Mais personne jamais
ne vient[3] », espace d'un égarement de soi qui ne laisse
plus entendre que l'incertitude d'une démarche. Ce cheminement, par lequel la poésie trouve une voie,
est aussi celui par lequel elle doit abandonner l'espoir d'une profération
garantie par une seule voix qui en serait la source identifiable.
« Éveillé j'ai fait quelques pas dans la lumière aveugle / Et j'ai vu
s'avancer mon double ». Le poète, ce qui en tient lieu, n'est plus que ce
« quelqu'un doucement en chemin vers le plus-personne dit je[4] ». L'exil qui se voulait recherche d'une
dynamique de déplacement, devient déplacement du sujet poétique, qui se voit projeté hors du texte et de
son aire de production. Il ne subsiste plus qu'une parole, qui seule peut
encore sonder le silence, le vide, et s'interroger :« qui marche
maintenant[5] ? ». Ce qui subsiste, ce n'est que la mise
en marche, le départ et la poursuite d'un parcours qui ne se soutient que d'une
absence, qui n'a pour moteur que le vide même de l'intervalle. Poète saisi par
l'entrouvert, « … plus avant, comme cherchant à défaut de paroles qui ne
sont jamais assez avant dehors, entre ma parole et moi l'intervalle où avoir
appui un moment » comme l'écrit
André du Bouchet dans Rapides. Ainsi le poème ne cherche pas tant à gagner un lieu
qu'à se nourrir d'un « monde vagabond, rythmique, engendré, s'engendrant[6] » dont il se veut le motus vivendi. Aux « pas du matin qui s'approche[7] », doivent répondre les courses multiples des
éléments du monde dont un des motifs les plus caractéristiques est sans doute
« l'enjambée », qui réunit en une seule image, le mouvement du
marcheur et celui du paysage. Il faut donc se tenir « debout dans
l'enjambée du ciel[8] »; solidement ancré dans le passage et
l'intervalle ici fusionnés dans ce lexème qui porte en lui-même son principe
d'absentement : ainsi parfois « le bleu / qui fut notre seuil
coutumier s'éloigne à longues enjambées[9] », et alors « l'enjambée et la dévastation
restent dans l'invisible[10] ». Le poème cherche ici sa place dans cette
traversée qui est à la fois sa ligne de départ et d'arrivée, et qui en demeure
de toute évidence la ligne de fuite ; recherche d'un objet essentiellement
fugace et illimité :« à moi / L'enjambée et l'irruption loin
au-dessus des toits / En plein dans le pays sans toits ni bornes qui se
déplie[11] ». Ce qui se cherche ici c'est bien moins un
lieu précis, que le mouvement même, l'élan d'une approche du caché qui se
répand en toutes choses. « L'inconnu marche, on voit ses pas marqués dans
les touffes d' étoiles[12] ». En ce sens, la poétique de Réda n'est pas
celle d'un « flâneur des deux rives » : elle ne se satisfait
d'aucun rivage, d'aucune berge, mais s'emploie bien plutôt à se tenir immergée
dans le courant du fleuve. Et il est significatif que la deuxième partie de
l’article « Celle qui vient à pas légers », paru dans le numéro 214
de la NRF, en octobre 1970,
s'intitule précisément L'Itinéraire.
Comment mieux résumer qu'ainsi une production poétique qui se situe tout
entière sous le signe du parcours, du chemin tracé dans cet « intervalle
heureux dont nous avions la garde[13] ». |