5) Le sens de la marche
Pour le poète, le cheminement est
exploration et garde d'un espace intenable qui ne se définit que de n'avoir pas
d'existence définitive. En fait, le passage devient le lieu du poème qui
témoigne d'une métamorphose dont il ne présente ni tenants ni aboutissants,
mais plus étrangement, une forme transitoire, pure puissance inactualisable.
Ainsi, pour mieux dire la réalité de ce mouvement, c'est au verbe
« passer » qu'il est fait appel ; pour tenir l'intenable, il convient
d'être passant : « on connaît que des êtres passent[1] », « ceux d'entre nous qui ont le goût de
l'éternel passent aussi[2] ». Le verbe dit ici, en un raccourci fulgurant,
à la fois le déroulement de toute une vie, la présence de chaque être au
monde — « homme, de passage sur cette terre » —, et
l'imminence de la mort, et donc de la disparition à tout instant possible.
Ainsi le poète ne veut-il être qu'« un passant[3] », « un passant anonyme[4] ». Pourtant, le poète n'est pas à
proprement parler un passant au milieu des autres : son passage à lui ne
s'effectue que dans la solitude, car il est celui qui donne sens au monde, et
qui seul pour cela connaît le rythme vrai du passage, « le sens de la
marche ». « Nous voici là, debout dans la lumière de l'exil, /
Interrogeant en vain notre ombre au soleil qui décroît décroît[5] » ? Le poète perçoit ici le jeu de la
lumière sur son corps devenu en quelque sorte aiguille de cadran solaire,
gnomon vivant, aune à laquelle confronter l'éclat du monde. Lui seul permet
cette lecture « vaine », « interrogative », qui ne se
soutient que d'ombre, d'un reflet, d'une trace fugace elle-même en mouvement,
semblable à ces « signes friables sur nos trottoirs » que nous
évoquions plus haut. Le poète en son poème est donc sur le chemin d'une mesure
des choses fidèle à l'essence de l'univers. Or, ce qui se donne comme la vraie
mesure possible, c'est encore ici la marche, le pas :
« J'écoute / La lune […] dénombrer des routes / Qui
sondent […] les distances qui trompent / Et le songe devant les pas
qui ne tromperont plus[6] ». Si le monde est en proie au songe et à
l'ombre, seule l'expérience corporelle de la marche qui est lecture fidèle de
l'espace peut permettre d'atteindre la juste distance, « l'empan ».
Le poète, dans son mouvement, donne à voir le monde tel qu'en lui-même le
regard du poète passant vient le ciseler. « Un paysage rond et
creux […] me précède / Et se soulève au rythme de mon pas[7] ». « La pluie errante en moi
parcourt / L'aire d'une connaissance désaffectée ». Le marcher du
poète devient tempo de l'univers, d'un univers dont le mouvement vient se
perdre au cœur d'un sujet
dont la science n'est que dans le mouvement. En fait, le sujet poétique
se voyant « désaffecté », vidé de toute substance, c'est bien au
poème lui-même qu'il convient de rapporter l'ensemble de ce cheminement. Dans L'Intermittent, on peut lire, « quelquechose [...] donne
le pas en moi[8]… » : « donne le pas », pour dire
« cède le pas », mais surtout pour faire entendre et vibrer comme une
note, « donne le la », comme si le pas n'était jamais que ce principe
qui sous-tend et dynamise toute lecture du monde, et, par là, toute production
poétique. Ainsi, le poète est celui qui seul,
perçoit le change des choses, « quand le pas se détraque[9] », qui sursaute lorsque résonne « la pointe de vos talons, passantes
dangereuses, / Marquant le temps désaccordé, le temps qui fut[10] ». Ainsi, la poésie apparaît comme une écoute.
Tout le poème « Tisser au long du jour… » dans La tourne, peut apparaître comme l'art poétique de celui qui
« n'écoute / Qu'un instant le choc de ces pas sans traces ni
sandales / Sous les bruits du jour alignés en bas comme des barques[11] ». Écoute d'une musique fugitive, absente, qui
ne vit que de son néant : attention au « pas absent d'un autre[12] », attente de l'instant où « par millions
les pas se renfoncent dans le silence[13] ». La poésie devient « traversée du
temps », littéralement et dans tous les sens, « valse à
l'envers », à l'endroit, où ne compte plus que le respect d'une cadence
qui porte en elle le mouvement essentiel à l'éclosion poétique ; Ce
« mouvement » qui, comme l’écrit Réda dans « Le grand
muet 3[14] », doit être très ferme, accomplissant en avant
ou même en arrière de ce qu’on appelle ordre ou désordre, un éclatant ou au
contraire imperceptible et humble mais nécessaire détour. Ce « long détour » que « fut le
murmure de poésie », poursuite du monde et perte de soi, traversée et
volte-face, volte des mots, tourne d'un sens qui ne peut être couché sur le
papier qu'après avoir « à force de marcher touché le point anesthésique de
la fatigue », et veillé « dans la cataracte en suspens de tant de
silence[15] ». |