B : Poésie en mesure

1) Intermittences

 

 

Il y a aussi chez Jacques Réda une certaine volonté de retrouver un rapport direct entre les objets du monde et le poème dont ils sont à la fois la source et la production. Se pose donc ici la question non pas tant d'une mimesis que d'une véritable poiesis. Il s'agira de découvrir la manière la plus fidèle de restaurer au sein de l'écrit cette vitalité, ce jaillissement qui peuvent caractériser ces choses. Comment faire surgir dans la langue autre chose que des reflets, des fantômes, des figures absentes, en un mot, une nature morte : comment donner vie « aux mots du paysage[1] »?

Nous useront ici pour étayer notre propos d'un recueil qui ne figure pas directement dans notre mais qui permet de mieux comprendre ce qui se joue dans nos trois livres, ce qui est véritablement à l'œuvre derrière chaque poème : la parution de Hors les murs est en effet postérieure de sept années à celle de La tourne, mais il nous semble que les textes que renferme ce volume sont significatifs en ce qu'ils représentent une certaine direction dans laquelle la poésie de Réda a pu évoluer. Hors les murs est un recueil extrêmement structuré, programmé tant son ordre est rigoureux. « Livre de poésie […] tiré au cordeau » écrivait Lionel Ray dans le compte-rendu de la NRF[2] : « quatre fois treize poèmes, ce qui en fait cinquante-deux, autant que de jours dans l'année. Mais c'est selon les mois qu'on parcourt “l'année à la périphérie”, juillet au Quai de la Gare, août à Malakoff, septembre à Bagneux, octobre à Asnières, etc., à quoi s'ajoute Pâques à Vélizy, situées entre mars à Meudon et avril à Charenton, ce qui fait treize. Ou bien il suffira au poète d'égrener en passager tranquille de la ligne d'autobus nª323, ses treize poèmes ». Évolution sensible, étonnante de la part d'un poète qui s'était jusque là efforcer de conserver au poème ses propres « qualités » :« Désordre, arythmie, alternance d'incompétence ou d'idiotie et de courtes illuminations dans la fumée[3] ». Mais ce n'est pas là l'unique source de questionnement pour qui est familier des premiers volumes du poète : ici, le poème affiche l'alexandrin et s'amuse à toutes les ressources de le rime (de la consonantique à la riche, en passant par l'équivoquée).

L'espace du poème est tout entier ouvert ou ludique, ou plaisir de la variation qui s'exerce au sein de structures formelles préétablies. Il y a dans ce recueil une certaine euphorie du poète se laissant aller à toutes sortes de jonglages, s'exerçant au sein de schémas surannés- comme le parallèle, voire retrouvant certaines formes comme  la sextine de Daniel Arnaut — selon une démarche qui le rapproche de l'OULIPO et des travaux de Queneau. Jeu de formes donc, résidant tout entier dans la joie du passage de l'une à l'autre même si l'ensemble garde une unité ; peut-être de ton précisément, une tonalité ludique formée à partir des jeux sur l'alexandrin, dans ce saut perpétuel que s'impose la parole. Cependant, dans cette « tourne », ce qui se cherche c'est avant tout le principe même de ce pouvoir, cela qui, au-delà de l'apparence et du changement, se voit conservé et perdure, en dernier lieu.

Hors les murs explore en effet le changement dans ses plus divers aspects. Mutations du monde, extérieures au poète, perceptibles dans le flux des saisons — « L'année à la périphérie », transformation du paysage par le déplacement de ce même poète — « Ligne 323 » —. Ce qu'il importe dès lors de saisir, c'est le rythme de ces changements, pour en percevoir les quelques variations essentielles ; c'est moins ce que la parole prend pour sujet que le jeu narcissique qui la supporte. Ainsi dans la première partie du recueil, « Le Parallèle de Vaugirard », chaque sous-ensemble (avec vues de Javel, Bercy, Montparnasse…) se caractérise bien moins par les facteurs communs repérés, que par la présentation de deux visions radicalement différentes : ce qui émerge alors, ce n'est pas tant le monde extérieur, que la figure du poète dans ses propres variations intérieures. Le parallèle de Réda n'est pas comparaison ; il serait plutôt anamorphose poétique, torture du monde par la focalisation insaisissable d'un regard qui n'est déjà plus qu'une humeur.

Ce qui s'esquisse ici, dans ce travail sériel, c'est l'absentement d'un dehors étroit ramené à la perspective infinie du moi poétique. Alors que dans les trois recueils qui forment notre corpus, le sujet poétique s'efforçait de saisir la complexité des signes du monde au travers d'un moi morcelé dont le seul ferment unitaire était peut-être cette note mélancolique. Ici le monde semble offert dans une simplicité, une évidence, un détachement, qui l'absentent du poème, pour n'en garder que des bribes, les fragments formels que se plaît à en proposer le poète. D'un côté, régnait l'inquiétude mélancolique en proie au désordre irrémédiable des choses, de l'autre, apparaît une sorte d'innocence ludique, parfois subtilement assombrie, qui joue avec, ou plutôt se joue des choses en les multipliant. Car dans leur nombre toujours grandissant, les différents paysages ou panoramas évoqués, au hasard d’une étape ou suivant l’ordre rigoureux des stations de bus qui se succèdent, perdent leur présence comme chose unique, perdent leur réalité. Dans la valse des lieux qui, en fin de compte, se réduisent toujours à des lieux-types -des topoï[4]- se détruit le rapport à l'exemplarité des choses. Ici la parole poétique n'est plus tant ce parcours attentif qui se voulait recueillement de l'« être-là » des choses, que cet enchaînement effréné de séquences qui ne conduit qu'à l'égarement du monde lui-même. Car Hors les murs, dans sa forme extrême, ne célèbre que l'absence du monde, sacrifié sue l'autel de ce « dieu des métamorphoses » qu'invoquait Amen : suite sans autre début ni fin que ce « Terminus » où se meurent les lumières des roses, parcours «sans queue ni tête», hors des murs de la ville, mais encore, n'importe où hors du monde ; car la succession des divers moments d'un même endroit ne prête pas non plus à l'épanchement mélancolique et au regret -le poète se soucie très peu que « la forme d'une ville change plus vite, hélas… — ni même à un simple relevé des possibles bouleversements de l'espace -même effectué sur un mode constatif, froid et précis comme peut l'être celui qu'emploie Perec guettant les mutations de « la rue Vilin »[5]. Le mouvement et le monde se résolvent dans ce passage qu'est le poète lui-même. Et, d'ailleurs, le moindre des paradoxes touchant à l'œuvre de Réda, n'est sans doute pas celui qui veut que ce recueil soit comme la quintessence poétique des banlieues mêmes. Car en effet, derrière les titres et le souci manifeste de référentialité qui s'affiche constamment se cache trop peu l'uniformité d'une voix qui forme le tout du paysage, et la difficulté à obtenir une variation effective hors des formes langagières. Le vrai sujet du poème demeure le poète lui-même, celui qui se cherche, non plus à tel ou tel arrêt, mais entre deux stations. Ce que guette le poète, c'est moins la différence d'un même lieu que l'espace de ce passage. Ce qui explique sans doute pourquoi à « Deux vues de la Butte — aux — Cailles » suffit une « Vue de Montparnasse » : là où le poète reste étranger, ne pouvant qu'à peine à se situer dans « la vie du quartier », ou dans le passé délabré des Soutine et Van Gogh, en revanche, Montparnasse, la « gare », la « Tour », « le ciel envahi de vagues territoires / Où transhument sans fin des troupeaux, des tribus, / Passe avec la solennité des préhistoires / Sur les batiments qui n'en sont qu'à leurs débuts, / Changeant déjà l'espace en zone extra- terrestre / Et de coup- c'est très sur — l'âme des habitants[6] », tout cet ensemble transporte littéralement le poète, le jette hors les murs, dans un au-delà qui est son propre « arrière-pays », et fait de l'écriture le seul lieu possible du passage.

Le parcours est ainsi avant tout «passant» par les mots, et le jeu des séries n'est plus que jeu du jeu, plaisir d'un texte qui ne sort de lui-même que pour se séduire dans cet espace en trompe-l'œil qu'il a suscité par la mise en perspective de ses formes multiples dans leur identité. La poétique est alors moins régie par un esprit de géométrie, cherchant l'exacte mesure du monde dans la matérialité des choses, mais demeure, la quête du rythme de l'univers, dans les écarts, les légères modulations de la musique personnelle du sujet.



[1]. p. 56.

[2]. nº 361, février 1983.

[3]. Celle qui vient à pas légers, p. 20.

[4]. Le titre Hors les murs, où pointe l'emblème incontournable des H.L.M., en est comme la figure matricielle.

[5]. in L'Infra-ordinaire, Seuil, Paris, 1989.

[6]. in Hors les murs, p. 25.