2) Archéologie du mouvoir
La vraie mesure du monde est donc à rechercher dans
le creuset d'une parole, dans les mouvements mêmes qui l'animent. Si le monde
ne vaut que dans l'instant de ce passage au cœur duquel se ressaisit le sujet,
il ne s'établit alors qu'en harmonie avec celui-ci, suivant sa propre cadence.
Le rythme est ainsi un des éléments-clés de la poétique de Réda, en ce qu'il pourrait à lui seul
constituer la matrice principielle de l'œuvre. Le rythme est en effet le lieu où se retrouvent le poète
et le monde, dans une unanimité qui n'appelle qu'une humble soumission :
« Quand donc cesseront-ils de profaner l'ordre simple, / Impatients
du rythme de leur cœur et des saisons[1] ? ». C'est en effet sur cette évidence
sensible au poète, évidence d'une euphonie secrète entre sa propre fréquence
d'alternance et la périodicité des mouvements du monde, que s'élève la parole.
De cette fusion des cadences propres au poète et aux choses, surgit le poème,
dans sa plénitude, nourri des moments de leur scansion réciproque. Au
« monde vagabond rythmique[2] », le poète s'unit « de chaque battement
du cœur[3] » : connivence qui se retrouve dans ces
vers, « je rassemble contre mon souffle un paysage rond et creux qui me
précède / Et se soulève au rythme de mon pas[4] », où le rythme du pas est comme
l'intersection, la conjonction des mouvements du monde et du cœur du poète.
Toute géo-métrie, porte en elle une métrique — et réciproquement. Le rythme est donc compris ici avant tout comme une
démarche poétique et, en dernier ressort, un événement de langage. Il est donc
la seule mesure à laquelle peut
se fier le poète. « Et nous / Sous le crâne épais qui tient plus
d'étoiles que tout l'espace, / Mesurons ce qui reste de terre ici,
debout, / Dans le rythme fondamental de la plaine sur les vallées, /
A moitié déjà confondus avec les graines des labours / Entre ces blocs
rompus qu'on voudrait serrer comme des têtes[5] ». Véritable articulation entre le sujet
poétique et le monde extérieur, ce dehors qui comporte tous les traits du dedans,
participe du même élan. « Rythme fondamental » qui n'est pourtant pas
assimilable à « la cadence de l'horloge[6] », à ce temps qu'indiquent, du fond de leur
nuit, « les chiffres phosphorescents des montres[7] », tout extérieur et toujours donné comme perçu
dans la distance. Le temps que mesure ces instruments n'est pas du même ordre
que le tempo éclatant du poète et de son univers ; celui-ci ne le reçoit
que comme issu d'un espace étranger, dans des moments d'absence où, comme en un
rêve, il aperçoit « [s]es mains en repos sur la table / Comme les
mains d'un autre encore dont [il] entend / La montre[8] ». Le temps mécanique est celui des instants perdus, celui qui tire le poète vers
l'arrière-pays inaccessible et les morts qui le remplissent, le temps invivable
où logent les souvenirs : « Plus pâles chaque jour ces nuages du
souvenir / M'enveloppent, j'y dors sans poids, sans rêve, enseveli /
Avec ce cœur docile et ponctuel qui fut le mien / Peut-être, et qu'emporte
à présent le rythme de l'horloge / Vers le matin du dernier jour qui va
recommencer, / Déjà vécu, levant encore en vain sa transparence[9] ». Temps lointain, enfoui sous les décombres de
la mémoire, sous « cette autre épaisseur où des lampes font vibrer le
cristal englouti des pendules[10] ». En-deçà de la langue et du sujet, le rythme est cette
« puissance inarticulée[11] » que l'écriture recherche dans une plus juste
idée de toute mesure, entre le moment de l'« Équinoxe[12] » ou de la « rose équitable du jour[13] », et l'espace du « mur / Qui refait
le compte avec soin de ses petites briques[14] », dans cette « pure fréquence » que
ne vient troubler « que des ondes coupées des deux sources du temps /
Lambeaux d'un mémoire en détresse par tout l'espace[15] ». En ce sens, le rythme de la parole poétique
est aussi cet intervalle indicible où l'on ne se risque pas sans une inquiète
retenue : « mais nos voix / Semblent demander l'heure, encore
incrédules[16] ». Car le moment du poème n'est pas celui du rythme
absolu, égal, toujours identique à lui-même ; au contraire, il se trouve
davantage dans une imperceptible oscillation : « chaque battement de
mon cœur franchit le pont d'un fleuve absent : j'arrive, je
m'éloigne, / Emportant le souci d'un infime détraquement par la formidable
horlogerie[17] ». Ce qui constitue le rythme comme poétique,
c'est précisément cet « infime détraquement », cette variation
infinitésimale semblable à « la pointe de vos talons, passantes
dangereuses, / Marquant le temps désaccordé[18] ». Le bonheur du poème est, paradoxalement,
dans une mesure « démesurée », celle de « l'heure qui rétrécit[19] », de cette « heure en suspens comme une
main sur l'épaule[20] ». Dans Jouer le jeu, Réda écrit à propos de Teddy Wilson, qu'il
« réalise ce paradoxe, d'être un métronome doué de swing et de sensibilité[21] ». Ailleurs, l'auteur explique cette
prédilection qui le porte davantage vers le jazz des années « 30 »
que vers celui de la grande époque du be-bop qui le
suit tout juste : car « si le be-bop est bien une rupture, des faux-pas médités ou non et
des flottements, des vacillations et des sauts imprévus cependant l'annoncent
et la préparent très longtemps à l'avance chez les pianistes[22] ». Plus loin, il « décèle chez Monk,
intermittente, une nostalgie de la régularité[23] », qui fait la réussite de son jeu. De même,
Dodo Marmarosa reste un « oiseau rare », parce qu'il a opéré une
« translation de la régularité liée à l'instinct de swing[24] ». Et l'on pourrait multiplier de semblables
exemples, où se révèle une attention toute particulière du poète à la possible
émergence d'une mesure unique, lointaine, et à ses égarements. Or, ce qui transcende pour Réda la parole poétique,
c'est précisément cette tension d'une rumeur intérieure, cette « mesure à
chaque fois inimitable et objective, le rythme, ou encore mieux, le swing[25] ». Ce swing, qui permet « de maintenir l'élément musical du poème, mais en le débarrassant […], par le
biais d'une imitation de la prose parlée (et du recours à un prosaïsme), de
l'hystérique-sacerdotal où entraîne parfois la musique du vers comprise à tort
comme suprématie de la mélodie sur le rythme[26] ». Un swing qui n'est pas simple ligne — mélodique —
mais qui fait exploser le vers, lui conférant ses mouvements de tons, ses
hauteurs, mais encore sa vitesse, son tempo. Aux rebonds des mots, s'ajoute ce
balancement qu'instaure le swing,
variation intérieure au vers, horizontale et verticale à la fois, espérance
illusoire dirait le théoricien du rythme (Meschonnic), d'un horizon intenable
au sein d'une langue qui demeure toujours, en dernier lieu, linéaire et
articulée. La métaphore vraie de la parole poétique est peut-être alors à
rechercher dans une autre comparaison, celle du billard[27], puisque les mots du poème s'annoncent, à l'image
des notes du be-bop, « avec
ces notes rondes comme des billes roulant comme sur une pente de feutre, l'une
après l'autre avec d'infimes mais capitales inégalités d'espacement, des
collisions subreptices, des rebonds déroutants où c'est déjà toute
l'articulation d'un nouveau phrasé qui prend corps -et mieux[28] ». [1]. p. 82. [2]. p. 91. [3]. p. 122. [4]. p. 42. [5]. p. 89. [6]. p. 104. [7]. p. 188. [8]. p. 176. [9]. p. 101. [10]. p. 179. [11]. p. 171. [12]. p. 91. [13]. p. 184. [14]. p. 123. [15]. p. 125. [16]. p. 50. [17]. p. 115. [18]. p. 41. [19]. p. 88. [20]. p. 192. [21]. Jouer le jeu, Gallimard, 1985, p. 76. [22]. ibid, p. 104. [23]. ibid, p. 108. [24]. ibid, « Un oiseau rare : Dodo
Marmarosa », p. 109. [25]. « Poésie parlote », in Celle qui vient
à pas légers, p. 58. [26]. « Le grand muet 2 », ibid, p. 74. [27]. Qui tient déjà lieu de métaphore cosmique ;
Cf. par exemple, « La halte à l'auberge », p. 44. [28]. « Le destin de Clyde Hart », Jouer le
jeu , p. 96. |