3) Pour un rythme des échanges
On voit ainsi dans quelle mesure il convient chez
Réda, de toujours conserver le vers au plus près de la musique, qui constitue
comme son intangible limite et son accomplissement. En ce sens, la place du
motif musical, dans son acception la plus large, est aussi intéressante à
envisager au sein de notre corpus. Il semble en effet qu'il s'intègre de
manière remarquable au motif mélancolique ; la musique est ici souvent
liée à un sentiment d'infini tristesse, et l'on dirait presque qu'elle se donne
toujours sur le tempo d'un blues,
si l'absence de référence directe au jazz proprement dit dans les recueils de
notre corpus, ne nous incitait à une grande prudence. Ce rythme musical, qui,
au niveau supra-segmental est censé faire chanter les signes, se révèle, sur le
plan sémantique, l'équivalent d'une sorte de chant du cygne: ainsi de ce
« vent grave qui nous ressemble et parle notre langue / Où chante à
mi-voix un désastre[1] ». Le poème est « pauvre chanson »,
les mots « pauvres paroles[2] ». La seule occurrence présentant une forme
musicale qualifiée de façon méliorative, ne peut elle-même se lire que sur un
mode passé, qui la rejette du côté douloureux de la perte et de
l'absence : « Mais du fond de la cour où penche encore tout en haut /
Un très petit panier d'œillets s'en revient la chanson / Qui disait
gaiement : je m'éloigne[3] ». De même, on pourrait dire que la danse peut figurer
le poétique lui-même : la plénitude accomplie du poème ne saurait être
atteinte que par « ceux qui parfois on pu faire deux ou trois pas de cette
valse à l'envers avec elle », elle, cette « femme distraite et quand
même un peu folle[4] » qu'est la langue lorsqu'elle décide de
ressaisir en son cœur la totalité sombre d'une mémoire, pour la restituer dans
la transparence évanescente des mots du poème. Car il est évident qu'une part
déterminante du poème se joue dans ce renversement du pas de danse. Le poème
est en fait constamment, cette parole « à contre-courant », celle qui
toujours cherche à remonter le fleuve de l'oubli, à retourner sur les traces à
demi effacées du souvenir. Il est mouvement anormal, contre-nature,
manifestation d'une puissance aberrante face à celle de cet « affreux
soleil », ou de « la roue [qui ayant] bien heurté la borne
ultime du parcours [n'a] plus qu'à valser dans le détraquement de la
vitesse acquise[5] ». La poésie est insertion du mouvement
universel dans le creux de la langue, découverte d'un rythme autre, d'un autre
mode de présence au monde, aux mots. « Mon parler », « ma
langue », ce verbe poétique, saisi dans sa tension toute entière accordée
au service d'un « retour pas à pas », retour qui est ici la marque de
cet inversement d'un continuum mobile qu'est l'expérience du poème au plus près de sa réussite, ne se donne
plus alors que comme cette « autre mère », semblable dans ses travaux
à une Pénélope, elle qui « veillait, chantonnant, tricotant, / ayant
toujours à faire, à refaire, à défaire […], ainsi donc / tricotant,
chantonnant, allant, venant, venant / du haut du sommet enfoui, du fond de la
couleur absente[6] ». L'espace véritable du poème est en quelque
sorte celui des chansons de toiles : il est ce texte qui se tisse
mélancoliquement sur le fond léger et sonore d'une voix féminine, maternelle,
mais ici toujours déjà perdue : il est cette tapisserie qui garde encore,
quelque part dans son motif, l'écho musical d'une voix désormais absente. Le poème, « langue étrangère », voix d'un
au-delà du temps et de la parole, laisse aussi le poète « seul et sombre
comme illettré dans les accords fondamentaux des musiques que font les langues[7] ». Il est cet « être obscur qui chante, il
chante, il est perdu », égaré, absenté, pour avoir voulu investir
totalement cette « phrase à contre-jour qui ne veut pas être déchiffrée[8] ». Poète enténébré, nécessairement marqué du
sceau mélancolique dès lors qu'il se cherche tel qu'en lui-même. Mais poète qui
est aussi cette « couleur absente », limpidité essentiellement
musicale qui transporte toute la nostalgie, pour laisser, dans son sillage,
s'établir le poème : « A présent tous ces mots voués à la
transparence menteuse, / Que disent-ils, si l'eau que je suis, doucement
déchirée, / Oppose sa froideur musicale au retour du navire / Où ils
auront pris place à nouveau, les disparus[9] ? » Le sujet poétique est ainsi
essentiellement celui qui s'efforce de « déchiffrer » une partition
qu'il découvre toujours en son propre sein, partition qui est comme la
déchirure tranquille d'une musique, musique qu'il porte en lui comme le
vaisseau de la mort et du souvenir. Poète qui est lui-même la portée sur
laquelle est inscrit le jeu authentique du temps. Sujet musical, il est ce
« fil qui vibre encore / un peu vers la harpe du jour[10] ». Alchimiste mélancolique, dont l'œuvre
accomplie est toujours « œuvre au noir », et qui s'emploie à faire
vibrer encore le cœur douloureux de l'absence, dispensateur de mots « qui
sur l'œuf en noir cristal massif où se résorbe leur désastre / ne sont
plus qu'effleurement bref et musical d'une touffe de plume[11] ». Image mallarméenne qui rappelle l'univers du
« Démon de l'analogie », et consacre la plume de l'écrivain comme le
plus léger des archets. |