4) Pas de porte
« Sais-tu, disait-il, qu’en passant par une
porte, c’est ton âme et ton corps que tu traverses ; car toute porte est
en nous. » (Edmond Jabès, Le Soupçon (Livre des
ressemblances. II) « La
Porte, I ») L'image d'un poète-portée, situant sa poétique comme
ce « léger décalage d'une musique qui […] traverse », induit la
métaphore la plus signifiante dans tout notre corpus, celle du poète-porte. Dès
les premiers textes de Amen, le
poème « La porte » semble vouloir donner le ton de l'œuvre. « Et
pourtant c'est ainsi : l'on voit par la porte battante, / Une lumière
qui s'approche, hésite puis s'éteint. […] Incidemment, la porte
cesse / De battre et l'on se dresse en criant plus fort dans le
noir ; / Ou bien la clarté s'établit, et l'on distingue enfin, /
Pour un instant, ce qu'on ne peut pas dire ni comprendre[1] ». Cette « porte battante » est le
symbole même d'une écriture qui se cherche dans le mouvement d'un passage, dans
le temps d'une traversée. La porte entrouverte est aussi la manifestation du
poème comme le lieu entre présence et absence, dans une perpétuelle hésitation
entre le dedans et le dehors. Le poète en fait donc la base de son univers
poétique : « je m'appuie à la porte qui tremble et brûle[2] ». « Porte battant sur le noir[3] », elle sera ainsi cette bouche d'ombre[4] qui laisse parfois le poète se glisser vers
l'univers clôt des choses perdues et à travers laquelle s'illuminent un instant
des présences oubliées : « par la porte ouverte au cœur étouffant de
septembre, / Voici le vent couleur d'averse du matin qui rentre /
Avec son odeur de terrier, de bois mouillé, de gelée blanche, / Et sa
stature d'autrefois dressée comme une promesse[5] ». La porte est le lieu essentiel où se
cristallise le souvenir: se souvenir, c'est toujours retourner à une porte,
semblable à cette « petite porte bleue » qui se dessine en filigrane
derrière la plupart des textes des Ruines de Paris ; on trouve cependant ce motif dès les premiers
recueils qui son les nôtres : « Par exemple je me souviens d'une
porte : elle battait au fond d'un couloir et j'ai vu beaucoup d'autre
portes, mais c'était donc celle-là[6] ». Ainsi, dans « L'intervalle », ce
poème qui tente de cerner le lieu d'un possible « habiter » poétique,
c'est encore à la porte, ici démultipliée, que le poète fait appel en dernier
recours : « Et la pulsation du vide entre les mondes se
prononce / Avec la douce lèvre humide et le cri qu'elle étouffe. / Et
sans cesse au bord du séjour battent ces portes[7] ». Mais le poète retrouve aussi dans « chaque
battement du cœur » un « choc de porte[8] ». Dans le « sursaut d'une porte qui
claque[9] » se lit cette angoisse du « petit cœur
chaud » qui finit par « claquer[10] », pour avoir trop « battu ». Le
poète devient lui-même la porte, il en acquiert les caractéristiques, les qualités :
« J'étais porté[11] ». Véritable transfiguration du sujet poétique
qui se retrouve « en-porté » — « portifié », devenant
la porte, le portique de son œuvre même — ou qui plutôt, trouve au creux
de la porte, dans son grincement, l'unique refuge possible de sa présence au
texte, à la parole : « Non, soudain c'est ma propre image qui remonte
et flotte / A la surface du papier, sous les fines réglures, / Comme
le jour où chancelant sur le bord du ponton / Parmi les frissons du courant
j'ai vu glisser en paix / Ma figure sans nom. -L'identité du
malheureux / N'est pas avec certitude établie - oh laissez-le / Dériver ; que son âme
avec l'écume du barrage / Mousse encore, s'envole et vienne se tapir ici /
Dans les fentes du plâtre et le grincement de la porte[12] ». Et le poème « Hôtel Continental[13] » reprend ce « grincement », ici
celui de « l'armoire », au plus près du « choc de porte marquée
après l'expulsion » pour l'associer aux « marges du livre ». Le
bruit de la porte est alors le « lieu blanc[14] » de la parole « dans la douceur de neige
des limites[15] » ; et la porte qui bat est cette autre
page que l'on tourne, ou plutôt que l'on maintient éternellement en suspens,
dans l'entrouvert, sensible seulement à « la douceur de bouger à jamais le
pouce entre deux pages[16] ». Porte sur les gonds de laquelle s'articule
véritablement la parole du poème. Le grincement de la porte n'est jamais loin
du lieu où « criait le couvercle noir du plumier » comme nous
l'indique « Porte d'automne[17] ». Car la porte, intervalle par excellence
reste avant tout une articulation, césure où se met en jeu le fondement de la
parole : espace de l'entre-deux, de l'absence, du vide, elle transparaît
finalement comme ce « moindre signe réchappé de la profondeur
décisive / (une porte qui bat[18]) ». Le poème est le lieu « entre »,
l'« antre » d'où surgissent les mots, les morts, et où le poète
choisit de se retirer, afin de « naî[tre] à nouveau dans l'oubli, dans la
pure fréquence », et de voir « des morts, des femmes, des
jardins / [l]e traverser[19] ». [1]. p. 17. [2]. p. 34. [3]. p. 16. [4]. « Dehors, l'ombre qui tremble / Dans les
encoignures de portes » (p. 28). [5]. p. 65. [6]. p. 153. [7]. p. 73. [8]. p. 122. [9]. p. 172. [10]. p. 133. [11]. p. 152. [12]. p. 100. [13]. p. 122. [14]. Comme on parle d'une « balle à blanc »,
ou plus justement, comme la psychanalyse américaine parle de « self
blank », que Fédida traduit par « soi blanc ». [15]. p. 161. [16]. p. 168. [17]. p. 66. [18]. p. 136. [19]. p. 125. |